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Minerais, spéculation et concentration du capital bancaire. Pour une mise en perspective…
Plus un jour sans que les médias et les politiques n’évoquent la brulante actualité de la spéculation. Même le Saint-Père a adopté cette antienne à la mode en décrivant, il y a peu, la spéculation comme « une maladie de l’économie » au cours d’une visite pastorale à Gênes au printemps dernier[efn_note]Osservatore Romano, 28 mai 2017.[/efn_note]. Ite missa est ?
Peut-être s’avère-t-il nécessaire, malgré tout, de comprendre un phénomène avant de poser un jugement moral à son sujet. C’est à cette très empirique (et ingrate) tâche de décryptage du réel que procèdera cet article.
Contrats à terme
Tous les grands édifices de stratégies spéculatives sur le segment des matières premières reposent sur la pierre angulaire des contrats à terme (ou futures en anglais) qui visent à prévenir les producteurs et les acheteurs d’éventuelles fluctuations de cours. Une des premières traces des contrats à terme remonte au XVIe siècle alors que les pêcheurs à la baleine hollandais concluaient des contrats de vente avant livraison pour financer leurs lointaines expéditions. Cette forme particulière de contractualisation permettait également à ces aventureux marins de tirer un meilleur prix pour leur cargaison au retour. De leur côté, les acheteurs, en passant contrat avant terme, évitaient de prendre des risques de cours. À ce stade de leur développement, les contrats à terme auraient été vraisemblablement bénis par le Saint-Père puisqu’ils permettaient de protéger à la fois le producteur et l’acheteur en stabilisant les cours des marchandises échangées, sous réserve de dispositions suffisamment précises balisant l’échange entre les parties au contrat.
Les contrats à terme n’en sont, pour autant, pas restés à ce modus operandi, somme toute, très rudimentaire. Au fur et à mesure que les échanges commerciaux se sont, au fil du temps, intensifiés, les contrats à terme se sont généralisés. Cette évolution va se caractériser, vu l’importance des échanges en jeu, par une forte dépersonnalisation des relations entre acheteurs et vendeurs.
La multiplication des échanges va poser les conditions de possibilité qui ont permis de mettre sur pied des marchés fonctionnant comme autant d’instances de gestion permanente du risque de cours. Outre la faible élasticité de l’offre, il convient également, pour que de tels marchés soient viables, que les produits échangés soient très homogènes. C’est ainsi qu’il n’existe toujours pas en 2018 de marché à terme du tabac, matière présentant des variations qualitatives importantes d’un type de culture à une autre.
Les contrats à terme vont alors devenir des produits standardisés négociables tout au long de l’année. Pour l’anecdote, le premier véritable marché de contrats à terme a été lancé à Chicago en 1864 par la Bourse de commerce de Chicago (Chicago Board of Trade). Les marchandises sur lesquelles portaient ces contrats étaient, pour l’essentiel, des céréales (seigle, orge, blé, avoine)1. Il s’agit là d’un profond changement de nature affectant la relation commerciale entre les parties aux contrats de vente puisqu’au face-à-face entre l’offreur et le vendeur se substitue, dès cette époque, un mécanisme d’ajustement permanent et dépersonnalisé. C’est ainsi que s’est effectué le passage du contrat à terme au marché à terme. Gageons que cette évolution est de nature à faire tiquer l’évêque de Rome qui n’aurait, d’ailleurs, pas forcément tort. Tentons, à présent, d’examiner pourquoi.
Fonctionnement des marchés à terme
Le fonctionnement d’un marché à terme2 est caractérisé par une multitude d’opérations de ventes et d’achats. C’est, en effet, sur ce marché qu’un navire acheminant, par exemple, des minerais de cuivre du Chili vers le port de Los Angeles aura été vendu et acheté une petite centaine de fois avant son arrivée à destination. L’aspect de protection directe d’un acheteur et d’un producteur face à une variation des cours n’a, dans ces conditions, plus rien d’évident. Pour s’en convaincre, il convient d’examiner comment procèdent concrètement les opérateurs sur les marchés à terme.
Les contrats à terme (ou futures en anglais) sont des promesses fermes, c’est-à-dire que l’acquéreur du contrat s’engage à acheter le bien visé (on parle d’actif sous-jacent) à un prix et une date prédéterminés. Le vendeur lié par ce contrat doit, pour sa part, remettre l’actif sous-jacent au détenteur du contrat à moins qu’il ne remette son équivalent en espèces. Cette obligation de livraison ne vaut que si la position n’est pas fermée à l’échéance du contrat. Une position est dite fermée lorsque le contrat a été revendu.
Lorsqu’ils anticipent une hausse pour un actif sous-jacent, les agents achètent un contrat à terme. On dit qu’ils adoptent une position longue. Cela les engage à se porter acquéreurs de l’actif sous-jacent au prix convenu à l’avance. En revanche, si l’investisseur estime que l’actif sous-jacent va baisser, il adoptera une position courte. Il s’engage donc à livrer l’actif sous-jacent ou son équivalent en espèces, à moins que la position ne soit fermée avant échéance du contrat.
La rencontre entre l’offre et la demande s’effectue de la manière suivante. Les spéculateurs à la hausse (ceux qui anticipent le fait que le cours va monter) achètent les contrats à terme tandis que les spéculateurs à la baisse, qui estiment, pour leur part, que les cours vont baisser les vendent aux acteurs ayant pris une position longue. La boucle se boucle.
À côté des opérateurs à caractère strictement spéculatif, on retrouve sur les marchés à terme les producteurs et les acheteurs finaux des marchandises physiques que l’on appelle, dans le jargon propre au milieu, des hedgers. Un hedger à découvert est celui dont toutes les positions sur le marché du disponible ne se retrouvent pas sur le marché à terme. S’il opère de la sorte, c’est qu’il anticipe une baisse des cours. Le cas du hedger à couvert se situe juste à l’opposé. Le hedger à couvert, en effet, s’engage formellement à livrer une quantité de matière première à une date ultérieure et à un prix convenu sans qu’il ne dispose du produit au moment où il s’engage. Cet acteur anticipe donc une hausse des cours.
À la fin, le total des positions à découvert, d’une part, et à couvert, d’autre part, sur un marché de contrats à terme doit être égal à zéro. Les positions de ventes à découvert annulent celles à couvert. Cette propriété des marchés à terme est impliquée par lur structuration sous la forme de chambres de compensation.
On désigne par chambre de compensation l’organisation d’un marché assortie d’une contrepartie centrale ce qui signifie qu’en cas de transaction entre deux acteurs A (vendeur) et B (acheteur), la chambre de compensation agit comme acheteuse auprès de A et comme vendeuse auprès de A. La chambre de compensation est donc acheteuse auprès de tous les vendeurs et vendeuse auprès de tous les acheteurs. Cette mutualisation du risque permet évidemment d’éviter qu’un opérateur accusant trop de pertes ne pose de problèmes aux autres acteurs puisque précisément, la chambre de compensation se substituera à l’agent défaillant.
Pour responsabiliser les participants au marché, la chambre de compensation exige, d’une part, une forme de droit d’entrée, le dépôt de garantie sans lequel il n’est pas permis de prendre part aux échanges et, d’autre part, un appel de marge quotidien en cas de pertes. De surcroit, les marchés à terme définissent une amplitude maximale de fluctuation quotidienne des cours. Dès que l’activité se traduit par un dépassement de ces limites, les transactions sont suspendues.
Revenons une dernière fois aux préoccupations du pape François concernant les éventuelles pathologies de l’économie contemporaine liées à l’activité spéculative. Certains faits invitent à prendre au sérieux la dénonciation de la spéculation formulée par le Vatican.
Une longue histoire
Il se trouve, en effet, que les marchés à terme préoccupent des analystes de référence depuis plus longtemps que les théologiens. En 1991 déjà, Jerry Marckham, professeur à la Florida International University, posait un constat alarmant. « Le marché à terme des matières premières a été submergé par des manipulations sur une grande échelle depuis ses débuts.3 » Il est vrai que l’histoire de la cotation des matières premières sur les marchés à terme a très vite démontré l’existence de stratégies de manipulations de cours. On retrouve, d’une part, la dissémination de fausses informations et d’autre part, des actions visant à créer des effets de rareté factice impliquant une hausse injustifiée des cours. En finance, on parle de corner. Sur les marchés à terme, le corner vise à contrôler une partie du stock du produit échangé pour entrainer une flambée des prix. Cet objectif passe par le contrôle d’un grand nombre de contrats à terme.
Une fois que les cours augmentent sans corrélation effective avec la production de l’actif sous-jacent, l’agent spéculateur peut revendre avec profit les contrats à terme qu’il détient. En 1902, une manipulation de ce genre a, par exemple, fait grimper le cours du blé à Chicago de 34% en quelques jours et a permis à son auteur, le spéculateur de légende James A. Patten, d’empocher un bénéfice de 2 millions de dollars de l’époque (l’équivalent actuel de 56.500.000 de dollars)4. Parfois, l’opération de mise sous pression (on parle également de squeezing) du marché tourne mal. C’est ainsi qu’en 1869, deux magnats américains (Jay Gould et James Fisk) ont vu leur tentative de corner sur le marché de l’or tourner au fiasco quand le Trésor a ruiné leurs plans en libérant des stocks d’or sur les marchés.
Les tentatives de régulation du marché se sont révélées relativement peu efficientes au cours du XXe siècle. Nous avons, à ce propos, repris l’exemple des États-Unis puisque c’est dans ce pays que l’on retrouve les marchés de futures les plus liquides de la planète. En mars 2018, 70% des flux monétaires dans le monde liés aux futures ont été enregistrés sur les marchés nord-américains5. Ce chiffre devrait à lui seul suffire pour situer l’importance pour le monde de la législation états-unienne dans le domaine.
La dernière initiative en date, c’est-à-dire la création en 1974 de la U.S. Commodity Futures Trading Commission (CFTC) chargée de la régulation des marchés à terme aux États-Unis, s’est soldée par un échec. Bien peu d’affaires ont été portées devant cette agence et les sanctions prononcées furent encore plus rares. La charge de la preuve en cas de procédure relative à une manipulation de cours revient à la CFTC et implique une série d’opérations longues, complexes et couteuses. « Elle [la CFTC] doit analyser tous les flux monétaires disponibles, les fondamentaux du marché, les mouvements de vente à découvert, l’attitude des autres acteurs sur le marché ainsi que les relations complexes de ces données avec l’évolution en termes de prix des contrats à terme. […] Il revient alors au gouvernement de prouver […] que le prix était artificiel […] plutôt que la résultante d’une situation basée sur des forces naturelles »6.
Signal-prix en panne
Quelques décennies après l’article de Markham cité plus haut, William Harrington relevait, en 2012, que « la croissance spectaculaire des contrats à terme de matières premières a débouché sur une multiplication des pratiques de manipulation des marchés et des prix. […] Toutefois, la rareté de la jurisprudence est anormale dans la mesure où l’un des buts fondamentaux du Commodity Echange Act […] était la prévention et la répression des manipulations de marché7. »
Cet état de choses de choses s’explique aisément. Il apparait, en effet, clairement que la CFTC a clairement été sous-financée dès sa création. La situation s’est, de surcroit, aggravée depuis la Grade Récession. En effet, le gouvernement des États-Unis a confié une mission supplémentaire, à savoir le contrôle du marché des contrats de gré à gré conclus en dehors de chambres de compensation, à la CFTC qui a reçu, pour mener à bien cette délicate mission, une… réduction de subsides de l’ordre de 72 millions de dollars en moyenne annuelle entre 2011 à 20168.
La croissance des échanges sur le marché à terme a été particulièrement vigoureuse. En 1980, le volume des futures aux États-Unis se montait à 5.000 milliards de dollars. Aujourd’hui, le segment des futures équivaut à un montant de 34.000 milliards de dollars. Or, on note qu’«un profond mouvement de dérèglementation a débuté vers la fin des années 1970 aux États-Unis et au Royaume-Uni avant de se diffuser progressivement dans le reste du monde. S’il n’a pas touché que la sphère financière, mais de nombreux autres secteurs comme l’énergie, les transports…, c’est sans doute dans le domaine de la finance qu’il a été le plus loin »9. Ce mouvement s’est doublé d’un phénomène de concentration accrue du capital bancaire10. Ce dernier a été particulièrement impressionnant au fil du temps.
Comme l’a relevé le professeur Geoffron de l’université de Reims, « en 1992, on recensait [aux États-Unis] encore environ 9.000 entités bancaires, à 80% dotées d’actifs inférieurs à 100 millions de dollars. Toutefois, la décennie 1980 a été marquée par une consolidation sensible puisque le nombre d’entités était encore supérieur à 12.000 en 198011 ». « La concentration s’est poursuivie au cours des années 1990. En 1990, les dix premières institutions financières américaines possédaient 10% des actifs financiers de la nation. En 2008, elles en contrôlaient plus de la moitié.12 » La crise de 2007 – 2008 n’a pas spécialement affaibli cette tendance. En 2016, on dénombrait aux États-Unis 5.927 banques enregistrées auprès de la Federal Deposit Insurance Corporation (FDIC), l’agence qui garantit les dépôts bancaires aux États-Unis. Ces établissements totalisaient des dépôts pour un montant supérieur à 11.000 milliards de dollars. Les quatre plus grosses banques concentraient 44,6 % de ces dépôts. Il s’agit, par ordre décroissant, de JPMorgan Chase Bank, Bank of America, Wells Fargo Bank et Citibank13.
Des acteurs de moins en moins nombreux disposant de bilans de plus en plus importants sont naturellement davantage susceptibles de fomenter des squeezings à des fins de manipulation des cours. Cette hypothèse prend d’autant plus de consistance que le traitement de la crise bancaire s’est caractérisé par l’existence d’une assurance « too big to fail » garantissant aux plus gros établissements d’être toujours tirés d’affaire en cas de crise bancaire. Cette assurance, combinée à un manque de concurrence, constitue un incitant objectif à la prise de risques. Ce faisant, la fiabilité des cours des matières premières doit être mise en cause. Le « signal prix » sur les marchés ne renseigne, en effet, plus très clairement sur la disponibilité physique réelle d’un bien. C’est ainsi que la volatilité des cours s’est accrue avec le temps.
Ne nous reste-t-il plus qu’à bruler un cierge et prier ? Ce serait oublier que l’analyse économique a déjà produit un discours critique concernant les marchés à terme de matières premières. Ainsi Robert Solow (prix Nobel d’économie en 1987 et ancien conseiller de John Fitzgerald Kennedy) a, il y a déjà longtemps, remis en cause l’hypothèse d’efficience des marchés à terme en prônant le recours à un mécanisme institutionnel exogène chargé de diffuser auprès des opérateurs des informations objectives concernant les disponibilités réelles des matières premières ainsi que l’action des sociétés humaines sur ces dernières. En clair, une sorte de Giec des matières premières et des minerais. Solow s’exprimait de la façon suivante à ce sujet : « Le marché des matières épuisables [est] peut-être l’un des domaines de l’économie où une sorte de planification organisée sur un mode indicatif serait à même de jouer un rôle constructif. Plutôt que d’un système de prise de décision centralisée qui peut se caractériser par des externalités spécifiques, il serait sans doute suffisant que les autorités mettent en œuvre un programme continu de collecte et de diffusion d’informations couvrant les tendances technologiques, l’état des réserves et de la demande.14 » Cette citation est extraite d’un article qui date de 1974. Ce fait semble en dire long sur l’importance qu’accordent réellement les gouvernements occidentaux à une régulation en profondeur des marchés à terme de matières premières.
De tout ceci, on déduira plus sérieusement que le Saint-Siège dispose d’une vision plus pénétrante des marchés à terme de matières premières que bien des services d’études privés. Errare humanum est, perseverare…
- Ferris W. G, The Grain Traders : The Story of the Chicago Board of Trade, Michigan State University Press, East Lansing (US-MI), 1988, p. 15 et passim.
- Pour plus de précisions, lire Bernard Y. et Colli C., Dictionnaire économique et financier (6e édition), Seuil, Paris, 1996, p. 150 et passim.
- Markham J. W., « Manipulation of Commodity Futures Prices-The Unprosecutable Crime », Yale Journal on Regulation, vol. 8, 1991, p. 281.
- Markham J. W., op. cit., p. 286. Calculs propres.
- Banque des règlements internationaux (BRI), mai 2018.
- Markham J. W., op.cit., p. 357.
- Harrington W. D., « The Manipulation of Commodity Futures Prices », St. John’s Law Review, vol. 55, n° 2, 2012, p. 240 – 241.
- Bloomberg Business Week, édition mise en ligne le 21 février 2017.
- Jeffers E., Pollin J.-P., « Dérèglementation bancaire des années 1980 et crise financière », Revue d’économie financière, 2012/1, n° 105, p. 103.
- Jeffers E., Pollin J.-P., op.cit, p. 110.
- Geoffron P., « Le processus de concentration de l’industrie bancaire américaine : formes et effets », Revue d’économie industrielle, vol. 70, 4e trimestre 1994, p. 120.
- Interview d’H. Kaufman, L’Écho, 29 décembre 2009.
- FDIC, juin 2018.
- Solow R., « The Economics of Resources or the Resources of Economics », The American Economic Review, vol. 64, n° 2, 1974, p. 12.