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Moderne sans être occidental. Aux origines du Japon d’aujourd’hui, de Pierre-François Souyri

Numéro 8 - 2016 par Bernard De Backer

décembre 2016

Le « réveil » impé­rial de la Chine éclipse-t-il le rôle pion­nier du Japon ? On parle certes tou­jours de l’archipel nip­pon contem­po­rain, de ses robots, son Poké­mon, ses pou­pées éro­tiques, ses man­gas et ses cen­trales nucléaires. Et tout autant, bien enten­du, du « Japon éter­nel » : ses ceri­siers, sa céré­mo­nie du thé, son théâtre Kabu­ki, ses estampes, ses temples […]

Un livre

Le « réveil » impé­rial de la Chine éclipse-t-il le rôle pion­nier du Japon ? On parle certes tou­jours de l’archipel nip­pon contem­po­rain, de ses robots, son Poké­mon, ses pou­pées éro­tiques, ses man­gas et ses cen­trales nucléaires. Et tout autant, bien enten­du, du « Japon éter­nel » : ses ceri­siers, sa céré­mo­nie du thé, son théâtre Kabu­ki, ses estampes, ses temples et ses samou­raïs. Mais le Japon dont on ne parle peut-être plus assez dans le contexte géo­po­li­tique actuel, c’est celui de l’ère Mei­ji (1868 – 1912) — mot qui signi­fie « gou­ver­ne­ment éclai­ré », une expres­sion chi­noise ins­pi­rée du Livre des muta­tions, mais dont le sens, par ana­lo­gie et détour­ne­ment signi­fi­ca­tifs, dési­gnait aus­si les Lumières. Celles qui viennent d’Occident, avec leurs puis­sances et leurs ombres, et dont l’Archipel a su tirer par­ti sans y perdre son « esprit ». Avec des ten­sions vio­lentes, des embar­dées ins­truc­tives et par­fois meur­trières, à l’image de celles de son modèle euro­péen ; ce qui ne l’a pas empê­ché de reprendre son cours démo­cra­tique, à la dif­fé­rence de la Chine.

Le livre1 de P.-F. Souy­ri tombe dès lors à pic pour nous ins­truire de l’histoire éton­nante d’un phé­no­mène qui semble unique au monde : com­ment un pays non occi­den­tal, un « peuple du bout du monde », jamais enva­hi ni colo­ni­sé (mais qui fut colo­ni­sa­teur par imi­ta­tion), a‑t-il pu deve­nir, dès la fin du XIXe siècle, un pays moderne dans les deux sens du mot : techno­scientifique et poli­tique ? Com­ment un espace aus­si insu­laire, fer­mé tota­le­ment au monde exté­rieur pen­dant les deux siècles et demi de la période Edo (1603 – 1868) — hors la minus­cule enclave de Deji­ma, face à Naga­sa­ki, d’où fil­traient les « sciences hol­lan­daises » — a‑t-il pu cap­ter aus­si rapi­de­ment les savoirs tech­niques et pra­tiques, cer­tains modes de vie et mou­ve­ments sociaux occi­den­taux ? Et cela au prix de quelles oscil­la­tions pen­du­laires, d’adoptions enthou­siastes et de rejets violents ?

Le Japon n’est pas une ile

L’ouvrage de Souy­ri, qui compte près de cinq-cents pages, est lar­ge­ment chro­no­lo­gique et thé­ma­tique, les deux aspects se recou­pant en bonne par­tie au gré des flux et reflux de l’occidentalisation, sous l’effet de fac­teurs internes ou externes. Mais il opère éga­le­ment des cadrages chro­no­lo­giques plus éten­dus lors de l’approfondissement de cer­tains thèmes — comme la démo­cra­tie, l’individualisation, le fémi­nisme, le paci­fisme, le socia­lisme, l’écologie ou, au contraire, le rai­dis­se­ment iden­ti­taire et hié­rar­chique, la sacra­li­sa­tion impé­riale et les déploie­ments guerriers.

Avant d’entrer dans le vif de cette his­toire au sens chro­no­lo­gique du terme, il convient d’abord de situer les choses dans l’espace, dimen­sion qui est mal­heu­reu­se­ment absente d’un livre dépour­vu de car­to­gra­phie2. Sans elle, on ne peut en effet pas com­prendre nombre d’aspects de la pro­blé­ma­tique déve­lop­pée dans l’ouvrage. Situé au large de la Corée et de la Rus­sie, le Japon (Nihon) n’est pas une ile, mais un archi­pel. Il com­porte, for­mant un arc insu­laire bor­dant la côte asia­tique, quatre iles prin­ci­pales : Hok­kaidō (la plus sep­ten­trio­nale), Hon­shū (la plus grande), Shi­ko­ku (la plus petite) et Kyū­shū (la plus méri­dio­nale). Si les capi­tales impé­riales et sho­gu­nales (Asu­ka, Nara, Kyo­to et Tokyo — autre­fois appe­lée Edo) sont situées sur la grande ile de Hon­shū où se trouve le cœur poli­tique du Japon impé­rial, c’est l’extrême sud de Hon­shū et sur­tout Kyū­shū qui se révèlent les plus signi­fi­ca­tifs pour notre sujet. Kyū­shū est en effet l’ile la plus proche de la Corée (quelques heures de bateau) et, par là, de la Chine. C’est prin­ci­pa­le­ment par cette ile — où se trouvent les villes por­tuaires de Naga­sa­ki, Fukuo­ka et Kago­shi­ma — que tran­si­tèrent les influences occi­den­tales (por­tu­gaises et néer­lan­daises). Cela explique le rôle très impor­tant joué par ces trois villes et les « clans du Sud-Ouest » dans la « réno­va­tion de Mei­ji »3 ; d’autant que Kyū­shū fut, un mil­lé­naire aupa­ra­vant, le lieu de pas­sage d’apports chi­nois — rizi­cul­ture, écri­ture, boud­dhisme, confu­cia­nisme, arts, culture maté­rielle — qui che­mi­nèrent par la Corée, ain­si que des « mis­sions » japo­naises en Chine, consti­tuant un pré­cé­dent des voyages d’étude en Europe et aux États-Unis. Le Japon n’est donc pas une ile autiste, mais un archi­pel spa­tia­le­ment très pola­ri­sé, ouvert sur le monde, avec inter­mit­tences, audace et prudence.

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Les pre­miers contacts avec l’Europe4 seront le fait des Por­tu­gais qui débarquent dans l’ile de Tane­ga­shi­ma, au sud de Kyū­shū, en 1543 ; puis de Fran­çois-Xavier et des Jésuites à Kago­shi­ma en 1549. Le chris­tia­nisme (et les arque­buses) se pro­page entre les pre­mières pré­di­ca­tions à Kyū­shū et l’interdiction totale de la reli­gion chré­tienne en 1612, peu après le début de la période Edo. Seuls les mar­chands hol­lan­dais, adver­saires réso­lus des « papistes », sont auto­ri­sés à com­mer­cer de leur enclave de Deji­ma dans le port de Naga­sa­ki (ville fon­dée par les Por­tu­gais). Des chré­tiens cachés (kakure kiri­shi­tan) sur­vi­vront pen­dant trois siècles, consti­tuant une com­mu­nau­té à l’histoire poi­gnante et tra­gique5. Loin d’être une période de stag­na­tion, les deux siècles de sta­bi­li­té de la période Edo connai­tront une rela­tive pros­pé­ri­té, une urba­ni­sa­tion et le déve­lop­pe­ment d’une pro­to-indus­trie. Le pays a donc vécu, durant cette période, un essor endo­gène qui consti­tue­ra la matrice du Japon moderne6.

Ces balises étant posées pour le lec­teur peu fami­lier de la topo­gra­phie nip­ponne et de son his­toire7, voyons ce que nous « raconte » P.-F. Souy­ri. Le sujet du livre s’étend des der­nières années de la période Edo, diri­gée par le sho­gun (géné­ra­lis­sime) depuis Edo (actuelle Tokyo), au début du tota­li­ta­risme japo­nais des années 1930. Le cœur en est consti­tué par la « réno­va­tion Mei­ji », qui res­tau­ra l’empereur au détri­ment du sho­gun et entre­prit de s’instruire des secrets de la puis­sance occi­den­tale, après avoir été mena­cé par des canon­nières qui lui avaient impo­sé des « trai­tés inégaux ».

L’ambition du livre, comme l’indique son titre Moderne sans être occi­den­tal, est de mon­trer, de manière argu­men­tée et docu­men­tée, com­bien la moder­ni­sa­tion du Japon s’appuie autant sur des apports euro­péens que sur des faci­li­ta­teurs cultu­rels d’origine chi­noise ou endo­gènes (boud­dhisme, taoïsme, confu­cia­nisme, mais aus­si shin­tô). Comme l’écrit l’auteur en intro­duc­tion, « le pro­ces­sus iden­ti­fié comme moder­ni­sa­tion a tou­jours joué au Japon sur des influences mul­tiples, emprun­tant tour à tour à l’Occident, mais aus­si — c’est moins connu — à la Chine ou à des savoirs de nature endo­gène. Ces influences furent réin­ter­pré­tées, réin­ven­tées, modu­lées selon des agen­ce­ments sin­gu­liers ». Le sujet est d’autant plus impor­tant qu’il concer­ne­ra ensuite la Chine et toute l’Asie orien­tale — l’Archipel jouant un rôle d’avant-garde et de pas­seur dans ce domaine. C’est en effet par le Japon que nombre d’éléments occi­den­taux tran­si­tèrent avant de tou­cher la Chine et d’autres régions d’Extrême-Orient. Quand on connait la mon­tée en puis­sance de cette par­tie du monde, il semble per­ti­nent de se pen­cher sur cette sin­gu­lière alchi­mie his­to­rique et cultu­relle, qui a joué un rôle pion­nier. Et qui avait été gran­de­ment faci­li­tée par les déve­lop­pe­ments anté­rieurs de la période Edo.

Le vent se lève

On ne pour­ra évi­dem­ment pas « résu­mer » un livre aus­si touf­fu ni se rési­gner à des­si­ner sco­lai­re­ment le sque­lette de son conte­nu. Nous avons donc pris le par­ti de trai­ter de quelques thé­ma­tiques cen­trales. La pre­mière est rela­tive aux effets de souffle de la puis­sance occi­den­tale, que nous pla­çons sous l’égide du der­nier film d’animation de Mya­za­ki Hayao : Le vent se lève. Titre ins­pi­ré d’un poème de Paul Valé­ry, et de son coro­laire moral : « il faut ten­ter de vivre…». C’est en effet l’image qu’utilisera un des « mis­sion­naires » — et incon­tes­ta­ble­ment le « géant »8 de Mei­ji — Fuku­za­wa Yuki­chi, dans un article célèbre de 1885 : « Le souffle de la civi­li­sa­tion occi­den­tale pro­gresse vers l’Orient et, par­tout, herbes et arbres s’y plient ». Rap­pe­lons l’importance du vent (kaze) dont l’esprit (kami), sous forme de typhon, aurait pro­té­gé le Japon des inva­sions sino-mon­goles de 1274 et 1281 à Fukuo­ka, et qui don­na son nom aux pilotes sui­ci­daires de la Seconde Guerre. Mais, au XIXe siècle, le vent n’est pas japonais…

Après la pre­mière ren­contre avec les Euro­péens aux XVIe-XVIIe siècles, un nou­veau choc ébranle l’Archipel dans les années 1850. Il ne s’agit plus d’Ibères bar­bus et mal­odo­rants, avec leurs mis­sels et leurs arque­buses, mais de navires en pro­ve­nance des États-Unis, qui imposent le libre-échange à coups de canons et de « trai­tés inégaux ». Le régime des sho­guns héré­di­taires est par ailleurs à bout de souffle, la caste mili­taire qui le dirige étant dis­cré­di­tée par une socié­té qui a connu une trans­for­ma­tion pro­fonde. Le pays se trouve dès lors confron­té à un double défi : réagir à la menace occi­den­tale et se réfor­mer poli­ti­que­ment pour ren­for­cer ses capa­ci­tés et ne pas être « colo­ni­sable »9. La réac­tion face au souffle occi­den­tal ne sera plus le rejet et le repli, plus dif­fi­cile géo­po­li­ti­que­ment, mais bien l’apprentissage des res­sorts de cette puis­sance. Ceci par plu­sieurs « mis­sions » en Europe et aux États-Unis, ain­si que d’innombrables tra­duc­tions de livres scien­ti­fiques ou poli­tiques. Comme au judo, le lut­teur sait qu’il ne pour­ra résis­ter qu’en uti­li­sant la force de l’adversaire — ce qu’il avait com­men­cé de faire avec les « études hollandaises. »

Les mis­sions japo­naises en Occi­dent débu­te­ront sous l’ère Edo et se pour­sui­vront sous Mei­ji. Pour la pre­mière fois, il ne s’agira plus d’un appren­tis­sage livresque, mais bien d’une expé­rience de voyage lors de laquelle on « ver­ra de ses propres yeux ». Cer­taines de ces mis­sions sont d’initiative locale (sur­tout des clans du Sud-Ouest)10, d’autres seront offi­cielles, dont la célèbre mis­sion Iwa­ku­ra (1871), com­po­sée de membres du gou­ver­ne­ment, de l’administration et d’étudiants, et qui fera le tour du monde pen­dant… dix-huit mois. La rela­tion de ces mis­sions méri­te­rait des livres entiers (ils existent en japo­nais), voire une com­pa­rai­son avec d’autres voyages simi­laires en Occi­dent (arabes, otto­mans, russes…). Sou­li­gnons l’inversion du sens séman­tique et géo­gra­phique : ici, ce sont les « sous-déve­lop­pés » qui prennent l’initiative ; ils partent pour s’instruire et non pour se conver­tir. Si des réac­tions néga­tives se pro­dui­ront (Fuku­za­wa Yuki­chi sera mena­cé de mort à son retour), l’effet réfor­ma­teur sera consi­dé­rable, accom­pa­gné de la dif­fu­sion des récits de voyage à des cen­taines de mil­liers d’exemplaires et de l’immense tra­vail de tra­duc­tion qui suivra.

Lumières dans le Ciel

On sait l’une des consé­quences des mis­sions et tra­duc­tions, décrite en détail par Souy­ri, et que nous ne déve­lop­pe­rons pas ici : l’adoption rapide par les Japo­nais de la tech­no-science occi­den­tale et l’industrialisation qui en fut la consé­quence, avec ses coro­laires (arme­ment, trans­ports, com­mu­ni­ca­tions, éclai­rage public sym­bo­li­sant les « Lumières », méde­cine, presse, construc­tion, ensei­gne­ment et for­ma­tion…). Un déve­lop­pe­ment du pays qui le ren­dit de fait « non colo­ni­sable ». Ce qui nous semble beau­coup plus ins­truc­tif est le volet cultu­rel, social et poli­tique de cette ren­contre. Si nombre de pays non occi­den­taux ont adop­té l’appareil tech­nos­cien­ti­fique occi­den­tal, plus rares sont ceux qui furent aus­si défri­cheurs et pre­neurs de ce que l’on appelle « les valeurs » de la moder­ni­té occi­den­tale. Si les lois de la tech­nos­cience sont en prin­cipe uni­ver­selles, théo­ri­que­ment et pra­ti­que­ment, « l’universalité » de la moder­ni­sa­tion démo­cra­tique ou de la « struc­tu­ra­tion auto­nome » (Gau­chet) est plus dis­cu­tée aujourd’hui, même si cela semble « aller de soi » pour nombre de mili­tants et de poli­tiques… occi­den­taux. Le titre même de l’ouvrage que nous recen­sons ici, pose d’ailleurs la ques­tion et y répond en même temps ; nous y revien­drons. Enfin, quant à savoir si, à long terme, l’on ne peut pas « avoir l’un sans l’autre » (tech­nos­ciences sans valeurs), comme l’affirme Mar­cel Gau­chet dans un article de la revue Le Débat11, l’avenir nous le dira.

Les pion­niers japo­nais du XIXe siècle, voya­geurs ou tra­duc­teurs, se sont en tout cas vite ren­du compte que « les sciences hol­lan­daises » ne mar­chaient pas toutes seules, mais qu’elles étaient pro­duites par des socié­tés qui avaient déve­lop­pé par ailleurs bien d’autres traits dis­tinc­tifs. Les deux seraient-ils liés ? Une délé­ga­tion japo­naise aux États-Unis fut ain­si sur­prise de consta­ter que leurs inter­lo­cu­teurs étaient tota­le­ment indif­fé­rents aux des­cen­dants de leurs pré­si­dents, alors que chez eux le sho­gu­nat (ou le titre impé­rial) était trans­mis de père en fils. La liber­té de parole, le débat public, le rôle des femmes, le carac­tère non héré­di­taire des sta­tuts et de pro­fes­sions, l’égalité de droit, les pro­ces­sus élec­to­raux… intri­guaient autant (sinon plus) nos Toc­que­ville nip­pons que les mer­veilles de la tech­no-science et les pro­diges de l’industrie. Les rela­tions de leurs mis­sions four­millent de réflexions et d’anecdotes à ce sujet.

L’ouvrage de Souy­ri déve­loppe lon­gue­ment ces ques­tions dans plu­sieurs cha­pitres. Il y aura, d’un côté, l’adoption enthou­siaste par cer­tains seg­ments de la socié­té japo­naise d’aspects cen­traux des Lumières (on ne par­lait pas encore de « moder­ni­té ») — comme la liber­té, le débat, la démo­cra­tie, l’individualisation, l’égalité — en s’appuyant cepen­dant sur des vec­teurs cultu­rels sino-nip­pons qui sou­tien­dront le pro­ces­sus. Mais, de l’autre côté, des réac­tions plus ou moins vio­lentes se déve­lop­pe­ront, tout comme en Europe, face aux menaces de décom­po­si­tion du corps social sous les assauts dis­sol­vants du libé­ra­lisme socié­tal. De manière signi­fi­ca­ti­ve­ment syn­chrone, le Japon connai­tra une phase tota­li­taire dans les années 1930, en même temps que l’Allemagne ou l’Italie (le cas de la Rus­sie étant sen­si­ble­ment dif­fé­rent dans ses causes, mais pas dans ses effets)12.

C’est toute la socié­té qui est bous­cu­lée par l’effet de souffle, cela d’autant que les pro­grès de l’imprimerie et des moyens de com­mu­ni­ca­tion per­mettent de dif­fu­ser très lar­ge­ment les témoi­gnages, les tra­duc­tions et les prises de posi­tion mili­tantes dans une socié­té for­te­ment urba­ni­sée, ayant un niveau de sco­la­ri­sa­tion très éle­vé chez les deux sexes (effet cultu­rel du confu­cia­nisme). Car il ne s’agit pas de dif­fu­ser les Lumières auprès des seules élites, mais bien de tou­cher le peuple dans sa plus grande par­tie, afin de réfor­mer la socié­té en pro­fon­deur. Cer­tains iront même très loin, jusqu’à pro­po­ser l’alphabet latin (comme le fera plus tard le Viêt-Nam, après la Tur­quie), de faire de l’anglais la langue offi­cielle, voire intro­ni­ser l’Empereur comme chef de l’Église catho­lique japonaise !

Un des pro­blèmes épi­neux est la com­pré­hen­sion-tra­duc­tion de concepts occi­den­taux incon­nus en langue japo­naise, et qui se dif­fu­se­ront ensuite dans tout l’espace asia­tique extrême-orien­tal (notam­ment chi­nois). C’est le cas de notions comme « Lumières », « liber­té », « auto­no­mie », « indi­vi­du », « démo­cra­tie ». « Civi­li­sa­tion des lumières » sera tra­duit par le néo­lo­gisme chi­nois bun­mei kai­ka dans lequel on retrouve le mei (lumière) de Mei­ji et kai­ka qui signi­fie « pro­grès ». Le terme don­ne­ra par rico­chet wen­ming en chi­nois, munyeong en coréen, van minh en viet­na­mien. Liber­té ou auto­no­mie sera tra­duite par Jiyû (« être soi-même la cause de »), qui sera repris en chi­nois avec ziyou, en coréen avec chayu et en viet­na­mien avec tu do. Quant à « indi­vi­du », comme le raconte Soui­ry, « per­sonne ne com­pre­nait très bien de quoi il s’agissait », mais il « devien­dra un mot-clé pour com­prendre l’Occident ». Dif­fé­rentes ver­sions cir­cu­le­ront, comme « les gens en par­ti­cu­lier » (koko hito­bi­to), « cha­cun soi-même » (doku­ji ikko) ou « tem­pé­ra­ment où cha­cun est indé­pen­dant » (doku­ris­tu kojin no kishô). L’auteur constate, d’autre part, que les termes « liber­té », « indé­pen­dance » ou « auto­no­mie » com­mencent tous par « le sino­gramme ji, que l’on peut tra­duire par “auto-” ou “par soi-même”, comme si la popu­la­tion ordi­naire […] reven­di­quait d’être le sujet de la politique ».

Par ailleurs et plus fon­da­men­ta­le­ment, comme le men­tionne Souy­ri à tra­vers l’exemple d’auteurs de l’ère Mei­ji, c’est un bas­cu­le­ment du temps social légi­time qui se pro­duit, un chan­ge­ment du régime d’historicité : « Avec Fuku­za­wa Yuki­chi, les pen­seurs japo­nais des Lumières ren­versent toute la vision habi­tuelle de l’Histoire qui, jusque-là, se fon­dait sur les notions de légi­ti­mi­té et de ver­tu, et n’étudiaient que les faits et gestes de sou­ve­rains, des diri­geants, des héros. Le cri­tère cen­tral, c’est désor­mais l’étude de la dif­fu­sion des formes cultu­relles dans le peuple, c’est-à-dire l’étude de la civi­li­sa­tion en tant que telle. Du coup l’Histoire devient autre. On est là dans un pre­mier chan­ge­ment majeur du régime d’historicité. Le ren­ver­se­ment des concepts ren­ver­se­ra la pers­pec­tive his­to­rique. » Le jeune éco­no­miste Tagu­chi Uki­chi (vingt-deux ans en 1877) ira plus loin, pro­po­sant un nou­veau dis­cours nar­ra­tif de l’histoire japo­naise qui fera date : « Il conçoit l’histoire de l’archipel comme celle d’un “pro­grès de civi­li­sa­tion” parce qu’à chaque stade du déve­lop­pe­ment his­to­rique, la culture se dif­fuse dans l’espace et dans les dif­fé­rentes couches sociales. » Les réfé­rences ne sont plus « les grands prin­cipes », « le point fixe dans le Ciel » que sont l’Empereur et la fidé­li­té qu’on lui doit. Ce n’est donc plus le pas­sé qui fait auto­ri­té, mais le futur, comme il le remarque aus­si pour la lit­té­ra­ture13.

Les nuages s’accumulent

Comme l’écrit Souy­ri, «“Avant” le corps social tenait. “Main­te­nant” le lien social est mena­cé. Il est d’autant plus mena­cé que la “civi­li­sa­tion” en marche bous­cule, désta­bi­lise, fait perdre ses repères ». Car outre les chan­ge­ments pra­tiques et cumu­la­tifs issus de la tech­nos­cience et du pro­grès, du bous­cu­le­ment cultu­rel des men­ta­li­tés, le choc de Mei­ji débou­cha aus­si sur des mou­ve­ments sociaux et des chan­ge­ments ins­ti­tu­tion­nels. De nom­breuses asso­cia­tions, organes de presse, mou­ve­ments fémi­nistes ou éco­lo­gistes, syn­di­cats, par­tis, groupes paci­fistes virent le jour dans le contexte de la réno­va­tion de Mei­ji. Ils entrèrent en conflit avec d’autres par­ties de la socié­té et avec le pou­voir, qui connut, lui aus­si, des modi­fi­ca­tions très impor­tantes (abo­li­tion des anciens ordres, Consti­tu­tion écrite, suf­frage cen­si­taire, réforme du Code civil, ins­truc­tion obligatoire…).

Pro­gres­si­ve­ment, les ques­tions de l’identité japo­naise et des vec­teurs de son uni­té furent remises sur le tapis pour faire face d’une autre manière au « souffle de la civi­li­sa­tion occi­den­tale » et aux enjeux géo­po­li­tiques : notam­ment celui de la place du Japon en Asie, de la guerre avec la Rus­sie et du trai­te­ment de l’Archipel par les puis­sances occi­den­tales. La « japo­néi­té » fait l’objet des « études natio­nales », la reli­gion shin­tô devient culte d’État et l’Empereur un « point fixe » trans­cen­dant. Le natio­na­lisme se consti­tue en véri­table mys­tique d’État, sans que les pro­grès induits par la tech­nos­cience soient bien enten­du remis en ques­tion. On se retrouve bien­tôt dans la confi­gu­ra­tion « science occi­den­tale, âme japo­naise », dans sa ver­sion hard. Pierre-Fran­çois Souy­ri déve­loppe lon­gue­ment cet autre aspect de la moder­ni­sa­tion japo­naise, au tra­vers de cha­pitres rela­tifs à la reven­di­ca­tion de l’unité eth­no­cul­tu­relle du peuple japo­nais, des rela­tions avec l’Asie et du natio­na­lisme mys­tique qui débou­cha sur le régime mili­ta­riste tota­li­taire des années 1930, avec le départ de la SDN en 1933 et le coup d’État avor­té de 1936.

Comme le sou­ligne jus­te­ment l’auteur en conclu­sion de son livre, le pays du Soleil Levant a sui­vi un par­cours fort simi­laire à celui de ses modèles occi­den­taux, sur­tout euro­péens (alle­mand et ita­lien pour les années 1930): consti­tu­tion d’un empire colo­nial, effroi devant les effets dis­sol­vants du libé­ra­lisme socié­tal, conflits sociaux, réac­ti­va­tion d’un natio­na­lisme iden­ti­taire empreint du mythe de l’Un, tota­li­ta­risme poli­tique. La face sombre de l’histoire japo­naise au XXe siècle ne doit dès lors pas être déta­chée de sa moder­ni­sa­tion et de sa démo­cra­ti­sa­tion. Il s’agit de l’autre ver­sant de la médaille, certes pas iné­luc­table. La reli­gio­si­té mys­tique impé­riale et le régime tota­li­taire sont en quelque sorte des « copro­duc­tions » de la moder­ni­té occi­den­tale et de la japo­néi­té religieuse.

Les secrets de l’Archipel

Au sor­tir de ce livre dense et très nar­ra­tif, four­millant de détails incon­nus pour la plu­part des lec­teurs euro­péens, on ne peut qu’être ébloui par tant d’érudition et de jus­tesse d’exposé. Cela d’autant que ce tra­vail vient à point nom­mé pour sai­sir les « secrets » de la réus­site japo­naise, et par là, des autres « tigres » asia­tiques qui s’en sont ins­pi­rés. Réus­site qui a fait défaut à d’autres régions non occi­den­tales du globe, pour­tant mieux pour­vues en res­sources agri­coles et minières que cet archi­pel iso­lé et pen­tu — pério­di­que­ment rava­gé par tsu­na­mis, séismes et typhons — qui ne dis­po­sait que des fruits de la mer, des forêts et de peu de terres agricoles.

Mais l’Archipel fut irri­gué par une longue tra­di­tion d’emprunts externes, sur­tout chi­nois, ain­si que par une ouver­ture para­doxale au monde, une curio­si­té de savoir sans y perdre son « esprit ». Comme le disait Claude Levi-Strauss : « Dans un pas­sé loin­tain, le Japon a beau­coup reçu de l’Asie. Il a beau­coup reçu de l’Europe dans un pas­sé plus proche, et plus récem­ment encore des États-Unis d’Amérique. Mais tous ses emprunts furent si soi­gneu­se­ment fil­trés, leur plus fine sub­stance si bien assi­mi­lée que, jusqu’à pré­sent, la culture japo­naise n’a pas per­du sa spé­ci­fi­ci­té14. »

Il est éga­le­ment inté­res­sant de noter que le Japon, contrai­re­ment à la Chine, est un pays démo­cra­tique depuis la fin du XIXe siècle, avec des phases auto­ri­taires et une période que l’on peut qua­li­fier de tota­li­taire15. Certes, la démo­cra­tie japo­naise n’est pas « idéale » ni une copie conforme des démo­cra­ties occi­den­tales (elles-mêmes très variables). Mais ce point, que l’Archipel par­tage avec la Corée du sud et Tai­wan, mérite d’être sou­li­gné. L’auteur ne fait pas cette com­pa­rai­son avec la Chine, ce qui est sin­gu­lier, car ce sont bien les deux volets de la moder­ni­té qui ont été assi­mi­lés par le Japon, à sa manière inimi­table. On regret­te­ra éga­le­ment que la théo­ri­sa­tion des points d’appui endo­gènes (vec­teurs cultu­rels chi­nois, res­sources sym­bo­liques japo­naises, che­min déjà par­cou­ru dans la recherche et l’assimilation d’éléments chi­nois ou « hol­lan­dais »), qui consti­tuent la thèse cen­trale du livre de P.-F. Souy­ri, ne soit pas plus sys­té­ma­tique. Il est certes fait appel à tel ou tel trait cultu­rel asia­tique (impor­tance du savoir dans le confu­cia­nisme, fémi­nisme et éco­lo­gie dans le shin­toïsme ani­miste et matriar­cal, rôle de l’impermanence et de la vacui­té dans le boud­dhisme16), comme point d’appui faci­li­tant l’assimilation syn­cré­tique de la moder­ni­té, mais sans que cela ne soit véri­ta­ble­ment théorisé.

Ain­si, par exemple, on ne trouve pas d’exposé sys­té­ma­tique sur les sys­tèmes de sens internes aux reli­gions d’Asie, ain­si que sur leurs dif­fé­rences avec les mono­théismes abrah­ma­niques dans leur rap­port au poli­tique, à la hié­rar­chie sociale et à l’économie. Par ailleurs, un phé­no­mène aus­si impor­tant que le bas­cu­le­ment du temps légi­time du pas­sé vers l’avenir n’est évo­qué que de manière inci­dente, sans lien struc­tu­rel avec le reste. Gageons que ce tra­vail plus sys­té­ma­tique pour­ra faire l’objet d’un nou­vel ouvrage, de P.-F. Souy­ri ou d’un autre auteur. À moins qu’il n’existe déjà en langue japonaise…

  1. Publié chez Gal­li­mard dans la « Biblio­thèque des his­toires », 2016.
  2. Tout à l’opposé du livre de l’historien Timo­thy Sny­der, Terres de sang, qui ne com­porte pas moins de trente-six cartes. Cette absence de car­to­gra­phie est assez fré­quente dans l’édition his­to­rio­gra­phique française.
  3. L’auteur pré­fère l’expression « réno­va­tion » à celle, clas­sique, de « res­tau­ra­tion », car il s’agissait bien de réno­ver le pays, mais « par en haut ». Ce n’était donc ni une révo­lu­tion « par le bas », ni une res­tau­ra­tion conser­va­trice, mais un pro­ces­sus hybride de réno­va­tion par le biais de la figure som­mi­tale de l’Empereur. Ain­si qu’une revanche des clans du Sud-Ouest (Kyū­shū) sur ceux du Nord-Est (région de Kantō, Honshū).
  4. Sur ce sujet, voir La décou­verte du Japon par les Euro­péens (1543 – 1552), Édi­tions Chan­deigne, 2013.
  5. Voir Silence de Shu­sa­ku Endo, Denoël, 1992 pour la ver­sion fran­çaise, bien­tôt un film de Mar­tin Scorsese.
  6. À titre d’exemple, 40 % de la popu­la­tion mas­cu­line savait lire et écrite à la fin de l’ère Edo, ce qui cor­res­pond au niveau de la France en 1789. L’imprimerie et l’édition étaient déve­lop­pées, encou­ra­gées par le confu­cia­nisme qui valo­ri­sait le savoir. Edo (Tokyo) comp­tait un mil­lion d’habitants. Les « sciences hol­lan­daises » se sont par ailleurs dif­fu­sées — notam­ment la pers­pec­tive chez le célèbre peintre Hokusai.
  7. Pour une chro­no­lo­gie détaillée de l’histoire du Japon, voir le cha­pitre « Chro­no­lo­gie géné­rale » de P.-F. Souy­ri dans Japon, peuple et civi­li­sa­tion, Jean-Fran­çois Sabou­rat (dir.), Édi­tions La Décou­verte, 2004.
  8. Selon les termes de Hide­ka­ta Ishi­da dans « La « nais­sance » de la phi­lo­so­phie dans le Japon moderne », La dyna­mique du Japon. De Mei­ji à 2015, J.-F. Sabou­ret (dir.) CNRS Édi­tons, 2015. Fuku­za­wa Yuki­chi (1835 – 1901), natif de Kyū­shū et mai­tri­sant par­fai­te­ment le néer­lan­dais qu’il ensei­gna à l’école navale, est un per­son­nage hors du com­mun, tout à fait essen­tiel pour cette période. Il est à la fois voya­geur en Occi­dent avant l’ère Mei­ji (aux États-Unis en 1860 et en Europe en 1862), auteur dont les témoi­gnages et les essais furent dif­fu­sés à des cen­taines de mil­liers d’exemplaires, tra­duc­teur des prin­ci­paux concepts des Lumières dont il fut une figure cen­trale au Japon. Le pre­mier volume de son œuvre majeure, Choses d’Occident (dix volumes), fut tiré à 250.000 exem­plaires. Son por­trait figure sur les billets de 10.000 yens.
  9. Pour reprendre le concept for­gé par le pen­seur algé­rien Malek Ben­na­bi (1905 – 1973).
  10. Une stèle gran­diose à la sor­tie de la gare de Kago­shi­ma repré­sente les dix-neuf étu­diants par­tis en 1865, et un musée leur est consa­cré. Voir B. De Backer, « Pray for Japan », La Revue nou­velle, octobre 2011.
  11. « Quand on se sai­sit de ces objets, de ces ins­tru­ments, de ces modes de réflexion et d’action, on attrape avec eux l’esprit de la struc­tu­ra­tion auto­nome, contrai­re­ment à l’impression que l’on pour­rait avoir l’un sans l’autre ; en appa­rence oui, en réa­li­té, non », dans « Les res­sorts du fon­da­men­ta­lisme isla­mique », Le Débat, n° 185, mai-aout 2015 [nous soulignons].
  12. L’absence d’une évo­ca­tion du Japon dans l’ouvrage de M. Gau­chet, L’avènement de la démo­cra­tie À l’épreuve des tota­li­ta­rismes. 1914 – 1974 (Gal­li­mard 2010) est sur­pre­nante, même si le livre ne concerne que l’Europe. Et cela d’autant que l’auteur y évoque les États-Unis. Nous lui avons posé la ques­tion lors de sa pré­sen­ta­tion du livre à Bruxelles. Il nous a répon­du que son livre ne concer­nait que l’Europe et que le tota­li­ta­risme dans les pays ayant subi le joug colo­nial (Cam­bodge, Chine…) consti­tuait par ailleurs une pro­blé­ma­tique très dif­fé­rente. Rap­pe­lons que le Japon n’a jamais été colo­ni­sé. Nous men­tion­nons cette ques­tion dans la note 9 de notre recen­sion du livre de M. Gau­chet dans La Revue nou­velle, avril 2011.
  13. Notam­ment les essais de Toko­tu­mi Sohô, Le Japon du futur et La Jeu­nesse du nou­veau Japon (1885 – 1887), à par­tir des­quels Soui­ry sou­ligne « la paru­tion de nombre d’ouvrages de fic­tion ou d’essais poli­tiques qui se pro­je­taient dans l’avenir, ce qui était une nou­veau­té dans la lit­té­ra­ture japonaise ».
  14. Dans « Place de la culture japo­naise dans le monde », confé­rence pro­non­cée à Kyô­to en 1988 (texte repris dans L’autre face de la lune. Écrits sur le Japon, Seuil, 2011).
  15. Comme l’écrit un spé­cia­liste de l’histoire du Japon : « L’évocation du pas­sé, l’exhumation de l’ancienne mys­tique impé­riale et l’exaltation des ver­tus de l’ère Toku­ga­wa [ndlr : période Edo] semblent avoir été les com­po­santes essen­tielles de l’idéologie des années trente. Il ne pou­vait être ques­tion de res­tau­rer pour autant l’ancienne socié­té, ni même de res­tau­rer les ins­ti­tu­tions de l’époque Mei­ji […] Le Japon mili­ta­riste avait donc davan­tage de traits com­muns avec les États tota­li­taires euro­péens, les tota­li­ta­rismes de droite en par­ti­cu­lier, qu’avec l’ancien Japon […] Dans le Japon des années 1930, une auto­cra­tie de type pré­mo­derne ne semble guère plus conce­vable qu’en Occi­dent. Le tota­li­ta­risme est deve­nu le seul sub­sti­tut pos­sible du régime démo­cra­tique » Edwin Rei­schauer dans His­toire du Japon et des Japo­nais, Seuil, 1970.
  16. Je me per­mets sur ce point de ren­voyer à mon article « Vacui­té occi­den­tale et miroir boud­dhique », La Revue nou­velle, aout 2004.

Bernard De Backer


Auteur

sociologue et chercheur