Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Mon Vers familier

Numéro 3 – 2019 par Thomas Dedieu

avril 2019

Je me décide enfin à trans­mettre mon his­toire. Je n’aurai pas la pré­ten­tion d’égaler quelque grand auteur fan­tas­tique, mais les évè­ne­ments qui me tour­mentent depuis des semaines me forcent à rap­por­ter l’étrangeté dont je suis vic­time. Les mots défilent, indignes de confiance, sur le papier et je sur­monte ma nou­velle aver­sion pour toute écri­ture. Peut-être appré­­hen­­de­­rez-vous mon […]

Italique

Je me décide enfin à trans­mettre mon his­toire. Je n’aurai pas la pré­ten­tion d’égaler quelque grand auteur fan­tas­tique, mais les évè­ne­ments qui me tour­mentent depuis des semaines me forcent à rap­por­ter l’étrangeté dont je suis vic­time. Les mots défilent, indignes de confiance, sur le papier et je sur­monte ma nou­velle aver­sion pour toute écri­ture. Peut-être appré­hen­de­rez-vous mon désar­roi si je vous brosse mon por­trait : alors qu’auparavant, je pre­nais soin de mes atours autant que de mon hygiène, l’isolation et l’égarement ne me par­fument plus que de l’âcreté de ma propre trans­pi­ra­tion. Ma barbe pousse en touffes dis­pa­rates tan­dis que les poils de ma mous­tache me rentrent dans la bouche. Dans le miroir, mon regard est pareil au regard des sta­tues. Cela ne me dérange plus. À qui par­lè-je encore, ces der­niers jours ? Je pense que bien­tôt, il ne res­te­ra rien de Paul Enguer­rand Népo­mu­cène Nisard d’Etours.

Tout com­men­ça lors de l’une de mes innom­brables relec­tures de l’édition Pléiade des Œuvres poé­tiques com­plètes de Ver­laine, quand je remar­quai qu’un mot de son poème le plus fameux avait été altéré.

Pour que vous n’imaginiez pas que je fais par­tie de ces quelques lec­teurs encras­sés dans une lec­ture per­pé­tuelle des mêmes ouvrages, je me dois de vous pré­ci­ser que cette édi­tion fai­sait par­tie de mes tré­sors per­son­nels, dans une biblio­thèque plus que four­nie. Quel plai­sir inal­té­ré que ce par­cours des poèmes du plus grand des mau­dits, dans une édi­tion au pres­tige aura­tique, que le tou­cher de ce papier pro­té­gé par une cou­ver­ture en cuir de mou­ton néo­zé­lan­dais, que cette reliure ornée d’un or véri­table. Réel­le­ment, c’était un objet à la confec­tion rigou­reuse, qui me rat­ta­chait à la fois au pré­sent dans lequel je me délec­tais d’un ins­tant de lec­ture atten­tive et au pas­sé dans lequel on se consa­crait avec vigi­lance aux Lettres. Ban­nis­sez-moi ces livres sans pages et sans âme, ces inat­ten­tions dia­go­nales et sans pro­fon­deur que l’on nomme lec­ture numé­rique aujourd’hui.

Cela arri­va après le diner. Je sais que mes com­pa­triotes appellent com­mu­né­ment ce repas le « sou­per », mais je tiens les bel­gi­cismes en hor­reur. Après m’être ins­tal­lé dans le fau­teuil du salon, je com­men­çai à par­cou­rir, avant de choi­sir un poème au hasard, le recueil des Poèmes satur­niens. J’élis pour cette soi­rée le célèbre Mon Rêve fami­lier, de ceux que je négli­geais de lire d’habitude, à cause jus­te­ment de son suc­cès auprès des lec­teurs dilet­tantes et par­fois contraints de Ver­laine. Trai­tez-moi de snob si vous le dési­rez, mais je n’aime pas emprun­ter les che­mins du com­mun des lec­teurs ; je pré­fère de loin les méandres mécon­nus et oubliés, ces clai­rières de lettres pré­ser­vées des yeux des pro­fanes. Peut-être est-ce cette volon­té de ne pas être assi­mi­lé au manant qui m’avait conduit à me pro­cu­rer des édi­tions rares, soi­gnées et oné­reuses de mes auteurs favo­ris. C’est donc en écou­tant mon gout intime que je m’accordai de lire Mon Rêve fami­lier. J’en abor­dai le pre­mier vers.

Je fais sou­vent ce rêve intense
et pénétrant…

« Un ins­tant, me dis-je, ce n’est pas cela. » Je relus cette brève pro­tase (la pre­mière par­tie d’une phrase, son mou­ve­ment ascen­dant, en termes plus vul­gaires) et consta­tai avec stu­peur que le sixième mot, le pre­mier adjec­tif n’était plus étrange, mais intense. Se pou­vait-il que l’éditeur ait com­mis une telle erreur, dans un son­net aus­si illustre d’un auteur tant révé­ré, édi­té chez la plus atten­tive des mai­sons d’édition ? Il me sem­blait impos­sible qu’une infi­dé­li­té de cet aca­bit pût exis­ter sans que la répu­ta­tion de Gal­li­mard en eût sévè­re­ment pâti. Par­ti­cu­liè­re­ment cir­cons­pect, je me pen­chai sur le vers après avoir ajus­té mes lunettes de lecture.

Je fais sou­vent ce rêve intense
et pénétrant…

Une fois de plus, je ne lus pas l’étrange fami­lier, mais un nou­veau intense qui n’avait nul­le­ment sa place ici. Aba­sour­di par l’énormité de cette faute de la part de l’éditeur, je me sai­sis de mon ordi­na­teur por­table et m’enquis des infor­ma­tions de contact afin d’introduire une plainte auprès du site de la Pléiade. En même temps que je rédi­geais mon cour­rier élec­tro­nique, je fis quelques recherches sur cette erreur, qui, à ma sur­prise, n’était men­tion­née nulle part sur Inter­net, chose pour le moins décon­cer­tante, puisque cette édi­tion avait paru en 1938. Quatre-vingts ans auraient nor­ma­le­ment suf­fi à détec­ter une gros­siè­re­té pareille.

En était-ce une cepen­dant, me dis-je ? Il n’était pas pos­sible que je me trom­passe : je dis­po­sais après tout d’une excel­lente exper­tise quant à l’œuvre du Prince des poètes. Vous devez savoir que je m’enorgueillis, à juste titre, de mes connais­sances lit­té­raires, ayant pas­sé de longues années à par­faire cette pas­sion au long d’études pous­sées qui s’étaient conclues par une thèse sur la déca­dence de la lit­té­ra­ture contem­po­raine. Bien enten­du, pour qu’elle fût accep­tée par mes pairs, il avait fal­lu que je mas­quasse mon mépris pour les pro­duc­tions let­treuses actuelles, ce à quoi je par­vins avec brio. Il était donc impen­sable qu’un homme de mon éru­di­tion se four­voyât à ce niveau de com­pé­tence lit­té­raire. Cepen­dant, une fois mon cour­rier de stu­peur et de décep­tion envoyé à la Pléiade, je m’avisai de faire part de cette décou­verte incon­grue (j’ai man­qué d’écrire « incon­grue décou­verte », un wal­lo­nisme indigne… per­sonne n’est à l’abri d’un faux pas, je sup­pose) à un confrère.

Je contac­tai alors Mau­rice Le Dan­tec, que je tenais au nombre res­treint de mes amis en rai­son, prin­ci­pa­le­ment, de son illustre généa­lo­gie. En effet, Yves-Gérard Le Dan­tec, son oncle, avait éta­bli le texte de l’édition de la Pléiade des œuvres poé­tiques de Ver­laine. Acces­soi­re­ment, Félix Le Dan­tec occu­pait aus­si une branche dans son arbre généa­lo­gique. Mais vous ne savez pro­ba­ble­ment pas de qui il s’agit, je pour­suis donc mon histoire.

Il n’était alors que dix-neuf heures ; je ne ris­quais pas de l’incommoder gran­de­ment par un appel télé­pho­nique. Dans le pire des cas, un inci­dent de cette ampleur n’aurait pu être sur­clas­sé par quelque tri­via­li­té qui occu­pât Le Dan­tec neveu. Au bout de quelques tona­li­tés, sa voix trem­blante de vieillesse for­mu­la un allo interrogatif.

Lui expo­sant l’affaire, je reçus un accueil pour le moins gla­cé. Il qua­li­fia ma trou­vaille d’absurde, et me rac­cro­cha au nez. Je rap­pe­lai, et au terme de moult insis­tances, je par­vins enfin à le convaincre d’examiner le texte éta­bli par son oncle.

« Mon­sieur, j’ai accep­té de me sou­mettre à votre mau­vaise plai­san­te­rie. J’ai devant moi l’ouvrage dont vous par­lez, un Pléiade ori­gi­nal, celui-là même que mon oncle a reçu lors du pre­mier tirage, à la page 63, et l’adjectif n’est pas celui que vous me don­nez. Veuillez ne plus m’appeler. Je dois dire que de la part d’un éru­dit aus­si conser­va­teur que ce que votre répu­ta­tion laisse accroire, ce genre de farce est absurde, autant qu’inquiétante. Bonne soirée. »

Il rac­cro­cha une der­nière fois, m’abandonnant en plein désar­roi. Me men­tait-il ? Se pou­vait-il que je vinsse d’assister à la plus for­mi­dable démons­tra­tion de mau­vaise foi dont on pût être témoin ? J’appelai la femme de ménage afin qu’elle débar­ras­sât la table de mon diner et quand elle eut entre­pris de mettre de l’ordre, je me reti­rai dans ma chambre. Il me fal­lait attendre la réponse de la Pléiade. Mon som­meil fut sans rêves, mais non sans inquié­tude. Chaque mou­ve­ment dans mes draps me sem­blait un nid à chaus­se­trappe dans lequel mes membres intri­qués se retrou­vaient sans pou­voir aucun.

Le len­de­main, il me vint au réveil une idée. Peut-être Le Dan­tec n’avait-il pas men­ti, mais cela aurait signi­fié que mon édi­tion n’était pas exac­te­ment la même que la sienne. Après tout, une mau­vaise âme aurait pu pro­fi­ter d’un tirage ulté­rieur pour y glis­ser ce sacri­lège lit­té­raire. Les chances que cela se pro­dui­sît entre deux tirages d’une même édi­tion étaient infimes, mais plus grandes que de lire un mot pour un autre à plu­sieurs reprises, sur­tout en ce qui me concerne. Ayant acquis ma copie des Œuvres poé­tiques com­plètes il y avait de cela plu­sieurs décen­nies, il était pos­sible qu’il s’agît d’une de ces édi­tions de moindre qua­li­té pro­duite durant la Seconde Guerre mondiale.

Un exa­men rapide dis­qua­li­fia cepen­dant mon hypo­thèse : me repor­tant à la date du dépôt légal de ma copie, je fus for­cé de consta­ter qu’elle avait été impri­mée en 1965. Je consul­tai ma boite de cour­rier élec­tro­nique, dans l’espoir d’une réponse de la Pléiade ; rien n’était encore arri­vé, mal­gré la rela­tive oisi­ve­té qui doit prendre le ser­vice client d’une mai­son d’édition réser­vée à une élite intel­lec­tuelle, pensai-je.

J’avais alors le choix : je pou­vais vaquer à mon quo­ti­dien ou appro­fon­dir mon inves­ti­ga­tion. En tant qu’homme de lettres, une telle incon­grui­té remuait un flot de curio­si­té aca­dé­mique, sans rete­nir cepen­dant une vague d’appréhension. Je déci­dai en consé­quence d’aller faire part de ma décou­verte auprès d’une de mes anciennes col­lègues du lycée ***. J’y avais briè­ve­ment ensei­gné, avant de com­prendre que ma voca­tion était de pous­ser plus avant les limites du savoir lit­té­raire, plu­tôt que de le gas­piller auprès d’esprits vola­tils et dépour­vus d’intérêt. J’avais néan­moins gar­dé contact avec cette col­lègue quelques mois après ma retraite. Je me ren­dis donc, pour­vu de mon exem­plaire, au lycée ***, et atten­dis qu’elle eut ache­vé son der­nier cours de la mati­née. Lorsqu’elle entra dans la salle des pro­fes­seurs, je ne pus m’empêcher de bon­dir de la chaise dans laquelle je patien­tais, et sans annon­cer la rai­son de ma visite, lui pré­sen­tai dans les mains mon livre, ouvert à la page 63.

« Lisez ce poème, je vous prie.

Mon Rêve fami­lier ? Mon­sieur Nisard, s’il s’agit d’une ten­ta­tive de me cour­ti­ser, je me serais atten­due à quelque chose de plus ori­gi­nal, dit-elle d’un ton sot­te­ment espiègle.

– Il ne s’agit de rien de cela, et je pré­fère que vous m’appeliez Nisard d’Etours. Lisez ce poème, à voix haute. Je vous pro­mets que le jeu en vaut la chandelle.

– Si vous le dites…»

Elle com­men­ça donc.

Je fais sou­vent ce rêve intense
et pénétrant…

« Voi­là ! Sur­pre­nant, n’est-il pas ?

– Je ne vois pas ce qu’il y a de sur­pre­nant. C’est un vers extrê­me­ment connu ; je l’ai ana­ly­sé avec mes élèves il y a quelques semaines.

– Si vous l’avez ana­ly­sé, vous avez bien dû vous rendre compte de l’énormité que vous avez com­mise. Ou alors, cette désin­vol­ture en dit long sur votre qua­li­té de pro­fes­seur, Madame.

– Excu­sez-moi?, dit-elle d’un ton offen­sé de quelqu’un qui ne réa­li­sait pas son erreur, m’étais-je dit.

– Je veux dire… Vous ne voyez pas qu’un mot a chan­gé par rap­port au poème original ?

– Lequel?, deman­da-t-elle avec aigreur. Je ne vois pas d’erreur.

– “Intense”! Il y est écrit “intense” et non pas “étrange”!

– Que vou­lez-vous dire ? »

Elle relut le poème et leva vers moi un regard désapprobateur.

« Je n’apprécie pas votre humour, et vos insultes sur l’intellect des autres ne m’ont pas plus amu­sée, même quand vous tra­vailliez ici. Je vais vous deman­der de bien vou­loir partir.

– Mais vous avez bien lu ? Vous l’avez peut-être réci­té invo­lon­tai­re­ment de mémoire ? »

Elle s’en fut, lais­sant ma ques­tion sans réponse. Je ren­trai chez moi, attris­té à la fois par l’échec de mon entre­prise et par le peu de consi­dé­ra­tion que cette ancienne col­lègue avait appa­rem­ment pour moi. Ain­si donc, je deve­nais com­plè­te­ment fou, à moins qu’elle n’ait pas vou­lu avouer avoir réci­té de tête ; d’expérience, mes étu­diantes avaient plus sou­vent recours à l’apprentissage par cœur.

Un pres­sen­ti­ment m’assaillit, un malaise pro­fond qui me pous­sa à fouiller dans la chambre de mon fils, dans l’espoir qu’il pos­sé­dât une copie quel­conque des Poèmes satur­niens. J’en trou­vai une, une édi­tion de poche que je lui avais offerte pour son anni­ver­saire. En l’ouvrant, j’en aper­çus la dédi­cace, écrite quinze ans de cela :

Mon cher Paul,

Pour tes seize ans, je te fais cadeau de ce recueil du Prince des poètes, dans l’espoir que sa verve éveille l’étincelle lit­té­raire que j’ai tou­jours sen­tie en toi. Qui sait, cela aura peut-être une influence béné­fique sur tes points en français ?

Avec affec­tion, Papa.

Une cer­taine amer­tume me prit. Non seule­ment ses points en fran­çais ne s’étaient jamais amé­lio­rés, mais de plus il n’avait jamais expri­mé le moindre inté­rêt pour ce livre, comme source d’émerveillement lit­té­raire et comme cadeau pater­nel. Ce manque de pas­sion pour les choses de la Lettre, que j’avais d’abord trou­vé rafrai­chis­sant chez sa mère, avait appa­rem­ment pas­sé chez sa des­cen­dance. Le génie cultu­rel n’est sans doute pas génétique.

Je consul­tai les pages intactes, quoique légè­re­ment jau­nies sur les bords, et arri­vai bien vite au Rêve fami­lier ; je fus glacé.

Je fais sou­vent ce rêve intense
et pénétrant…

Quelque chose n’allait pas. J’avais irré­mé­dia­ble­ment per­du l’esprit, n’est-ce pas ? Il était impos­sible que cette erreur appa­rût dans deux édi­tions aus­si dif­fé­rentes. À moins que… se pou­vait-il que le recueil que je tenais dans les mains se fût basé sur le texte de l’édition fau­tive que j’avais lais­sée dans ma voi­ture ? À contre­cœur, j’allumai mon ordi­na­teur pour y consul­ter une quel­conque trans­crip­tion en ligne de ce son­net. La sai­sie auto­ma­tique sug­gé­ra « mon rêve fami­lier Ver­laine » dès que j’eus entré les mots « mon rêve » et le pre­mier résul­tat me mena sur un site, https://poesie.
webnet.fr. Mal­gré le peu de foi que j’avais pour les sites inter­net consa­crés à la lit­té­ra­ture, ces chancres d’amateurisme, j’estimais fort impro­bable que cette erreur y fût copiée. Et pour­tant, ce fut encore cet « intense » détes­té que j’y trouvai.

Dans les semaines qui ont sui­vi ces quelques jours, j’ai, au prix de mon appé­tit et de mon som­meil, ten­té de per­cer le secret de cette mys­té­rieuse afflic­tion qui me frappe. Pour­quoi suis-je le seul à voir cette alté­ra­tion ? Pour­quoi ne puis-je par­ler de ce texte aux autres ? Quelle étrange enti­té me condamne ain­si à la soli­tude, et pour quelle rai­son ? Me voi­là exi­lé : je ne vois sim­ple­ment pas la même chose que ceux que j’avais aimés. Ou du moins appré­ciés, ne nous le cachons pas. Je ne quitte plus mon appar­te­ment désor­mais. Pour­quoi donc sor­tir ? Cette étrange malé­dic­tion me coupe de ce monde. Mon éru­di­tion à laquelle j’ai tant tra­vaillé n’est plus digne de confiance. Qu’ai-je à don­ner au reste de l’humanité que la connais­sance que j’ai amon­ce­lée au fil des décennies ?

J’appelai la femme de ménage, qui s’occupait de dépous­sié­rer je ne sais quelle pièce, puisqu’elle arri­va, l’air hébé­té, armée d’un plu­meau. Peut-être que son ingé­nui­té aca­dé­mique rece­lait la clé de ce mys­tère. Avant qu’elle ne pût sor­tir un mot, je lui deman­dai de lire les vers, ces vers dam­nés. Vous aurez peut-être devi­né ce qu’elle me dit alors, non sans me deman­der abrup­te­ment si je vou­lais encore véri­fier qu’elle savait bien lire. Je lui hur­lai de ne plus reve­nir, au grand jamais.

Je reçus un jour la réponse de la Pléiade. Inutile de vous révé­ler la teneur de leur mes­sage. Ils ne dirent rien d’autre que je n’eusse déjà enten­du. Les imbé­ciles ! De rage, je lan­çai l’écran de mon ordi­na­teur à tra­vers la pièce. Il ne fonc­tionne plus aujourd’hui, bien évi­dem­ment ; j’écris ceci sur la tablette que ma femme m’a offerte quelques mois avant sa mort. J’aurais dû l’étrenner aupa­ra­vant, cela m’aurait évi­té bien des dif­fi­cul­tés à la manier aujourd’hui. Je me rends compte que peu importent mes efforts, je n’arrive pas à écrire le vers comme je m’en sou­viens. Je fais sou­vent ce rêve intense et péné­trant. Je fais sou­vent ce rêve intense et péné­trant. Étrange. Étrange. Ce rêve étrange. Je fais sou­vent ce rêve intense et péné­trant. Étrange et péné­trant. Je fais sou­vent ce rêve intense et péné­trant. Peut-être le lirez-vous cor­rec­te­ment, mys­té­rieux des­ti­na­taire de ce texte. Mys­té­rieuse des­ti­na­taire, peut-être ? Le mas­cu­lin l’emporte, mais sait-on jamais. Pen­ser les mots me donne une migraine phé­no­mé­nale que les cal­mants n’apaisent pas, et je ne peux qu’y penser.

La rime y est, le rythme aus­si. L’assonance est conser­vée. Si ce son­net n’était pas déjà par­fait, je dirais que cette asso­nance est même ren­for­cée par cette nasale, bien qu’elle vienne per­tur­ber l’équilibre de cet alexan­drin ter­naire. Mais ce mot, inchan­gé dans cette phrase désor­mais haïe, résonne main­te­nant comme l’écho de ma soli­tude for­cée, comme une infa­mie pro­non­cée par mes propres sens.

J’ai fina­le­ment jeté mes livres au feu. Un chaque soir, dans l’âtre deve­nu bouche infer­nale, sur­mon­tée de mous­taches de fumée.

Le papier bible dévo­ré par les flam­mèches, l’inflexion des voix chères que j’ai per­dues. Le feu atteint les pans noir­cis de mon pei­gnoir. La che­mi­née ne tire plus depuis long­temps et les ténèbres incen­diaires m’assoupissent.

Thomas Dedieu


Auteur

doctorant en langues, lettres et traductologie à l’université catholique de Louvain. Sa thèse porte sur la modélisation et la visualisation des fictions dans le jeu vidéo