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Mon Vers familier
Je me décide enfin à transmettre mon histoire. Je n’aurai pas la prétention d’égaler quelque grand auteur fantastique, mais les évènements qui me tourmentent depuis des semaines me forcent à rapporter l’étrangeté dont je suis victime. Les mots défilent, indignes de confiance, sur le papier et je surmonte ma nouvelle aversion pour toute écriture. Peut-être appréhenderez-vous mon […]
Je me décide enfin à transmettre mon histoire. Je n’aurai pas la prétention d’égaler quelque grand auteur fantastique, mais les évènements qui me tourmentent depuis des semaines me forcent à rapporter l’étrangeté dont je suis victime. Les mots défilent, indignes de confiance, sur le papier et je surmonte ma nouvelle aversion pour toute écriture. Peut-être appréhenderez-vous mon désarroi si je vous brosse mon portrait : alors qu’auparavant, je prenais soin de mes atours autant que de mon hygiène, l’isolation et l’égarement ne me parfument plus que de l’âcreté de ma propre transpiration. Ma barbe pousse en touffes disparates tandis que les poils de ma moustache me rentrent dans la bouche. Dans le miroir, mon regard est pareil au regard des statues. Cela ne me dérange plus. À qui parlè-je encore, ces derniers jours ? Je pense que bientôt, il ne restera rien de Paul Enguerrand Népomucène Nisard d’Etours.
Tout commença lors de l’une de mes innombrables relectures de l’édition Pléiade des Œuvres poétiques complètes de Verlaine, quand je remarquai qu’un mot de son poème le plus fameux avait été altéré.
Pour que vous n’imaginiez pas que je fais partie de ces quelques lecteurs encrassés dans une lecture perpétuelle des mêmes ouvrages, je me dois de vous préciser que cette édition faisait partie de mes trésors personnels, dans une bibliothèque plus que fournie. Quel plaisir inaltéré que ce parcours des poèmes du plus grand des maudits, dans une édition au prestige auratique, que le toucher de ce papier protégé par une couverture en cuir de mouton néozélandais, que cette reliure ornée d’un or véritable. Réellement, c’était un objet à la confection rigoureuse, qui me rattachait à la fois au présent dans lequel je me délectais d’un instant de lecture attentive et au passé dans lequel on se consacrait avec vigilance aux Lettres. Bannissez-moi ces livres sans pages et sans âme, ces inattentions diagonales et sans profondeur que l’on nomme lecture numérique aujourd’hui.
Cela arriva après le diner. Je sais que mes compatriotes appellent communément ce repas le « souper », mais je tiens les belgicismes en horreur. Après m’être installé dans le fauteuil du salon, je commençai à parcourir, avant de choisir un poème au hasard, le recueil des Poèmes saturniens. J’élis pour cette soirée le célèbre Mon Rêve familier, de ceux que je négligeais de lire d’habitude, à cause justement de son succès auprès des lecteurs dilettantes et parfois contraints de Verlaine. Traitez-moi de snob si vous le désirez, mais je n’aime pas emprunter les chemins du commun des lecteurs ; je préfère de loin les méandres méconnus et oubliés, ces clairières de lettres préservées des yeux des profanes. Peut-être est-ce cette volonté de ne pas être assimilé au manant qui m’avait conduit à me procurer des éditions rares, soignées et onéreuses de mes auteurs favoris. C’est donc en écoutant mon gout intime que je m’accordai de lire Mon Rêve familier. J’en abordai le premier vers.
Je fais souvent ce rêve intense
et pénétrant…
« Un instant, me dis-je, ce n’est pas cela. » Je relus cette brève protase (la première partie d’une phrase, son mouvement ascendant, en termes plus vulgaires) et constatai avec stupeur que le sixième mot, le premier adjectif n’était plus étrange, mais intense. Se pouvait-il que l’éditeur ait commis une telle erreur, dans un sonnet aussi illustre d’un auteur tant révéré, édité chez la plus attentive des maisons d’édition ? Il me semblait impossible qu’une infidélité de cet acabit pût exister sans que la réputation de Gallimard en eût sévèrement pâti. Particulièrement circonspect, je me penchai sur le vers après avoir ajusté mes lunettes de lecture.
Je fais souvent ce rêve intense
et pénétrant…
Une fois de plus, je ne lus pas l’étrange familier, mais un nouveau intense qui n’avait nullement sa place ici. Abasourdi par l’énormité de cette faute de la part de l’éditeur, je me saisis de mon ordinateur portable et m’enquis des informations de contact afin d’introduire une plainte auprès du site de la Pléiade. En même temps que je rédigeais mon courrier électronique, je fis quelques recherches sur cette erreur, qui, à ma surprise, n’était mentionnée nulle part sur Internet, chose pour le moins déconcertante, puisque cette édition avait paru en 1938. Quatre-vingts ans auraient normalement suffi à détecter une grossièreté pareille.
En était-ce une cependant, me dis-je ? Il n’était pas possible que je me trompasse : je disposais après tout d’une excellente expertise quant à l’œuvre du Prince des poètes. Vous devez savoir que je m’enorgueillis, à juste titre, de mes connaissances littéraires, ayant passé de longues années à parfaire cette passion au long d’études poussées qui s’étaient conclues par une thèse sur la décadence de la littérature contemporaine. Bien entendu, pour qu’elle fût acceptée par mes pairs, il avait fallu que je masquasse mon mépris pour les productions lettreuses actuelles, ce à quoi je parvins avec brio. Il était donc impensable qu’un homme de mon érudition se fourvoyât à ce niveau de compétence littéraire. Cependant, une fois mon courrier de stupeur et de déception envoyé à la Pléiade, je m’avisai de faire part de cette découverte incongrue (j’ai manqué d’écrire « incongrue découverte », un wallonisme indigne… personne n’est à l’abri d’un faux pas, je suppose) à un confrère.
Je contactai alors Maurice Le Dantec, que je tenais au nombre restreint de mes amis en raison, principalement, de son illustre généalogie. En effet, Yves-Gérard Le Dantec, son oncle, avait établi le texte de l’édition de la Pléiade des œuvres poétiques de Verlaine. Accessoirement, Félix Le Dantec occupait aussi une branche dans son arbre généalogique. Mais vous ne savez probablement pas de qui il s’agit, je poursuis donc mon histoire.
Il n’était alors que dix-neuf heures ; je ne risquais pas de l’incommoder grandement par un appel téléphonique. Dans le pire des cas, un incident de cette ampleur n’aurait pu être surclassé par quelque trivialité qui occupât Le Dantec neveu. Au bout de quelques tonalités, sa voix tremblante de vieillesse formula un allo interrogatif.
Lui exposant l’affaire, je reçus un accueil pour le moins glacé. Il qualifia ma trouvaille d’absurde, et me raccrocha au nez. Je rappelai, et au terme de moult insistances, je parvins enfin à le convaincre d’examiner le texte établi par son oncle.
« Monsieur, j’ai accepté de me soumettre à votre mauvaise plaisanterie. J’ai devant moi l’ouvrage dont vous parlez, un Pléiade original, celui-là même que mon oncle a reçu lors du premier tirage, à la page 63, et l’adjectif n’est pas celui que vous me donnez. Veuillez ne plus m’appeler. Je dois dire que de la part d’un érudit aussi conservateur que ce que votre réputation laisse accroire, ce genre de farce est absurde, autant qu’inquiétante. Bonne soirée. »
Il raccrocha une dernière fois, m’abandonnant en plein désarroi. Me mentait-il ? Se pouvait-il que je vinsse d’assister à la plus formidable démonstration de mauvaise foi dont on pût être témoin ? J’appelai la femme de ménage afin qu’elle débarrassât la table de mon diner et quand elle eut entrepris de mettre de l’ordre, je me retirai dans ma chambre. Il me fallait attendre la réponse de la Pléiade. Mon sommeil fut sans rêves, mais non sans inquiétude. Chaque mouvement dans mes draps me semblait un nid à chaussetrappe dans lequel mes membres intriqués se retrouvaient sans pouvoir aucun.
Le lendemain, il me vint au réveil une idée. Peut-être Le Dantec n’avait-il pas menti, mais cela aurait signifié que mon édition n’était pas exactement la même que la sienne. Après tout, une mauvaise âme aurait pu profiter d’un tirage ultérieur pour y glisser ce sacrilège littéraire. Les chances que cela se produisît entre deux tirages d’une même édition étaient infimes, mais plus grandes que de lire un mot pour un autre à plusieurs reprises, surtout en ce qui me concerne. Ayant acquis ma copie des Œuvres poétiques complètes il y avait de cela plusieurs décennies, il était possible qu’il s’agît d’une de ces éditions de moindre qualité produite durant la Seconde Guerre mondiale.
Un examen rapide disqualifia cependant mon hypothèse : me reportant à la date du dépôt légal de ma copie, je fus forcé de constater qu’elle avait été imprimée en 1965. Je consultai ma boite de courrier électronique, dans l’espoir d’une réponse de la Pléiade ; rien n’était encore arrivé, malgré la relative oisiveté qui doit prendre le service client d’une maison d’édition réservée à une élite intellectuelle, pensai-je.
J’avais alors le choix : je pouvais vaquer à mon quotidien ou approfondir mon investigation. En tant qu’homme de lettres, une telle incongruité remuait un flot de curiosité académique, sans retenir cependant une vague d’appréhension. Je décidai en conséquence d’aller faire part de ma découverte auprès d’une de mes anciennes collègues du lycée ***. J’y avais brièvement enseigné, avant de comprendre que ma vocation était de pousser plus avant les limites du savoir littéraire, plutôt que de le gaspiller auprès d’esprits volatils et dépourvus d’intérêt. J’avais néanmoins gardé contact avec cette collègue quelques mois après ma retraite. Je me rendis donc, pourvu de mon exemplaire, au lycée ***, et attendis qu’elle eut achevé son dernier cours de la matinée. Lorsqu’elle entra dans la salle des professeurs, je ne pus m’empêcher de bondir de la chaise dans laquelle je patientais, et sans annoncer la raison de ma visite, lui présentai dans les mains mon livre, ouvert à la page 63.
« Lisez ce poème, je vous prie.
– Mon Rêve familier ? Monsieur Nisard, s’il s’agit d’une tentative de me courtiser, je me serais attendue à quelque chose de plus original, dit-elle d’un ton sottement espiègle.
– Il ne s’agit de rien de cela, et je préfère que vous m’appeliez Nisard d’Etours. Lisez ce poème, à voix haute. Je vous promets que le jeu en vaut la chandelle.
– Si vous le dites…»
Elle commença donc.
Je fais souvent ce rêve intense
et pénétrant…
« Voilà ! Surprenant, n’est-il pas ?
– Je ne vois pas ce qu’il y a de surprenant. C’est un vers extrêmement connu ; je l’ai analysé avec mes élèves il y a quelques semaines.
– Si vous l’avez analysé, vous avez bien dû vous rendre compte de l’énormité que vous avez commise. Ou alors, cette désinvolture en dit long sur votre qualité de professeur, Madame.
– Excusez-moi?, dit-elle d’un ton offensé de quelqu’un qui ne réalisait pas son erreur, m’étais-je dit.
– Je veux dire… Vous ne voyez pas qu’un mot a changé par rapport au poème original ?
– Lequel?, demanda-t-elle avec aigreur. Je ne vois pas d’erreur.
– “Intense”! Il y est écrit “intense” et non pas “étrange”!
– Que voulez-vous dire ? »
Elle relut le poème et leva vers moi un regard désapprobateur.
« Je n’apprécie pas votre humour, et vos insultes sur l’intellect des autres ne m’ont pas plus amusée, même quand vous travailliez ici. Je vais vous demander de bien vouloir partir.
– Mais vous avez bien lu ? Vous l’avez peut-être récité involontairement de mémoire ? »
Elle s’en fut, laissant ma question sans réponse. Je rentrai chez moi, attristé à la fois par l’échec de mon entreprise et par le peu de considération que cette ancienne collègue avait apparemment pour moi. Ainsi donc, je devenais complètement fou, à moins qu’elle n’ait pas voulu avouer avoir récité de tête ; d’expérience, mes étudiantes avaient plus souvent recours à l’apprentissage par cœur.
Un pressentiment m’assaillit, un malaise profond qui me poussa à fouiller dans la chambre de mon fils, dans l’espoir qu’il possédât une copie quelconque des Poèmes saturniens. J’en trouvai une, une édition de poche que je lui avais offerte pour son anniversaire. En l’ouvrant, j’en aperçus la dédicace, écrite quinze ans de cela :
Mon cher Paul,
Pour tes seize ans, je te fais cadeau de ce recueil du Prince des poètes, dans l’espoir que sa verve éveille l’étincelle littéraire que j’ai toujours sentie en toi. Qui sait, cela aura peut-être une influence bénéfique sur tes points en français ?
Avec affection, Papa.
Une certaine amertume me prit. Non seulement ses points en français ne s’étaient jamais améliorés, mais de plus il n’avait jamais exprimé le moindre intérêt pour ce livre, comme source d’émerveillement littéraire et comme cadeau paternel. Ce manque de passion pour les choses de la Lettre, que j’avais d’abord trouvé rafraichissant chez sa mère, avait apparemment passé chez sa descendance. Le génie culturel n’est sans doute pas génétique.
Je consultai les pages intactes, quoique légèrement jaunies sur les bords, et arrivai bien vite au Rêve familier ; je fus glacé.
Je fais souvent ce rêve intense
et pénétrant…
Quelque chose n’allait pas. J’avais irrémédiablement perdu l’esprit, n’est-ce pas ? Il était impossible que cette erreur apparût dans deux éditions aussi différentes. À moins que… se pouvait-il que le recueil que je tenais dans les mains se fût basé sur le texte de l’édition fautive que j’avais laissée dans ma voiture ? À contrecœur, j’allumai mon ordinateur pour y consulter une quelconque transcription en ligne de ce sonnet. La saisie automatique suggéra « mon rêve familier Verlaine » dès que j’eus entré les mots « mon rêve » et le premier résultat me mena sur un site, https://poesie.
webnet.fr. Malgré le peu de foi que j’avais pour les sites internet consacrés à la littérature, ces chancres d’amateurisme, j’estimais fort improbable que cette erreur y fût copiée. Et pourtant, ce fut encore cet « intense » détesté que j’y trouvai.
Dans les semaines qui ont suivi ces quelques jours, j’ai, au prix de mon appétit et de mon sommeil, tenté de percer le secret de cette mystérieuse affliction qui me frappe. Pourquoi suis-je le seul à voir cette altération ? Pourquoi ne puis-je parler de ce texte aux autres ? Quelle étrange entité me condamne ainsi à la solitude, et pour quelle raison ? Me voilà exilé : je ne vois simplement pas la même chose que ceux que j’avais aimés. Ou du moins appréciés, ne nous le cachons pas. Je ne quitte plus mon appartement désormais. Pourquoi donc sortir ? Cette étrange malédiction me coupe de ce monde. Mon érudition à laquelle j’ai tant travaillé n’est plus digne de confiance. Qu’ai-je à donner au reste de l’humanité que la connaissance que j’ai amoncelée au fil des décennies ?
J’appelai la femme de ménage, qui s’occupait de dépoussiérer je ne sais quelle pièce, puisqu’elle arriva, l’air hébété, armée d’un plumeau. Peut-être que son ingénuité académique recelait la clé de ce mystère. Avant qu’elle ne pût sortir un mot, je lui demandai de lire les vers, ces vers damnés. Vous aurez peut-être deviné ce qu’elle me dit alors, non sans me demander abruptement si je voulais encore vérifier qu’elle savait bien lire. Je lui hurlai de ne plus revenir, au grand jamais.
Je reçus un jour la réponse de la Pléiade. Inutile de vous révéler la teneur de leur message. Ils ne dirent rien d’autre que je n’eusse déjà entendu. Les imbéciles ! De rage, je lançai l’écran de mon ordinateur à travers la pièce. Il ne fonctionne plus aujourd’hui, bien évidemment ; j’écris ceci sur la tablette que ma femme m’a offerte quelques mois avant sa mort. J’aurais dû l’étrenner auparavant, cela m’aurait évité bien des difficultés à la manier aujourd’hui. Je me rends compte que peu importent mes efforts, je n’arrive pas à écrire le vers comme je m’en souviens. Je fais souvent ce rêve intense et pénétrant. Je fais souvent ce rêve intense et pénétrant. Étrange. Étrange. Ce rêve étrange. Je fais souvent ce rêve intense et pénétrant. Étrange et pénétrant. Je fais souvent ce rêve intense et pénétrant. Peut-être le lirez-vous correctement, mystérieux destinataire de ce texte. Mystérieuse destinataire, peut-être ? Le masculin l’emporte, mais sait-on jamais. Penser les mots me donne une migraine phénoménale que les calmants n’apaisent pas, et je ne peux qu’y penser.
La rime y est, le rythme aussi. L’assonance est conservée. Si ce sonnet n’était pas déjà parfait, je dirais que cette assonance est même renforcée par cette nasale, bien qu’elle vienne perturber l’équilibre de cet alexandrin ternaire. Mais ce mot, inchangé dans cette phrase désormais haïe, résonne maintenant comme l’écho de ma solitude forcée, comme une infamie prononcée par mes propres sens.
J’ai finalement jeté mes livres au feu. Un chaque soir, dans l’âtre devenu bouche infernale, surmontée de moustaches de fumée.
Le papier bible dévoré par les flammèches, l’inflexion des voix chères que j’ai perdues. Le feu atteint les pans noircis de mon peignoir. La cheminée ne tire plus depuis longtemps et les ténèbres incendiaires m’assoupissent.