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Mondes numériques. Le nouvel épouvantail
Il est aujourd’hui de bon ton de se pencher sur les mondes numériques comme si ceux-ci étaient en rupture totale avec le monde ancien. Plus rien ne serait comme avant, tout serait bouleversé, prétexte pour s’affoler de la fin d’une civilisation ou pour s’enthousiasmer de l’avènement d’une ère radieuse. D’aucuns, à l’inverse, affirment que rien ne change et que la comédie humaine se poursuit sans réellement évoluer. Loin de ces positions tranchées, il est utile, au travers de quelques textes qui se succèderont en ces pages, de s’interroger sur les ruptures et continuités du moment et de tenter de mettre en perspectives quelques-unes des étranges pratiques qui sont désormais les nôtres dans les mondes numériques que nous ne pouvons plus guère éviter.
L’on entend souvent des critiques en règle des mondes numériques. Facebook, Twitter, les jeux en ligne, Snapchat et mille autres encore, coupables de l’instauration d’une relation illusoire à l’autre, d’addictions, d’isolement social, voire de dérive totalitaire. Ceux qui se livrent à ces critiques radicales sont rarement de fins connaisseurs des univers numériques, mais ils ne se privent pas de les vouer aux gémonies, pleurant sur les adolescents qui s’y perdent pour n’en jamais revenir, glorifiant les « vraies relations sociales » qu’ils nouèrent du temps de leur jeunesse et réprouvant le miroir aux alouettes que sont les écrans.
Que l’on ne goute pas la fréquentation des réseaux sociaux n’est, ma foi, pas un problème. Il appartient à chacun de définir ce qui l’enrichit. Mais ce qui me chipote, c’est l’affirmation répétée du danger et de la virtualité. Ainsi donc, les « réseaux sociaux1 » et les jeux en ligne seraient des paradis artificiels, perdant nos jeunes gens dans les méandres d’une illusion de la réalité, quand le « monde réel » leur tendrait les bras en vain. Ce discours inepte sur la révolution numérique est aujourd’hui monnaie courante. Évidemment, il est aussi absurde de déplorer sans recul la fracture sans s’inquiéter de certaines impossibilités de rupture avec les dispositifs électroniques. La numéricolâtrie qui fait de la connexion un bien en soi — voire le fondement de la dignité humaine — feint d’ignorer qu’elle est souvent aussi une contrainte allant de l’appel en soirée du patron à la surveillance électronique, en passant par la traçabilité continue via mille objets technologiques. Mais, à l’inverse, l’invocation alarmiste de la virtualité, de l’addiction, de l’enivrement, de la perte de contact avec le réel et du totalitarisme tient au mieux d’une fable pour puceaux numériques, au pire d’un enfumage réactionnaire.
Ainsi, j’aimerais qu’on m’explique en quoi le « monde numérique » est virtuel. Le virtuel est ce qui est potentiel ; à ce titre, ce monde n’est pas plus virtuel qu’un autre. Il est déjà advenu, fruit d’un assemblage de technologies matérielles et sociales et de relations sociales. « Virtuel » est donc un terme impropre, le nouveau vocable consensuel pour désigner l’irréalité et l’illusion caractéristiques d’un univers fictionnel.
Les usagers des réseaux sociaux et de jeux en ligne seraient donc frappés du mal de Don Quichotte, lui qui laissa sa raison dans les romans de chevalerie. Nos jeunes gens seraient donc en péril de succomber aux tentations de la fiction et de finir, insensés, par se prendre pour ce qu’ils ne sont pas vraiment.
Pas vraiment ? Certes, la relation d’«amitié » sur Facebook n’est pas identique à une relation interpersonnelle directe, mais il en va de même de la relation épistolaire, par exemple. Toutes deux sont des relations médiatisées par des dispositifs technologiques particuliers : l’écriture, un format particulier, des « règles de confidentialité » spécifique, une interface informatique, des technologies de saisie (claviers, reconnaissance vocale, etc.), du papier, des plumes, des services de poste, des enveloppes, des boites à chaussures, des rubans de couleur, des systèmes d’adressage ou une confidentialité incertaine. Si les technologies ont changé, la médiation par celles-ci n’est pas un phénomène neuf qui annoncerait l’entrée dans un monde virtuel, différent par essence de tout ce qui le précéda.
De la même manière, les jeux en ligne reposent pour partie sur la création de mondes ressemblant relativement au monde ordinaire ou à certaines de ses parties. Comme tout jeu, ceux-ci reposent sur la définition d’une scène dans laquelle on est en droit d’évoluer selon des principes en rupture avec ceux de la vie courante. Reproche-t-on au rugby d’inciter nos jeunes gens à plaquer autrui hors du terrain ? Voit-on dans les jeux de rôles ou dans le théâtre amateur la création de dangereux mondes « virtuels » ?
Bien entendu, les univers numériques sont le produit d’une révolution. Bien entendu, ils marquent une rupture. Mais elle ne tient pas à la création d’un monde irréel dans lequel se perdraient ceux qui s’y aventurent, mais bien à l’ouverture de nouveaux territoires sociaux, inconnus jusqu’ici et, pourtant, aussi sociaux que les autres, aussi réels qu’eux en tant qu’espaces de relations sociales. Recourir au spectre du virtuel n’est qu’une manière consensuelle d’exprimer son conservatisme, son ignorance de ce qui se vit dans ces contrées nouvelles et la peur de ne s’y pouvoir aventurer sans péril.
Le reste n’est que le recyclage de l’éternelle complainte des adultes apeurés. De notre temps, les relations sociales étaient vraies, l’addiction guette les jeunes, il nous appartient de les ramener vers la vraie vie, quel péril que cette illusion du réel, cette fois impossible à distinguer de la réalité, etc. N’a‑t-on pas dit cela de la télévision, du cinéma et même de la littérature ? Qu’y a‑t-il de réellement neuf à cette crainte d’un bovarisme 2.0 ? Celui qui veut se perdre dans des univers « parallèles » où il ne sera pas soumis à ce qui le dégoute ou l’effraie dans les relations interpersonnelles directes trouvera toujours le moyen de le faire. Les adolescents et jeunes adultes en sont particulièrement tentés en raison de la période de leur vie qu’ils traversent et point ne leur est besoin d’écran pour cela. Est-il du reste préférable de se perdre dans le travail, le donjuanisme, l’alcool, la collection de bagues de cigares ou des troubles obsessionnels compulsifs ? Et pourquoi ceux qui s’angoissent de voir nos jeunes immergés dans leur smartphone ne s’inquiètent-ils que si peu de les voir gâcher leur belle jeunesse à étudier d’arrachepied, passant de doubles bacs bilingues en formations complémentaires, à la recherche de compétitivité et d’employabilité ?
Il ne s’agit pas de nier l’existence d’addictions, de dérives, de lacunes ou de pauvretés, bien entendu, mais simplement d’appeler à une vision plus mesurée des mondes numériques. Non, l’aliénation n’est pas spécifique, ni inévitable, ni même majoritaire. Des fragilités spécifiques, des troubles psychologiques ou affectifs (durables ou passagers), l’absence de mode d’emploi (en cours de rédaction par les générations qui vivent ces mutations) sont quelques-uns des facteurs qui peuvent mener à des relations problématiques avec les mondes numériques. Mais il est ridicule d’agiter le spectre du mal absolu. Même si cela peut sembler le comble du chic, de l’indépendance d’esprit et de la rebel attitude, vouer la révolution numérique aux gémonies ne nous aidera pas à y voir plus clair.
Quelques principes pourraient, en cette matière, nous aider à résister à la tentation réactionnaire : il n’est pas de phénomène social qui ne présente ses zones d’ombre, la relation sociale ne nécessite pas de relation physique directe pour être authentique, les individus fragiles peuvent se perdre dans certaines pratiques sociales sans que celles-ci soient vectrices du mal qui les ronge, toute contrée nouvelle appelle de nouveaux apprentissages, ouvre de nouveaux horizons et recèle des pièges…
Rien que de bien banal, en somme, mais qui pourrait nous inciter à nous demander pourquoi certains préfèrent ces lieux de socialité à la société qui les entoure directement. Quelle place leur y propose-t-on, en fin de compte ?