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Mondes numériques. Le selfie stick

Numéro 5 - 2016 par Christophe Mincke

août 2016

Vous les avez croi­sés, ces tou­ristes armés d’un bâton. Non, ce ne sont pas des adeptes de la marche nor­dique, ceux-là en ont deux. Au bout de la perche, leur télé­phone est pris dans une pince. Sur le manche, un bou­ton. C’est un sel­fie stick, un dis­po­si­tif per­met­tant de tenir son appa­reil à une dis­tance suffisante […]

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Vous les avez croi­sés, ces tou­ristes armés d’un bâton. Non, ce ne sont pas des adeptes de la marche nor­dique, ceux-là en ont deux. Au bout de la perche, leur télé­phone est pris dans une pince. Sur le manche, un bou­ton. C’est un sel­fie stick, un dis­po­si­tif per­met­tant de tenir son appa­reil à une dis­tance suf­fi­sante pour prendre une pho­to de soi devant n’importe quel Ato­mium, tour de Pise ou Pyra­mide du Louvre.

Rétroactes

Mais qu’est donc que cette pra­tique de l’autoportrait, aujourd’hui appe­lé sel­fie, et pour­quoi recou­rir à un pro­lon­ga­teur de bras ? Pour le savoir, il faut com­men­cer par por­ter le regard sur le smart­phone.

Cet appa­reil aujourd’hui banal est né des amours d’un télé­phone por­table avec d’autres dis­po­si­tifs élec­tro­niques, au pre­mier rang des­quels un appa­reil pho­to­gra­phique. L’objectif est bien enten­du dis­po­sé au dos de l’appareil, ce qui per­met d’utiliser l’écran comme viseur. Rien de plus logique. Mais, avec le déve­lop­pe­ment de la visio­con­fé­rence, les pro­duc­teurs ont com­men­cé à équi­per leurs dis­po­si­tifs de camé­ras fron­tales, au-des­sus de l’écran, per­met­tant de se fil­mer en regar­dant son inter­lo­cu­teur. Ces camé­ras ne néces­si­taient pas une réso­lu­tion excep­tion­nelle vu la piètre qua­li­té des images trans­mises par Skype et ses homologues.

Cepen­dant, les uti­li­sa­teurs ont com­men­cé à se pho­to­gra­phier eux-mêmes au moyen de ces dis­po­si­tifs. Ces pho­tos étaient bien utiles pour ser­vir de « pho­to de pro­fil » sur les ser­vices en ligne dont le nombre allait crois­sant, ce d’autant plus que le rythme des réseaux sociaux pousse à chan­ger fré­quem­ment de cli­ché. Et, puisque les mêmes réseaux se nour­rissent pour une bonne par­tie de la mise en scène de soi, il est deve­nu fort ten­tant de réa­li­ser des auto­por­traits à tout bout de champ — au bar, en rue, avec tel ami, en com­pa­gnie de tel homme poli­tique, avec son nou­veau bon­net, sans sa mous­tache, etc. L’autoportrait pho­to­gra­phique, aus­si vieux que la pho­to­gra­phie, est ain­si deve­nu une véri­table mode sous l’appellation de sel­fie.

Mais le défaut du bras humain est qu’il est un peu court pour réa­li­ser une pho­to de soi qui ne soit pas un por­trait en gros plan et le défaut de l’évolution natu­relle est qu’elle n’intervient en cette matière que si l’allongement du bras pré­sente un avan­tage repro­duc­tif et qu’elle agit à l’échelle de la dizaine de mil­liers d’années. Ces carac­té­ris­tiques sont peu com­pa­tibles avec le rythme de notre socié­té connectée.

Qu’à cela ne tienne, un petit génie inven­ta le sel­fie stick téles­co­pique, per­met­tant de dou­bler la lon­gueur des membres supé­rieurs de l’homo reti­cu­li et d’obtenir de convain­cants auto­por­traits en pied.

Le point de vue de l’autre en parfaite autonomie

En notre ère mul­ti­mé­dia­tique, l’existence passe en bonne par­tie par la prise à témoin d’autrui. Je suis vu, donc je suis. Un évè­ne­ment ne prend de réelle valeur qu’au tra­vers de sa com­mu­ni­ca­tion, de son par­tage. Il ne s’agit plus de par­ta­ger un voyage orga­ni­sé, un moment avec autrui ou sa che­mise avec les pauvres. Certes, vous pou­vez être dans un car aux côtés d’autres tou­ristes et visi­ter en leur com­pa­gnie musées et monu­ments, mais ceux avec les­quels vous par­ta­gez plei­ne­ment vos péré­gri­na­tions ne sont pas ces incon­nus aux­quels vous n’adresserez que quelques mots, ce sont vos « amis » qui sont ailleurs, mais res­tent auprès de vous, par télé­phone interposé.

Comme s’ils étaient avec vous, il est impor­tant qu’ils vous voient dans le décor dans lequel vous évo­luez afin que vous par­ta­giez un contexte com­mun. Il est dès lors cru­cial de fabri­quer des images. Le témoi­gnage pho­to­gra­phique de sa pré­sence devant un monu­ment est donc deve­nu cru­cial. Il n’est plus des­ti­né à une soi­rée dia­po­si­tive à votre retour, mais à une com­mu­ni­ca­tion immé­diate indi­quant com­bien vous vous amu­sez, à quel point vous man­gez bien et comme le pay­sage est magni­fique (même si vous en cachez la moitié).

Du reste, on trouve en abon­dance des pho­tos des pyra­mides égyp­tiennes ou du centre Beau­bourg sur l’internet. Quel inté­rêt d’ajouter des pho­tos aux pho­tos ? Aucun si la pho­to­gra­phie en ques­tion ne recèle pas une inimi­table ori­gi­na­li­té : vous au pre­mier plan, fai­sant mine de redres­ser la tour, de por­ter une boule ou de vous accou­der sur le châ­teau. Rehaus­sés de votre pré­sence, le décor, le monu­ment ou l’œuvre d’art gagnent en ori­gi­na­li­té. Mieux, ils ne font plus qu’un avec vous, valo­ri­sés qu’ils sont du sup­plé­ment que vous leur appor­tez. Car, à rebours, quel est l’intérêt de ce monu­ment pour vos amis si ce n’est que vous faites le pitre devant ? C’est ain­si que la vue n’a de sens qu’au tra­vers de la rela­tion que vous entre­te­nez avec votre entou­rage numérique.

Le sujet de la pho­to est donc, moins que jamais, le lieu visi­té ou l’objet offert à la contem­pla­tion. Il est le visi­teur lui-même et l’aventure qu’est son périple ou sa vie, dans les moindres moments. Ce qui compte à ce pro­pos n’est pas de se retrou­ver face à l’autoportrait de Van Gogh, mais, comme je l’ai vu faire dans un musée de Chi­ca­go, d’attester, sel­fie devant la toile à l’appui, que l’on vit un moment extra­or­di­naire. Parce que l’on a pu plon­ger son regard dans celui de Vincent ? Certes, non ! Parce qu’on a eu l’occasion d’aller là où nos amis ne sont pas encore allés ou, au contraire, de mar­cher dans leurs pas, confir­mant par là que l’on a rat­tra­pé son retard et qu’on ne reste pas à la traine, indi­quant qu’on est de la par­tie, qu’on est à la hau­teur, qu’on peut aus­si réa­li­ser des choses incroyables : vivre, mar­cher, mâcher, ache­ter un ticket d’entrée pour un musée, etc.

Dès lors, il faut abso­lu­ment des sel­fies et il en faut beau­coup. Or, si, lorsqu’on sou­hai­tait quelques pho­tos de soi par jour, il était envi­sa­geable de deman­der à quelque Alle­mand en short de vous pho­to­gra­phier ; à l’ère de la mise en scène de soi à vingt-cinq images par seconde, ce n’est plus envi­sa­geable. Comme les expé­riences de décor­po­ra­tion sont périlleuses, le sel­fie stick s’impose.

Cette planche de salut per­met de se pho­to­gra­phier comme si « je » était un autre. Cet outil simple per­met de por­ter un regard exté­rieur sur soi, ou plus exac­te­ment d’en construire un réa­liste sans avoir à com­po­ser avec l’aléa que demeure autrui. Sûr de la mau­vaise qua­li­té de votre cadrage, maitre de votre contre­jour, impi­toyable juge de votre duck face1, vous pour­rez consti­tuer un point de vue exté­rieur sans pour autant perdre la mai­trise de votre com­mu­ni­ca­tion. Votre auto­no­mie pré­ser­vée, vous pour­rez témoi­gner de votre vie en demeu­rant par­fai­te­ment authen­tique, qua­li­té essen­tielle s’il en est aujourd’hui.

  1. Gri­mace consis­tant à faire une moue en avan­çant les lèvres, inex­pli­ca­ble­ment en vogue chez les adolescents.

Christophe Mincke


Auteur

Christophe Mincke est codirecteur de La Revue nouvelle, directeur du département de criminologie de l’Institut national de criminalistique et de criminologie et professeur à l’Université Saint-Louis à Bruxelles. Il a étudié le droit et la sociologie et s’est intéressé, à titre scientifique, au ministère public, à la médiation pénale et, aujourd’hui, à la mobilité et à ses rapports avec la prison. Au travers de ses travaux récents, il interroge notre rapport collectif au changement et la frénésie de notre époque.