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Migrations et luttes sociales

Numéro 6/7 juin-juillet 2014 par Martin Deleixhe Youri Lou Vertongen

juin 2014

Les résul­tats des élec­tions euro­péennes du 25 mai font déjà état d’une ten­dance incon­tes­table. Les par­tis de la droite natio­na­liste et popu­liste ont enre­gis­tré une vic­toire his­to­rique pour ce type de scru­tin dans nombre d’États membres. Ce suc­cès, révé­la­teur d’un mou­ve­ment de fond plus que d’un brusque mou­ve­ment d’humeur, vien­drait alors confir­mer une dyna­mique plus géné­rale à l’œuvre en Europe.

Le pro­jet euro­péen, construit ini­tia­le­ment sur l’audace de l’ouverture à autrui, sur l’euphémisation de la nation et la rela­ti­vi­sa­tion de la sou­ve­rai­ne­té est à nou­veau han­té par ses vieux démons. Une rhé­to­rique poli­tique qui fait de la crainte de la dif­fé­rence son prin­ci­pal pro­gramme et qui réduit l’essence de ses pro­po­si­tions à la mise à l’écart des étran­gers fait retour au cœur même de l’arène euro­péenne. Dans un sur­pre­nant ren­ver­se­ment de situa­tion, le Par­le­ment euro­péen menace de bien­tôt se conver­tir en caisse de réso­nance pour les récla­ma­tions jumelles d’une nation homo­gène et d’une sou­ve­rai­ne­té éta­tique incon­tes­tée. Bref, le natio­na­lisme réac­tion­naire pour­rait faire un retour triom­phal là où on l’attendait le moins : sur le devant de la scène européenne.

Or, il y a fort à craindre que les migrants soient les pre­miers à faire les frais de ce bas­cu­le­ment de pers­pec­tive poli­tique. Pour s’en convaincre, il suf­fit de prê­ter une oreille dis­traite aux dis­cours de cam­pagne employés par les par­tis natio­na­listes. Nigel Farage, pré­sident de l’United King­dom Inde­pen­dance Par­ty (UKIP), a clai­ron­né dans les médias bri­tan­niques qu’il ne vou­drait pas d’une famille rou­maine pour voi­sins. Marine Le Pen (FN) n’a ces­sé de répé­ter que le plus grand tort de l’Europe était de jouer le rôle de che­val de Troie pour une immi­gra­tion incon­trô­lée. Le Job­bik hon­grois ne fait aucun effort pour cacher sa haine des Roms et sa volon­té de mettre en place une poli­tique ségré­ga­tion­niste dès que pos­sible. Tan­dis que, plus près de chez nous, le Par­ti popu­laire pré­tend — avec une mal­adresse qui serait presque drôle si elle n’était mor­ti­fère — ne pas être xéno­phobe tout en capi­ta­li­sant sur le moindre fait divers pour stig­ma­ti­ser les étrangers.

On aurait tort cepen­dant de croire que la construc­tion d’une figure mena­çante de l’étranger est l’apanage de quelques par­tis extré­mistes. L’Union euro­péenne n’a pas atten­du ces der­nières élec­tions pour com­men­cer à mettre en place un dis­po­si­tif répres­sif com­plexe qui fasse de l’immigration irré­gu­lière et de la fer­me­ture de ses fron­tières exté­rieures l’une de ses pre­mières pré­oc­cu­pa­tions. La mise sur pied d’une agence euro­péenne spé­cia­le­ment consa­crée à la coor­di­na­tion des polices aux fron­tières exté­rieures de l’UE, la tris­te­ment célèbre agence Fron­tex, n’en est qu’un sym­bole par­mi d’autres. Il fau­drait ajou­ter à cela une longue liste qui por­te­rait men­tion de la poli­tique dra­co­nienne d’attribution de visas mise en place par les accords de Schen­gen, de l’externalisation du contrôle des migrants à des pays tiers connus pour leur peu de res­pect de la démo­cra­tie et des droits de l’homme (la Libye de Kadha­fi ou le Maroc) ou encore de la dégra­da­tion dra­ma­tique du res­pect du droit d’asile.

C’est dans ce contexte de résur­gence de la droite extrême en Europe, mais aus­si de bana­li­sa­tion d’un arse­nal répres­sif com­po­sé de camps de déten­tion, d’expulsions par vols char­ters et de mili­ta­ri­sa­tion par­tielle des fron­tières qu’une ini­tia­tive aus­si auda­cieuse qu’inattendue a vu le jour. Le 19 mai der­nier, une cara­vane com­po­sée de plu­sieurs cen­taines de migrants « avec » et « sans » papiers est par­tie de Stras­bourg pour rejoindre Bruxelles, où elle a mené du 20 au 27 juin une semaine d’actions contre les poli­tiques migra­toires res­tric­tives orches­trées par les gou­ver­ne­ments de l’Union euro­péenne. La cara­vane com­porte des migrants issus de dizaines de pays dif­fé­rents dans le monde et ins­tal­lés jusqu’à pré­sent en Alle­magne, en France, en Ita­lie, en Bel­gique, aux Pays-Bas. Elle porte les exi­gences d’égalité, de digni­té et de jus­tice sociale pour tous et entend rap­pe­ler à l’Europe, à ses pays membres et à leurs popu­la­tions, que nous refu­sons d’assister sans rien faire au déploie­ment des dis­po­si­tifs de fil­trage, d’exclusion et de répres­sion mis en œuvre par ce qu’il n’est plus exces­sif de qua­li­fier d’« Europe for­te­resse ». Cette cara­vane entend éga­le­ment mon­trer que les migrants « sans-papiers » s’auto-organisent un peu par­tout en Europe pour résis­ter à la « machine-à-expul­ser » et faire valoir l’égalité de leurs droits.

Nous avons été plu­sieurs à voir dans cette cara­vane une invi­ta­tion à se « mettre en marche » et à pour­suivre la réflexion sur la place des « sans-papiers » en Europe. Nous y avons vu un appel, lan­cé tous azi­muts, auquel nous sou­hai­tions faire écho à notre manière, en repre­nant les inter­ro­ga­tions conte­nues en fili­grane dans sa démarche et en ten­tant modes­te­ment d’en pour­suivre le ques­tion­ne­ment. Der­rière ce « nous » ne se cache aucun groupe homo­gène. Ce « nous » ren­voie plu­tôt à une col­lec­tion de pro­fils et d’orientations très diverses. Nous sommes cher­cheurs uni­ver­si­taires, mili­tants, étu­diants, tra­vailleurs sociaux ou anciens « sans-papiers ». Nous ne par­ta­geons ni les mêmes opi­nions poli­tiques ni les mêmes convic­tions phi­lo­so­phiques, mais nous sommes néan­moins réunis par une expé­rience par­ta­gée. Nous avons tous été asso­ciés, de près ou de loin, aux occu­pa­tions d’universités par des groupes de « sans-papiers » en 2008 – 2009. Ce mou­ve­ment de la socié­té civile exi­geait à mini­ma de la ministre Tur­tel­boom qu’elle res­pecte l’accord de gou­ver­ne­ment et pro­cède à une nou­velle cam­pagne de régu­la­ri­sa­tions. Mais il deman­dait éga­le­ment qu’elle prenne acte du fait que la poli­tique migra­toire de la Bel­gique pro­dui­sait la clan­des­ti­ni­té qu’elle pré­ten­dait pour­tant com­battre, en repous­sant de plus en plus de migrants dans les marges du droit. Ce numé­ro de La Revue nou­velle s’inscrit à nos yeux dans la conti­nui­té de cet enga­ge­ment. Il s’inspire de l’héritage de cette mobi­li­sa­tion pas­sée pour mieux ten­ter de sai­sir à chaud, dans le mael­strom de l’actualité récente, la por­tée et la signi­fi­ca­tion d’une marche euro­péenne des migrants.

Pour ce faire, le numé­ro est construit en trois volets. Le pre­mier se penche sur les aspects les plus théo­riques des ques­tions sou­le­vées par la marche euro­péenne des migrants. Il cherche à mettre en lumière les très nom­breuses ques­tions poli­tiques et nor­ma­tives que sou­lève la mobi­li­sa­tion col­lec­tive des sans-papiers. Pour com­men­cer, Mar­tin Deleixhe s’intéresse à la dyna­mique intrin­sè­que­ment expan­sive de la démo­cra­tie. Il tente de mon­trer que la démo­cra­tie ins­ti­tu­tion­na­li­sée ne peut être fidèle à l’idéal démo­cra­tique qu’à la condi­tion de contes­ter sans cesse ses propres fron­tières. Il défend que, après les femmes et les ouvriers, les sans-papiers devraient être le pro­chain groupe à être réin­tro­duit dans la com­mu­nau­té des citoyens. Ensuite, Andrew Cros­by se pen­che­ra sur la constante mora­li­sa­tion des per­sonnes d’origine étran­gère dans les dis­cours publics depuis la créa­tion de l’État. Il s’interrogera sur les rai­sons qui poussent les pou­voirs publics à mettre l’accent sur la res­pon­sa­bi­li­té indi­vi­duelle des migrants dans le suc­cès, ou l’échec, de leur pro­jet de vie. Enfin, You­ri Lou Ver­ton­gen se pen­che­ra sur la généa­lo­gie des termes employés pour qua­li­fier les migrants « en situa­tion irré­gu­lière ». La plu­part du temps employés dans l’intention de dis­cri­mi­ner, de délé­gi­ti­mer, et d’exclure, ces qua­li­fi­ca­tifs peuvent aus­si — comme dans le cas du nom « sans-papiers » — affir­mer une pré­sence et ébau­cher une parole poli­tique qui com­plexi­fie les jeux d’appartenance/non-appartenance à la com­mu­nau­té nationale.

Le deuxième volet aborde la poli­tique étran­gère de l’Union euro­péenne dans sa rela­tion avec les poli­tiques migra­toires. Il met non seule­ment en évi­dence l’étroite connexion stra­té­gique qui existe entre ces deux pans de la poli­tique exté­rieure de l’UE, mais insiste éga­le­ment sur le fait que cette poli­tique migra­toire est indis­so­ciable d’un effort de consti­tu­tion d’une iden­ti­té et d’un ordre poli­tique à l’échelle euro­péenne. Lei­la Mou­hib pré­sente les contra­dic­tions d’une poli­tique étran­gère euro­péenne qui néglige volon­tiers la ques­tion du droit des migrants alors qu’elle prône par ailleurs la démo­cra­ti­sa­tion des pays du pour­tour de la Médi­ter­ra­née. Denis Duez montre com­ment la construc­tion d’une menace poli­tique étran­gère per­met de res­ser­rer les rangs des acteurs poli­tiques euro­péens et peut être ins­tru­men­ta­li­sée dans le but de légi­ti­mer la construc­tion d’un nou­vel ordre politique.

Pour finir, le troi­sième et der­nier volet revient sur dif­fé­rentes expé­riences de mobi­li­sa­tions col­lec­tives de sans-papiers, ici et ailleurs. Il relate les moments de vie, les dif­fi­cul­tés d’organisation, les craintes et les espoirs de plu­sieurs luttes sociales. Camille Rey­niers et Gré­go­ry Meu­rant par­tagent avec nous leur ana­lyse de ce qui a fait les forces et les fai­blesses du col­lec­tif des réfu­giés afghans en lutte pour la recon­nais­sance de leur droit d’asile entre sep­tembre 2013 et avril 2014. Élo­die Fran­cart nous livre le récit à la fois pas­sion­nant et inter­lo­quant de son enga­ge­ment aux côtés des migrants éry­thréens et sou­da­nais qui bataillent pied à pied en Israël pour leur inclu­sion dans la com­mu­nau­té des citoyens. Enfin, Bachir Bar­rou, lui-même ancien sans-papiers qui aujourd’hui milite auprès du col­lec­tif « Sans-papiers Bel­gique », réflé­chit sur ce qui, d’après son expé­rience, consti­tue des freins à l’engagement des per­sonnes sans-papiers dans des luttes de reven­di­ca­tion de leurs droits.

En guise de conclu­sion, Sophie Kli­mis et Flo­rence Del­motte nous livrent cha­cune une réflexion sur ce qui fait à leurs yeux le carac­tère unique des mobi­li­sa­tions de sans-papiers. Il ne s’agit donc pas tant de clô­tu­rer le sujet que de l’ouvrir sur de nou­velles pers­pec­tives. Alors que Flo­rence Del­motte insiste sur l’importance pour les sans-papiers de quit­ter l’anonymat aux­quels ils sont contraints, Sophie Kli­mis renoue les fils antiques qui lient la démo­cra­tie à la ques­tion de l’hospitalité.

Martin Deleixhe


Auteur

Docteur en Sciences politiques et sociales. Professeur, Faculté de Philosophie et Sciences sociales, ULB. Chercheur au Centre de Théorie Politique de l’ULB.

Youri Lou Vertongen


Auteur

Youri Lou Vertongen est politologue au Centre de recherche en science politique (Crespo) à l’université Saint-Louis-Bruxelles. Ses recherches portent sur les mobilisations collectives autour des questions migratoires en Belgique et en Europe. Il a soutenu sa thèse de doctorat sous mandat d’aspirant-FNRS en 2022 à l’USL-B sous la direction du prof. Denis Duez (USL-B). La thèse est intitulée « Pratiques collectives au sein de la mobilisation en faveur de la régularisation des sans-papiers en Belgique (2014-2020). Tactiques, autonomie et tensions entre acteurs “avec” et “sans papiers” ».