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Mondes numériques. Le nouvel épouvantail

Numéro 1 - 2016 par Christophe Mincke

février 2016

Il est aujourd’hui de bon ton de se pen­cher sur les mondes numé­riques comme si ceux-ci étaient en rup­ture totale avec le monde ancien. Plus rien ne serait comme avant, tout serait bou­le­ver­sé, pré­texte pour s’affoler de la fin d’une civi­li­sa­tion ou pour s’enthousiasmer de l’avènement d’une ère radieuse. D’aucuns, à l’inverse, affirment que rien ne change et que la comé­die humaine se pour­suit sans réel­le­ment évo­luer. Loin de ces posi­tions tran­chées, il est utile, au tra­vers de quelques textes qui se suc­cè­de­ront en ces pages, de s’interroger sur les rup­tures et conti­nui­tés du moment et de ten­ter de mettre en pers­pec­tives quelques-unes des étranges pra­tiques qui sont désor­mais les nôtres dans les mondes numé­riques que nous ne pou­vons plus guère éviter.

L’on entend sou­vent des cri­tiques en règle des mondes numé­riques. Face­book, Twit­ter, les jeux en ligne, Snap­chat et mille autres encore, cou­pables de l’instauration d’une rela­tion illu­soire à l’autre, d’addictions, d’isolement social, voire de dérive tota­li­taire. Ceux qui se livrent à ces cri­tiques radi­cales sont rare­ment de fins connais­seurs des uni­vers numé­riques, mais ils ne se privent pas de les vouer aux gémo­nies, pleu­rant sur les ado­les­cents qui s’y perdent pour n’en jamais reve­nir, glo­ri­fiant les « vraies rela­tions sociales » qu’ils nouèrent du temps de leur jeu­nesse et réprou­vant le miroir aux alouettes que sont les écrans.

Que l’on ne goute pas la fré­quen­ta­tion des réseaux sociaux n’est, ma foi, pas un pro­blème. Il appar­tient à cha­cun de défi­nir ce qui l’enrichit. Mais ce qui me chi­pote, c’est l’affirmation répé­tée du dan­ger et de la vir­tua­li­té. Ain­si donc, les « réseaux sociaux1 » et les jeux en ligne seraient des para­dis arti­fi­ciels, per­dant nos jeunes gens dans les méandres d’une illu­sion de la réa­li­té, quand le « monde réel » leur ten­drait les bras en vain. Ce dis­cours inepte sur la révo­lu­tion numé­rique est aujourd’hui mon­naie cou­rante. Évi­dem­ment, il est aus­si absurde de déplo­rer sans recul la frac­ture sans s’inquiéter de cer­taines impos­si­bi­li­tés de rup­ture avec les dis­po­si­tifs élec­tro­niques. La numé­ri­co­lâ­trie qui fait de la connexion un bien en soi — voire le fon­de­ment de la digni­té humaine — feint d’ignorer qu’elle est sou­vent aus­si une contrainte allant de l’appel en soi­rée du patron à la sur­veillance élec­tro­nique, en pas­sant par la tra­ça­bi­li­té conti­nue via mille objets tech­no­lo­giques. Mais, à l’inverse, l’invocation alar­miste de la vir­tua­li­té, de l’addiction, de l’enivrement, de la perte de contact avec le réel et du tota­li­ta­risme tient au mieux d’une fable pour puceaux numé­riques, au pire d’un enfu­mage réactionnaire.

Ain­si, j’aimerais qu’on m’explique en quoi le « monde numé­rique » est vir­tuel. Le vir­tuel est ce qui est poten­tiel ; à ce titre, ce monde n’est pas plus vir­tuel qu’un autre. Il est déjà adve­nu, fruit d’un assem­blage de tech­no­lo­gies maté­rielles et sociales et de rela­tions sociales. « Vir­tuel » est donc un terme impropre, le nou­veau vocable consen­suel pour dési­gner l’irréalité et l’illusion carac­té­ris­tiques d’un uni­vers fictionnel.

Les usa­gers des réseaux sociaux et de jeux en ligne seraient donc frap­pés du mal de Don Qui­chotte, lui qui lais­sa sa rai­son dans les romans de che­va­le­rie. Nos jeunes gens seraient donc en péril de suc­com­ber aux ten­ta­tions de la fic­tion et de finir, insen­sés, par se prendre pour ce qu’ils ne sont pas vraiment.

Pas vrai­ment ? Certes, la rela­tion d’«amitié » sur Face­book n’est pas iden­tique à une rela­tion inter­per­son­nelle directe, mais il en va de même de la rela­tion épis­to­laire, par exemple. Toutes deux sont des rela­tions média­ti­sées par des dis­po­si­tifs tech­no­lo­giques par­ti­cu­liers : l’écriture, un for­mat par­ti­cu­lier, des « règles de confi­den­tia­li­té » spé­ci­fique, une inter­face infor­ma­tique, des tech­no­lo­gies de sai­sie (cla­viers, recon­nais­sance vocale, etc.), du papier, des plumes, des ser­vices de poste, des enve­loppes, des boites à chaus­sures, des rubans de cou­leur, des sys­tèmes d’adressage ou une confi­den­tia­li­té incer­taine. Si les tech­no­lo­gies ont chan­gé, la média­tion par celles-ci n’est pas un phé­no­mène neuf qui annon­ce­rait l’entrée dans un monde vir­tuel, dif­fé­rent par essence de tout ce qui le précéda.

De la même manière, les jeux en ligne reposent pour par­tie sur la créa­tion de mondes res­sem­blant rela­ti­ve­ment au monde ordi­naire ou à cer­taines de ses par­ties. Comme tout jeu, ceux-ci reposent sur la défi­ni­tion d’une scène dans laquelle on est en droit d’évoluer selon des prin­cipes en rup­ture avec ceux de la vie cou­rante. Reproche-t-on au rug­by d’inciter nos jeunes gens à pla­quer autrui hors du ter­rain ? Voit-on dans les jeux de rôles ou dans le théâtre ama­teur la créa­tion de dan­ge­reux mondes « virtuels » ?

Bien enten­du, les uni­vers numé­riques sont le pro­duit d’une révo­lu­tion. Bien enten­du, ils marquent une rup­ture. Mais elle ne tient pas à la créa­tion d’un monde irréel dans lequel se per­draient ceux qui s’y aven­turent, mais bien à l’ouverture de nou­veaux ter­ri­toires sociaux, incon­nus jusqu’ici et, pour­tant, aus­si sociaux que les autres, aus­si réels qu’eux en tant qu’espaces de rela­tions sociales. Recou­rir au spectre du vir­tuel n’est qu’une manière consen­suelle d’exprimer son conser­va­tisme, son igno­rance de ce qui se vit dans ces contrées nou­velles et la peur de ne s’y pou­voir aven­tu­rer sans péril.

Le reste n’est que le recy­clage de l’éternelle com­plainte des adultes apeu­rés. De notre temps, les rela­tions sociales étaient vraies, l’addiction guette les jeunes, il nous appar­tient de les rame­ner vers la vraie vie, quel péril que cette illu­sion du réel, cette fois impos­sible à dis­tin­guer de la réa­li­té, etc. N’a‑t-on pas dit cela de la télé­vi­sion, du ciné­ma et même de la lit­té­ra­ture ? Qu’y a‑t-il de réel­le­ment neuf à cette crainte d’un bova­risme 2.0 ? Celui qui veut se perdre dans des uni­vers « paral­lèles » où il ne sera pas sou­mis à ce qui le dégoute ou l’effraie dans les rela­tions inter­per­son­nelles directes trou­ve­ra tou­jours le moyen de le faire. Les ado­les­cents et jeunes adultes en sont par­ti­cu­liè­re­ment ten­tés en rai­son de la période de leur vie qu’ils tra­versent et point ne leur est besoin d’écran pour cela. Est-il du reste pré­fé­rable de se perdre dans le tra­vail, le don­jua­nisme, l’alcool, la col­lec­tion de bagues de cigares ou des troubles obses­sion­nels com­pul­sifs ? Et pour­quoi ceux qui s’angoissent de voir nos jeunes immer­gés dans leur smart­phone ne s’inquiètent-ils que si peu de les voir gâcher leur belle jeu­nesse à étu­dier d’arrachepied, pas­sant de doubles bacs bilingues en for­ma­tions com­plé­men­taires, à la recherche de com­pé­ti­ti­vi­té et d’employabilité ?

Il ne s’agit pas de nier l’existence d’addictions, de dérives, de lacunes ou de pau­vre­tés, bien enten­du, mais sim­ple­ment d’appeler à une vision plus mesu­rée des mondes numé­riques. Non, l’aliénation n’est pas spé­ci­fique, ni inévi­table, ni même majo­ri­taire. Des fra­gi­li­tés spé­ci­fiques, des troubles psy­cho­lo­giques ou affec­tifs (durables ou pas­sa­gers), l’absence de mode d’emploi (en cours de rédac­tion par les géné­ra­tions qui vivent ces muta­tions) sont quelques-uns des fac­teurs qui peuvent mener à des rela­tions pro­blé­ma­tiques avec les mondes numé­riques. Mais il est ridi­cule d’agiter le spectre du mal abso­lu. Même si cela peut sem­bler le comble du chic, de l’indépendance d’esprit et de la rebel atti­tude, vouer la révo­lu­tion numé­rique aux gémo­nies ne nous aide­ra pas à y voir plus clair.

Quelques prin­cipes pour­raient, en cette matière, nous aider à résis­ter à la ten­ta­tion réac­tion­naire : il n’est pas de phé­no­mène social qui ne pré­sente ses zones d’ombre, la rela­tion sociale ne néces­site pas de rela­tion phy­sique directe pour être authen­tique, les indi­vi­dus fra­giles peuvent se perdre dans cer­taines pra­tiques sociales sans que celles-ci soient vec­trices du mal qui les ronge, toute contrée nou­velle appelle de nou­veaux appren­tis­sages, ouvre de nou­veaux hori­zons et recèle des pièges…

Rien que de bien banal, en somme, mais qui pour­rait nous inci­ter à nous deman­der pour­quoi cer­tains pré­fèrent ces lieux de socia­li­té à la socié­té qui les entoure direc­te­ment. Quelle place leur y pro­pose-t-on, en fin de compte ?

  1. Comme s’il en exis­tait qui ne le soient pas.

Christophe Mincke


Auteur

Christophe Mincke est codirecteur de La Revue nouvelle, directeur du département de criminologie de l’Institut national de criminalistique et de criminologie et professeur à l’Université Saint-Louis à Bruxelles. Il a étudié le droit et la sociologie et s’est intéressé, à titre scientifique, au ministère public, à la médiation pénale et, aujourd’hui, à la mobilité et à ses rapports avec la prison. Au travers de ses travaux récents, il interroge notre rapport collectif au changement et la frénésie de notre époque.