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Migrations, racisme ordinaire et violences d’État. Réfractions maltaises

Numéro 1 - 2017 par Martin Vander Elst

janvier 2017

Cet article, sous forme d’un dialogue, à partir d’une brève contextualisation de la situation à Malte relative aux migrations[efn_note]Pour une étude plus détaillée des matériaux récoltés auprès de demandeurs d’asile, de réfugiés et de « rejetés » (rejected) africains, dans un double terrain situé en Belgique et à Malte, nous renvoyons à l’article de Jacinthe Mazzocchetti (2014) intitulé « Le corps comme permis de circuler. Du corps-héros au corps-souffrant dans les trajectoires migratoires et les possibilités de régularisation ». La vidéo du séminaire Migrations et luttes sociales du 17 mars 2016, consacré au terrain maltais, est disponible sur la chaine You Tube de Sans Papiers TV.[/efn_note], aborde, d’une part, des questions concernant l’engagement des chercheurs et, d’autre part, des questions relatives au racisme ordinaire et aux violences d’État.

Dossier

Martin : Pour commencer, pourrais-tu rapidement revenir sur la situation des migrants subsahariens aujourd’hui à Malte ? 

Jacinthe : La majorité des migrants subsahariens arrivent dans l’archipel maltais par des voies maritimes, considérées comme irrégulières, depuis la Lybie. Malte est un pays à la fois frontière et prison car de nombreuses personnes originaires d’Afrique subsaharienne y résident effectivement depuis plus de vingt ans. Cette situation, qui devait être provisoire, s’est enlisée progressivement, mais inexorablement dans la pérennité. Les conditions très restrictives d’obtention des droits qui permettraient soit de quitter l’ile légalement vers un autre pays d’accueil européen (l’archipel n’étant pas la destination finale espérée généralement), soit de s’y installer voire de retourner vers l’Afrique dans une logique de circulation créent cette situation déplorable, le pays n’accordant que très rarement le statut de résidence et n’ayant mis en place aucune politique d’intégration. Même les enfants de migrants nés sur le territoire ne peuvent pas prétendre devenir nationaux. 

En outre, le quotidien des migrants subsahariens est fortement marqué par un racisme prégnant et explicite. Climat d’autant plus pesant que le pays est petit et comporte peu d’espaces où se retrancher. Les pratiques de rejet ouvert (en rue, dans les bus…) y sont fréquentes. 

Différents éléments concourent au maintien des migrants dans une situation d’incertitude, de dépendance, de précarité et, par conséquent, de potentielle exploitation. En outre, au fur et à mesure des années, de l’enfermement à l’exploitation, de l’absence de statut aux insultes dans les lieux publics, les migrants comprennent et intériorisent l’importance de se faire discrets. Dans une perspective comparatiste, un des éléments qui m’a le plus surpris au début de mes recherches à Malte est le peu de visibilité et le statut embryonnaire des dynamiques collectives de résistance. Les vécus de liminalité sont d’importants freins à la lutte. Ces dernières, peu visibles et principalement du registre de la « tactique » plutôt que de la « stratégie »1, donnent des indices quant au degré de violence auxquelles les migrants sont confrontés. Ils n’ont guère d’autres choix que les formes de résistance de la vie quotidienne2 pour faire face à un contexte au sein duquel ils ont peu de possibilités de se faire entendre à travers les canaux officiels et classiques d’opposition.

Ceci dit, s’observent néanmoins de progressifs changements. Au niveau des autorités, l’équipe présidentielle actuelle semble tenir un discours davantage d’ouverture et d’écoute des mondes associatifs et des migrants. Fondé en 2015, le réseau Third country national support network in Malta (TSN Malta) regroupe des associations de migrants aux origines diverses (Afrique subsaharienne, Libye, Russie, Philippines…). Leur objectif est de travailler ensemble notamment sur les enjeux d’interculturalité et d’intégration. La marche qui s’est déroulée le mercredi 16 mars 2016 et qui a regroupé une centaine de migrants en faveur d’une régulation plus juste des conditions et droits du travail montre également une présence progressive dans l’espace public et des collectifs qui s’organisent. Enfin, on voit apparaitre des boutiques et des restaurants africains…, autant de signes d’installation dans une relative durée et d’organisation d’un mieux-vivre. 

Martin : Du temps où tu opérais sur le terrain, ta pratique ethnographique (observation participante, écriture de récits biographiques) témoigne d’un engagement supplémentaire et d’une insertion dans les réseaux et milieux associatifs. Cette situation particulière de recherche te permet de rendre compte d’une « parole publique » des migrants ou des associations de défense des droits de l’homme. Je voulais savoir dans quelle mesure ce parti pris méthodologique tentait de répondre de ce « peu de visibilité des résistances » à Malte dont tu témoignes et dans quelle mesure cela participe d’une volonté d’encourager et de renforcer les tentatives de visibilisation des microrésistances des migrants en question ? Est-ce que cette façon de te situer de façon à esquisser une sorte de cartographie des corps migrants en résistance n’est pas une manière de te faire relai de l’irruption de ces subjectivités incomptées dans l’espace public ? 

Jacinthe : Si tout ethnographe est d’un point de vue méthodologique nécessairement impliqué ; lorsque les terrains nous amènent à être au plus près des violences institutionnelles et du racisme quotidien, en émane pour moi un deuxième niveau d’implication : celui de l’engagement et de la potentielle prise de position du chercheur. Bien que les deux ne soient pas incompatibles, il ne s’agit pas tant d’anthropologie militante à priori, avec le risque d’être porte-parole plutôt qu’analyste critique, que d’anthropologie publique. L’anthropologue, sans perdre rigueur et liberté d’analyse, devient un témoin privilégié engagé. 

De mes recherches résultent à minima deux enjeux épistémologiques et éthiques essentiels. D’une part, celui de la nécessité de produire une ethnographie des politiques publiques, des violences et des racismes. Les expériences et les histoires de vie partagées induisent une certaine urgence à décrire les effets dévastateurs des politiques actuelles à l’encontre des migrants ainsi qu’une certaine urgence à réinscrire les processus observés en contexte d’exploitation des dites « ressources naturelles » et des humains, aujourd’hui nommés « ressources » également, dans une logique de profit bien souvent aveugle aux inévitables « dommages collatéraux ». 

D’autre part, celui d’une ethnographie des résistances. En se gardant de parler à la place des principaux concernés, il s’agit néanmoins de participer à faire entendre d’autres voix, à penser des contre-analyses et des contre-discours face aux explications et aux descriptions univoques, qu’elles soient du côté de la diabolisation ou de la victimisation des migrants. Plutôt que de parler au nom de, ou à la place de, il s’agit pour moi de parler en mon nom propre prenant appui sur ce que le terrain et ses acteurs m’ont enseigné pour affronter les scènes qui sont les miennes (les universités, les politiques, l’opinion publique…), afin d’ouvrir des discussions empiriquement nourries. 

Martin : Pour finir, j’aimerais que tu reviennes sur les pratiques de rejet ouvert des migrants. Sous le coup des politiques néolibérales dans un climat de crise des dettes souveraines et des politiques d’austérité, des franges de plus en plus importantes de la population se trouvent précarisées bien qu’à des niveaux et à des degrés différents selon les places qu’elles occupent dans la hiérarchie des privilèges. Dans cette conjoncture se produit une prolifération de catégories qui institutionnalisent des ruptures d’égalité : « faux réfugié », « réfugié économique », « fraudeur à la sécurité sociale », « mauvais usager » des allocations sociales, mais aussi « mauvais musulman », « syndicaliste violent », etc. À chaque fois, il s’agit de présenter des formes d’altérités visibles qui ont comme effet de renforcer la production sociale de l’indifférence sous couvert de lois, de règlements, de procédures et de normes. Est-ce que les violences à l’encontre des « migrants » dont tu témoignes dans ton ethnographie et que l’on retrouve également en Belgique, est-ce que cette tendance de plus en plus dominante à considérer les immigrés, ainsi que leurs descendants racialisés, comme des étrangers et à fantasmer leur « départ » n’est pas en partie produite par le fantasme immunitaire de la perspective d’une restauration, même partielle, d’une hégémonie impériale défaite ? 

Jacinthe : Pour saisir ce qui est en jeu, et prendre les peurs et les violences au sérieux, différentes dimensions passées et présentes doivent en effet être articulées. D’une part, il me semble opportun de s’interroger conjointement au sujet de la « chasse aux chômeurs et aux allocataires sociaux », « chasse aux petits délinquants », et « chasse aux migrants », « chasse aux tricheurs, menteurs, profiteurs », processus de stigmatisation et de criminalisation des précaires, symptômes des mêmes défaillances d’un système. Les pensées et les analyses cloisonnées participent souvent, à leur insu, à reproduire les clivages et les dichotomies, avec le risque d’alimenter de la sorte les luttes des précaires contre d’autres précaires, ainsi que les processus d’infrahiérarchisation ; mais aussi, et surtout, les discours politiques et médiatiques qui créent et s’appuient sur ces mêmes catégorisations et hiérarchies. 

D’autre part, le sentiment de perte, sur le plan économique, social, mais aussi culturel, doit, je pense, être pris au sérieux afin de saisir les insécurités psychiques et sociales, les angoisses, les dynamiques de rejet à l’œuvre. En outre, sur le plan symbolique, le sentiment de perte fait de nous des sociétés nostalgiques, incapables de retrouver du sens, de reprendre prise. Plutôt que la lamentation face à une grandeur perdue et à un monde globalisé qui fait de nous une province3, il importe, me semble-t-il, de penser et de mettre en œuvre un projet de société qui prend acte de la pluralité en mettant au travail son histoire, mais aussi son présent et surtout son futur. Un futur qui ne serait ni de gloire, ni de repli, mais de métissages autres que de souffrances ou de beaux discours. Ainsi, saisir le sens profond de notre histoire commune, avec ses rapports de force et ses violences extrêmes, ses colères comme ses potentialités, s’ajoute à la nécessité de repenser le fonctionnement économique de nos sociétés.

  1. M. De Certeau, L’invention du quotidien : Arts de faire, Paris, Folio, 1990.
  2. J. C. Scott, La Domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Paris, Éditions Amsterdam, 2009.
  3. A. Mbembé, 2010, « Faut-il provincialiser la France ? », Politique africaine, 2010/3, n° 119, p. 159 – 188.

Martin Vander Elst


Auteur

philosophe et chercheur en anthropologie à l’UCL