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Miracle et mirage du réveil de l’Inde

Numéro 11 Novembre 2009 par François Reman

novembre 2009

La plus grande démo­cra­tie au monde, l’emblème du paci­fisme, un pays spi­ri­tuel­le­ment trans­cen­dé, l’Inde qui brille (India­shi­ning) ou encore un modèle de mul­ti­cul­tu­ra­lisme. Tels sont les traits du por­trait qu’on se fait de l’Inde. Tous ne sont pas exempts de sté­réo­types qui ren­voient l’ob­ser­va­teur « non ini­tié » à un ima­gi­naire fan­tas­ma­go­rique où la ten­ta­tion est tou­jours grande […]

La plus grande démo­cra­tie au monde, l’emblème du paci­fisme, un pays spi­ri­tuel­le­ment trans­cen­dé, l’Inde qui brille (India­shi­ning) ou encore un modèle de mul­ti­cul­tu­ra­lisme. Tels sont les traits du por­trait qu’on se fait de l’Inde. Tous ne sont pas exempts de sté­réo­types qui ren­voient l’ob­ser­va­teur « non ini­tié » à un ima­gi­naire fan­tas­ma­go­rique où la ten­ta­tion est tou­jours grande de pro­je­ter des caté­go­ries par­fois irré­flé­chies sur des phé­no­mènes peu ou mal com­pris. La fas­ci­na­tion qu’a sus­ci­tée l’ar­ri­vée fra­cas­sante d’un per­son­nage comme Laksh­mi Mit­tal dans le milieu de la sidé­rur­gie euro­péenne n’a incon­tes­ta­ble­ment pas aidé à sai­sir les par­ti­cu­la­ri­tés de ce pays.

Pour autant, et là réside la dif­fi­cul­té à déchif­frer l’Inde, ce por­tait n’est même pas tota­le­ment faux. Car effec­ti­ve­ment, comme le prouvent les der­nières élec­tions, et la vic­toire du Par­ti du Congrès, l’Inde est bel et bien une grande démo­cra­tie. C’est aus­si une puis­sance éco­no­mique. Les indi­ca­teurs sont par­lants : en 2008, la crois­sance affi­chait un taux de 7,4%. La Banque mon­diale classe l’Inde au dou­zième rang des éco­no­mies mon­diales avec un PIB de 1120 mil­liards de dol­lars. La dia­spo­ra indienne est pré­sente dans de nom­breux pays sou­vent mas­si­ve­ment comme aux États-Unis et en Angle­terre où elle occupe des postes clés. Chaque année, des mil­liers d’in­gé­nieurs sortent des uni­ver­si­tés et contri­buent à faire de ce pays une réfé­rence en matière de tech­no­lo­gies de l’in­for­ma­tion. En termes de rela­tions inter­na­tio­nales, l’Inde s’est rap­pro­chée des États-Unis, ten­tant de conte­nir les ambi­tions chi­noises sur la région et d’af­fai­blir son voi­sin et enne­mi, le Pakis­tan. En tant que puis­sance nucléaire, elle pour­rait lar­ge­ment aspi­rer à occu­per un siège au Conseil de sécu­ri­té de l’ONU.
Cela dit, pour le voya­geur occi­den­tal l’Inde c’est un mélange de révul­sion face à l’im­mense pau­vre­té et misère dans les grandes villes et de séduc­tion de l’é­trange, des odeurs, des cou­leurs et de cette affa­bi­li­té « typi­que­ment indienne » attri­buant sans doute ce qu’il ne veut pas voir à un cer­tain mys­ti­cisme de la pau­vre­té, car l’Inde comme l’é­cri­vait naï­ve­ment Marc Twain au XIXe­siècle, « c’est le pays des rêves et des délices, des richesses fabu­leuses et de la fabu­leuse pauvreté ».

Cet incor­ri­gible opti­misme occi­den­tal s’est encore expri­mé à tra­vers le résul­tat des der­nières élec­tions légis­la­tives quand de nom­breux organes de presse ont salué la « matu­ri­té » des élec­teurs qui ont pré­fé­ré don­ner leurs voix au Par­ti du Congrès plu­tôt qu’aux natio­na­listes du Bha­ra­tiya Jana­ta Par­ty (BJP, Par­ti du peuple indien, natio­na­liste hin­dou) un peu comme si les Indiens par nature res­sem­blaient à de grands ado­les­cents un peu naïfs jamais à l’a­bri de com­mettre une bévue. Mais peut-être se sont-ils sim­ple­ment com­por­tés en élec­teurs res­pon­sables, capables de récom­pen­ser les pro­grès accom­plis, mais aus­si de sanc­tion­ner la pas­si­vi­té poli­tique, comme dans l’É­tat du Bihar dont le gou­ver­ne­ment est diri­gé par un non-congressiste.

La gauche, dont le par­ti le plus repré­sen­ta­tif est le Par­ti com­mu­niste, s’est effon­drée, per­dant du cré­dit auprès de classes moyennes à force d’a­voir titillé leur fibre natio­na­liste avec son dis­cours anti­nu­cléaire et de contes­ta­tion par rap­port à toute stra­té­gie de rap­pro­che­ment avec les États-Unis, mais aus­si, dans les classes popu­laires pour avoir pri­vi­lé­gié à tout prix le déve­lop­pe­ment indus­triel et ses nom­breuses consé­quences désas­treuses sur l’en­vi­ron­ne­ment au détri­ment des popu­la­tions rurales. Débar­ras­sé de sa gauche et de sa droite, le très cen­triste Par­ti du Congrès dis­pose main­te­nant d’un bou­le­vard devant lui pour pré­si­der à la des­ti­née du pays. Mais pour le Pre­mier ministre Man­mo­han Singh, les défis à rele­ver sont aus­si nom­breux que les obs­tacles à contourner.

Les grands défis à relever

Car avec la vic­toire viennent les res­pon­sa­bi­li­tés, et le Pre­mier ministre va devoir déployer tout son savoir-faire pour répondre aux attentes énormes de la popu­la­tion, en par­ti­cu­lier de la part des femmes dont le sta­tut reste extrê­me­ment pré­caire, mais aus­si de la part de la com­mu­nau­té musul­mane qui vit dans des condi­tions de vie pénibles1. Enfin, s’ap­puyant sur un taux de crois­sance très éle­vé, il reste à voir quel modèle éco­no­mique le gou­ver­ne­ment indien se sent apte à por­ter, sachant qu’une course à la crois­sance effré­née peut exclure une grande par­tie de la popu­la­tion. Avec 1,2 mil­liard d’ha­bi­tants, l’Inde ne peut faire l’im­passe d’une réflexion sur un type de crois­sance durable et équi­table si elle veut rele­ver les défis qui l’at­tendent en ce début du XXIe siècle. L’ar­ticle de Cheyenne Kri­shan sur les ravages envi­ron­ne­men­taux engen­drés par l’ex­ploi­ta­tion minière en Oris­sa montre que ce débat doit être posé urgem­ment sans quoi les ver­tus de la démo­cra­tie indienne se ver­ront remises en ques­tion de manière bru­tale comme l’illustre la résur­gence du naxa­lisme dans l’est du pays.

Si sa crois­sance démo­gra­phique peut paraître à pre­mière vue, le talon d’A­chille de l’Inde, elle peut aus­si repré­sen­ter sa force comme l’ex­plique l’ar­ticle d’O­li­vier Der­ruine ; car au sein du club des pays émer­gents, si le pays par­vient à allier crois­sance démo­gra­phique et crois­sance éco­no­mique durable, alors le dyna­misme de sa popu­la­tion s’a­vé­re­ra un atout impa­rable. Mais au-delà de la crois­sance éco­no­mique et de sa vita­li­té entre­pre­neu­riale, il fau­dra ren­for­cer rapi­de­ment les infra­struc­tures jugées défaillantes, réfor­mer une admi­nis­tra­tion inef­fi­cace, lut­ter contre le fléau de la cor­rup­tion et prê­ter une atten­tion prio­ri­taire à la san­té et à l’en­sei­gne­ment fondamental.

Vrai­ment indé­chif­frable l’Inde ? Le pays mérite en tout cas mieux que cer­taines visions sté­réo­ty­pées faus­se­ment opti­mistes entre­te­nues et même accep­tées par les Indiens eux-mêmes. Quelques indi­ca­teurs sociaux peuvent aider à dres­ser un por­trait moins brillant. Clas­sé cent trente-deuxième sui­vant son indice de déve­lop­pe­ment humain, le pays compte près de 300millions de pauvres, une femme sur deux est anal­pha­bète, la mor­ta­li­té infan­tile demeure éle­vée avec un taux de 63 décès pour 1000 nais­sances vivantes et près de la moi­tié des enfants souffrent de mal­nu­tri­tion. Quant à la pau­vre­té abso­lue, « l’Inde compte envi­ron 20% des per­sonnes vivant dans le monde avec moins d’un dol­lar par jour, de sorte que ce qui se passe en Inde ne reflète pas seule­ment la ten­dance mon­diale, mais en consti­tue l’un des déter­mi­nants majeurs2 ».

À côté de ces indi­ca­teurs sociaux inquié­tants, l’Inde ren­ferme un sys­tème de castes qui ren­voie immé­dia­te­ment une image d’ar­chaïsme et d’op­pres­sion. C’est évi­dem­ment cor­rect même si, comme le sug­gère l’ar­ticle d’A­lexan­dra de Hee­ring, mal­gré un sys­tème de stra­ti­fi­ca­tion sociale fer­mé, il existe des moda­li­tés d’é­man­ci­pa­tion col­lec­tive qui peuvent être géné­rées grâce à des mobi­li­sa­tions poli­tiques. Mais ce pro­ces­sus n’est pas sans créer des ten­sions. Pre­miè­re­ment, il y a le risque que les inté­rêts de castes deviennent peu à peu ceux de classes voire d’eth­nies et que les castes ne soient plus qu’un lieu de refuge pour béné­fi­cier des nom­breux pro­grammes de dis­cri­mi­na­tion posi­tive. Deuxiè­me­ment, l’é­man­ci­pa­tion des basses castes comme résul­tat des dis­cri­mi­na­tions posi­tives addi­tion­née à l’é­mer­gence de par­tis poli­tiques défen­dant leurs inté­rêts concourent à les ins­ti­tu­tion­na­li­ser dans l’es­pace public et entraînent inévi­ta­ble­ment des méca­nismes de hié­rar­chi­sa­tion en leur sein.

Autre registre : la poli­tique étran­gère. Impul­sée par Jawa­har­lal Nerhu, l’Inde a long­temps été le chef de file des pays non ali­gnés. Dou­ce­ment mais sûre­ment, le pays tente de se posi­tion­ner en tant que grande puis­sance sur l’é­chi­quier inter­na­tio­nal. Cette aspi­ra­tion dépen­dra notam­ment de sa rela­tion avec la Chine et de la per­sis­tance de fric­tions ter­ri­to­riales. À la fois modèle et com­pé­ti­teur3, la Chine fas­cine la bour­geoi­sie indienne grâce à son décol­lage éco­no­mique et contraint les Indiens à imi­ter son modèle de crois­sance par l’ex­por­ta­tion. Mais en même temps, la riva­li­té est grande pour pré­ser­ver (voire élar­gir) sa sphère d’in­fluence régionale.

Le pays peut assu­ré­ment comp­ter sur l’ap­pui des États-Unis qui cherchent à conte­nir l’in­fluence de la Chine dans la région. Puis­sance nucléaire, l’Inde n’est pas signa­taire du trai­té de non-pro­li­fé­ra­tion, et ni le Par­ti du Congrès et sûre­ment pas le BJP n’ont remis en ques­tion la poli­tique de nucléa­ri­sa­tion du pays. Loin d’être accep­tée par l’en­semble de la popu­la­tion (même si elle ren­force le sen­ti­ment natio­na­liste), cette quête de puis­sance se trouve plu­tôt bien accep­tée par les pays occi­den­taux car elle s’ap­puie en par­tie sur une véri­table stra­té­gie de soft power mêlant par exemple cercles diplo­ma­tiques, centres cultu­rels, dia­spo­ras, ciné­ma et littératures.

Un soft power qui n’hé­site pas à célé­brer les ver­tus du modèle mul­ti­cul­tu­ra­liste. Sté­phane Leyens revient sur ce concept dans son article et en défi­nit les limites à par­tir de l’exemple du droit des femmes face aux enjeux com­mu­nau­taires. Le mul­ti­cul­tu­ra­lisme en tant que théo­rie poli­tique est de recon­naître les par­ti­cu­la­ri­tés iden­ti­taires dans le cadre d’une démo­cra­tie libé­rale garan­tis­sant des droits fon­da­men­taux à tous les citoyens. Soixante ans après sa créa­tion, et mal­gré la conti­nui­té des pro­cé­dures démo­cra­tiques, on est cepen­dant en droit de se deman­der dans quelles mesures le droit des com­mu­nau­tés cultu­relles peut se marier aux droits fon­da­men­taux des indi­vi­dus, et plus spé­ci­fi­que­ment à l’é­ga­li­té entre les sexes, nous explique-t-il.

Mais, en dépit de ce por­trait par­fois peu opti­miste, l’Inde dans les yeux de nom­breux obser­va­teurs, c’est aus­si une culture ances­trale qui, mal­gré de nom­breuses évo­lu­tions, pré­serve encore une tra­di­tion forte comme celle de la com­mu­nau­té ben­ga­lie de Cal­cut­ta, ber­ceau d’une renais­sance cultu­relle et sociale enta­mée par les Anglais dès 1757. L’ar­ticle de Phi­lippe Falisse nous dresse un pano­ra­ma de ces par­ti­cu­la­ri­tés qui font la richesse du Bengale.

Pour conclure, à l’i­mage de ce dos­sier de La Revue nou­velle, ten­ter de com­prendre l’Inde dans sa com­plexi­té et recon­naître que d’une cer­taine manière ce pays est insai­sis­sable, c’est aus­si le res­pec­ter dans sa richesse et sa diversité.-

  1. Wen­dy Kris­tia­na­sen, « Plon­gée au cœur de l’Inde musul­mane », Le Monde diplo­ma­tique, janvier2009.
  2. Rudolf C.Heredia, « Peuple heu­reux ou grande puis­sance », Pro­jet n° 310, mai 2009.
  3. Ingrid Ther­wath, « Une place en Asie et dans le monde », Pro­jet n° 310, mai 2009.

François Reman


Auteur

François Reman est licencié en journalisme et diplômé en relations internationales. Il entame sa carrière professionnelle en 2003 en tant que chargé de communication à la FUCID, l’ONG de coopération au développement de l’Université de Namur. Il y assumera rapidement le rôle de responsable des activités d’éducation au développement. En 2010, il s’envole pour le Chili où il travaillera comme journaliste correspondant pour La Libre Belgique et le Courrier. De retour en Belgique en 2013, il est engagé au MOC comme attaché de presse et journaliste pour la revue Démocratie. En 2014, il devient attaché de presse de la CSC. En dehors de ses articles pour la presse syndicale, la plupart de ses publications abordent la situation politique en Amérique latine.