Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Miss SDF, pauvre mais propre

Numéro 11 Novembre 2009 par Joëlle Kwaschin

avril 2015

Il est peut-être bel homme, peut-être jeune, mais il a replié une jambe contre lui et posé le front sur le genou ne don­nant à voir aux rares regards des pas­sants qu’un bon­net de laine sombre. Pas plus que lui, le chien noir qui dort, à moi­tié enfoui sous une cou­ver­ture, ne lève un œil vers la pièce […]

Billet d’humeur

missdakloos_fi.jpg

Il est peut-être bel homme, peut-être jeune, mais il a replié une jambe contre lui et posé le front sur le genou ne don­nant à voir aux rares regards des pas­sants qu’un bon­net de laine sombre. Pas plus que lui, le chien noir qui dort, à moi­tié enfoui sous une cou­ver­ture, ne lève un œil vers la pièce qui tombe. L’homme ne la récu­père qu’assuré que per­sonne ne le regarde. On est le 12 octobre, on res­sort la garde-robe d’hiver. Dans quel abîme de déses­poir et de honte doit-il être noyé pour ne pas oser lever les yeux, lan­cer comme cer­tains un bon­jour, mer­ci, pas­sez une bonne jour­née qui les ins­crivent dans un échange ? Une pièce, un sou­hait. On est le 12 octobre à 8 heures à la gare bruxel­loise du Luxem­bourg, il y a du givre sur les pare-brise des voi­tures qui ont pas­sé la nuit dehors, et Miss SDF Bel­gique vient d’être élue pour la pre­mière fois.

Elle a du mérite, Thé­rèse Van Belle, la lau­réate qui a vécu un mois dans la rue, et c’est d’ailleurs ce qui lui était deman­dé. « Les can­di­dates doivent avoir le sou­hait expli­cite d’abandonner la vie de la rue et de s’engager, avec un enca­dre­ment, à déve­lop­per une vie sociale », disait la très suc­cincte pré­sen­ta­tion du concours. L’homme qui voit le monde depuis le trot­toir et les jambes des navet­teurs, lui, doit être, comme beau­coup de ces galé­riens, trop loin dans la misère maté­rielle et psy­chique pour seule­ment oser ima­gi­ner s’en sor­tir, déso­cia­li­sé à tel point que cer­taines réa­li­tés n’ont peut-être plus de sens.

L’infirmière à l’origine de ce concours gère quatre mai­sons pri­vées d’accueil pour per­sonnes sans domi­cile fixe qui ne béné­fi­cient pas de l’agrément des pou­voirs publics. Elle a ins­crit sa fille à son insu à un concours de miss — un de ceux des­ti­nés à des décer­ve­lées déco­ra­tives — pour la sor­tir de la drogue. La demoi­selle doit être tirée d’affaire puisqu’elle a publié un recueil de poèmes, et maman s’est dit que l’expérience était repro­duc­tible. Pour évi­ter la concur­rence avec fifille, dont la pho­to­gra­phie sur son site per­son­nel laisse pen­ser qu’elle est prête à se lan­cer dans une car­rière de star du por­no, ce sera la « beau­té inté­rieure » qui est jugée. Le pre­mier prix : un an de loyer payé et, comme pour les neuf autres fina­listes, un « enca­dre­ment vers un emploi stable » sans autre précision.

« Qui veut peut », la vieille antienne volon­ta­riste couvre un men­songe : les causes du sans-abrisme, du chô­mage, du déclas­se­ment, de tous les pro­blèmes sociaux sont uni­que­ment indi­vi­duelles. Si vous êtes dans la rue, c’est que vous avez acquies­cé au mal­heur, vous l’avez fabri­qué même, vous n’aviez qu’à… Assu­mez ou acti­vez-vous. Si vous vous met­tez debout, de braves dames d’œuvre vous ten­dront une main cha­ri­table. Celle qui gagne­ra ne « sera pas for­cé­ment la plus jolie, mais bien la plus méri­tante, la plus cou­ra­geuse, ani­mée d’une volon­té de s’en sor­tir ». Qui veut peut, comme si la capa­ci­té de vou­loir ne fai­sait pas par­tie du pro­blème. Com­ment encore vou­loir quand la rue impi­toyable en toute sai­son abîme et brise les femmes et les hommes ?

Sur le site, un clip est cen­sé moti­ver les femmes à s’inscrire. La blonde fifille à maman se livre avec force tré­mous­se­ments à un strip-tease. Puisqu’il faut tout de même faire preuve d’un peu de digni­té, on ne lui voit que le dos dénu­dé. Elle se désape, enlève des couches de pulls et tee-shirts, sup­po­sées illus­trer la rue, enlève un éblouis­sant sou­tien-gorge blanc noué d’un large ruban et enfile une robe du soir rouge flam­boyant. Elle relève négli­gem­ment ses che­veux en un chi­gnon éla­bo­ré et se met du rouge à lèvres sans ces­ser de se tor­tiller. Elle se glisse dans une écharpe tri­co­lore tri­co­tée pure laine belge et se pose une cou­ronne sur la tête… La fin du clip demande de « sup­por­ter » les can­di­dates. Pour­quoi fau­drait-il donc subir cette insulte faite à toutes celles et ceux nau­fra­gés1 dans la rue ? Pour­quoi les tra­vailleurs sociaux qui sont sur le ter­rain depuis des dizaines d’années devraient-ils accep­ter de voir rui­ner leurs efforts2 ?

Sur la page d’accueil du site, enca­drée d’une espèce de dra­peau belge ember­li­fi­co­té, une jeune femme ultra-mince en bolé­ro de den­telle et bas à jar­re­telles noirs se tient très cam­brée, une jambe en avant, une main sur la fesse, l’autre levée vers une cou­ronne dorée. Même les concours de miss « tra­di­tion­nels » n’osent pas un mau­vais goût aus­si ache­vé et font sem­blant d’avoir com­pris que les femmes n’étaient pas des objets sexuels qui attendent le bon plai­sir des mâles. La « beau­té inté­rieure » qui doit dépar­ta­ger les can­di­dates s’exhibe d’une façon sacré­ment putas­sière. Jean-Marc Deli­zée, secré­taire d’État à la Lutte contre la pau­vre­té, qua­li­fie avec rai­son ce cirque indé­cent de « Star’Ac de la misère ».

Pour­tant, les dames patron­nesses affirment déve­lop­per un « pro­jet social construc­tif : sen­si­bi­li­sa­tion concer­nant les causes et les consé­quences de la vie dans la rue. Le mes­sage sous-jacent de cette élec­tion est celui de la sen­si­bi­li­sa­tion du grand public et de la poli­tique autour du thème être sans abri. Ceci avec un carac­tère pré­ven­tif. Les sans-abri sont de plus en plus jeunes ». Ces dames n’ont pas lési­né sur les images, mais se sont mon­trées par­ti­cu­liè­re­ment pingres en matière de tra­duc­tion ; le site inter­net est écrit en pata­gon et par­vient même à écor­cher le pré­nom de la lau­réate. Si leur connais­sance du sec­teur équi­vaut à leur rigueur…

« Cha­cun a le droit de mener une vie conforme à la digni­té humaine. Ce droit com­prend le droit à un loge­ment décent » (article 23 de la Consti­tu­tion). Fau­dra-t-il désor­mais que les plus dému­nis, non contents de devoir vivre dans la rue, fassent le trot­toir pour se voir recon­nus leurs droits fon­da­men­taux ? Longue est la liste de tous les sans qui ne béné­fi­cient pas de droits élé­men­taires. Un peu d’imagination suf­fi­ra pour orga­ni­ser les divers concours.

N’était une telle com­plai­sance dans la vul­ga­ri­té qui insulte les per­sonnes sans logis et les asso­cia­tions qui tentent de leur rendre droits et digni­té, on eût peut-être pu sou­rire d’une ini­tia­tive désar­mante de mal­adresse, mais ani­mée des meilleures inten­tions du monde. Après tout, comme l’une des fina­listes l’a décla­ré dans un entre­tien, tout est bon pour sor­tir de la rue. On se gar­de­ra bien de lui contes­ter ce désir, mais ce mépris des femmes répond à une concep­tion de la socié­té digne des feuille­tons du XIXe siècle : les pauvres n’ont pas de droits et ne peuvent qu’espérer en la com­pas­sion et la bon­té de ceux qui sau­ront appré­cier leur mérite. Pauvres certes, mais propres.
inscription.jpg

  1. Declerck P., Les nau­fra­gés, Plon, coll. « Terre humaine », 2001.
  2. Ber­nard De Backer, « Aide aux sans-abri : la cloche et la brique », La Revue nou­velle, sep­tembre 2008.

Joëlle Kwaschin


Auteur

Licenciée en philosophie