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Migrations et luttes sociales
Les résultats des élections européennes du 25 mai font déjà état d’une tendance incontestable. Les partis de la droite nationaliste et populiste ont enregistré une victoire historique pour ce type de scrutin dans nombre d’États membres. Ce succès, révélateur d’un mouvement de fond plus que d’un brusque mouvement d’humeur, viendrait alors confirmer une dynamique plus générale à l’œuvre en Europe.
Le projet européen, construit initialement sur l’audace de l’ouverture à autrui, sur l’euphémisation de la nation et la relativisation de la souveraineté est à nouveau hanté par ses vieux démons. Une rhétorique politique qui fait de la crainte de la différence son principal programme et qui réduit l’essence de ses propositions à la mise à l’écart des étrangers fait retour au cœur même de l’arène européenne. Dans un surprenant renversement de situation, le Parlement européen menace de bientôt se convertir en caisse de résonance pour les réclamations jumelles d’une nation homogène et d’une souveraineté étatique incontestée. Bref, le nationalisme réactionnaire pourrait faire un retour triomphal là où on l’attendait le moins : sur le devant de la scène européenne.
Or, il y a fort à craindre que les migrants soient les premiers à faire les frais de ce basculement de perspective politique. Pour s’en convaincre, il suffit de prêter une oreille distraite aux discours de campagne employés par les partis nationalistes. Nigel Farage, président de l’United Kingdom Independance Party (UKIP), a claironné dans les médias britanniques qu’il ne voudrait pas d’une famille roumaine pour voisins. Marine Le Pen (FN) n’a cessé de répéter que le plus grand tort de l’Europe était de jouer le rôle de cheval de Troie pour une immigration incontrôlée. Le Jobbik hongrois ne fait aucun effort pour cacher sa haine des Roms et sa volonté de mettre en place une politique ségrégationniste dès que possible. Tandis que, plus près de chez nous, le Parti populaire prétend — avec une maladresse qui serait presque drôle si elle n’était mortifère — ne pas être xénophobe tout en capitalisant sur le moindre fait divers pour stigmatiser les étrangers.
On aurait tort cependant de croire que la construction d’une figure menaçante de l’étranger est l’apanage de quelques partis extrémistes. L’Union européenne n’a pas attendu ces dernières élections pour commencer à mettre en place un dispositif répressif complexe qui fasse de l’immigration irrégulière et de la fermeture de ses frontières extérieures l’une de ses premières préoccupations. La mise sur pied d’une agence européenne spécialement consacrée à la coordination des polices aux frontières extérieures de l’UE, la tristement célèbre agence Frontex, n’en est qu’un symbole parmi d’autres. Il faudrait ajouter à cela une longue liste qui porterait mention de la politique draconienne d’attribution de visas mise en place par les accords de Schengen, de l’externalisation du contrôle des migrants à des pays tiers connus pour leur peu de respect de la démocratie et des droits de l’homme (la Libye de Kadhafi ou le Maroc) ou encore de la dégradation dramatique du respect du droit d’asile.
C’est dans ce contexte de résurgence de la droite extrême en Europe, mais aussi de banalisation d’un arsenal répressif composé de camps de détention, d’expulsions par vols charters et de militarisation partielle des frontières qu’une initiative aussi audacieuse qu’inattendue a vu le jour. Le 19 mai dernier, une caravane composée de plusieurs centaines de migrants « avec » et « sans » papiers est partie de Strasbourg pour rejoindre Bruxelles, où elle a mené du 20 au 27 juin une semaine d’actions contre les politiques migratoires restrictives orchestrées par les gouvernements de l’Union européenne. La caravane comporte des migrants issus de dizaines de pays différents dans le monde et installés jusqu’à présent en Allemagne, en France, en Italie, en Belgique, aux Pays-Bas. Elle porte les exigences d’égalité, de dignité et de justice sociale pour tous et entend rappeler à l’Europe, à ses pays membres et à leurs populations, que nous refusons d’assister sans rien faire au déploiement des dispositifs de filtrage, d’exclusion et de répression mis en œuvre par ce qu’il n’est plus excessif de qualifier d’« Europe forteresse ». Cette caravane entend également montrer que les migrants « sans-papiers » s’auto-organisent un peu partout en Europe pour résister à la « machine-à-expulser » et faire valoir l’égalité de leurs droits.
Nous avons été plusieurs à voir dans cette caravane une invitation à se « mettre en marche » et à poursuivre la réflexion sur la place des « sans-papiers » en Europe. Nous y avons vu un appel, lancé tous azimuts, auquel nous souhaitions faire écho à notre manière, en reprenant les interrogations contenues en filigrane dans sa démarche et en tentant modestement d’en poursuivre le questionnement. Derrière ce « nous » ne se cache aucun groupe homogène. Ce « nous » renvoie plutôt à une collection de profils et d’orientations très diverses. Nous sommes chercheurs universitaires, militants, étudiants, travailleurs sociaux ou anciens « sans-papiers ». Nous ne partageons ni les mêmes opinions politiques ni les mêmes convictions philosophiques, mais nous sommes néanmoins réunis par une expérience partagée. Nous avons tous été associés, de près ou de loin, aux occupations d’universités par des groupes de « sans-papiers » en 2008 – 2009. Ce mouvement de la société civile exigeait à minima de la ministre Turtelboom qu’elle respecte l’accord de gouvernement et procède à une nouvelle campagne de régularisations. Mais il demandait également qu’elle prenne acte du fait que la politique migratoire de la Belgique produisait la clandestinité qu’elle prétendait pourtant combattre, en repoussant de plus en plus de migrants dans les marges du droit. Ce numéro de La Revue nouvelle s’inscrit à nos yeux dans la continuité de cet engagement. Il s’inspire de l’héritage de cette mobilisation passée pour mieux tenter de saisir à chaud, dans le maelstrom de l’actualité récente, la portée et la signification d’une marche européenne des migrants.
Pour ce faire, le numéro est construit en trois volets. Le premier se penche sur les aspects les plus théoriques des questions soulevées par la marche européenne des migrants. Il cherche à mettre en lumière les très nombreuses questions politiques et normatives que soulève la mobilisation collective des sans-papiers. Pour commencer, Martin Deleixhe s’intéresse à la dynamique intrinsèquement expansive de la démocratie. Il tente de montrer que la démocratie institutionnalisée ne peut être fidèle à l’idéal démocratique qu’à la condition de contester sans cesse ses propres frontières. Il défend que, après les femmes et les ouvriers, les sans-papiers devraient être le prochain groupe à être réintroduit dans la communauté des citoyens. Ensuite, Andrew Crosby se penchera sur la constante moralisation des personnes d’origine étrangère dans les discours publics depuis la création de l’État. Il s’interrogera sur les raisons qui poussent les pouvoirs publics à mettre l’accent sur la responsabilité individuelle des migrants dans le succès, ou l’échec, de leur projet de vie. Enfin, Youri Lou Vertongen se penchera sur la généalogie des termes employés pour qualifier les migrants « en situation irrégulière ». La plupart du temps employés dans l’intention de discriminer, de délégitimer, et d’exclure, ces qualificatifs peuvent aussi — comme dans le cas du nom « sans-papiers » — affirmer une présence et ébaucher une parole politique qui complexifie les jeux d’appartenance/non-appartenance à la communauté nationale.
Le deuxième volet aborde la politique étrangère de l’Union européenne dans sa relation avec les politiques migratoires. Il met non seulement en évidence l’étroite connexion stratégique qui existe entre ces deux pans de la politique extérieure de l’UE, mais insiste également sur le fait que cette politique migratoire est indissociable d’un effort de constitution d’une identité et d’un ordre politique à l’échelle européenne. Leila Mouhib présente les contradictions d’une politique étrangère européenne qui néglige volontiers la question du droit des migrants alors qu’elle prône par ailleurs la démocratisation des pays du pourtour de la Méditerranée. Denis Duez montre comment la construction d’une menace politique étrangère permet de resserrer les rangs des acteurs politiques européens et peut être instrumentalisée dans le but de légitimer la construction d’un nouvel ordre politique.
Pour finir, le troisième et dernier volet revient sur différentes expériences de mobilisations collectives de sans-papiers, ici et ailleurs. Il relate les moments de vie, les difficultés d’organisation, les craintes et les espoirs de plusieurs luttes sociales. Camille Reyniers et Grégory Meurant partagent avec nous leur analyse de ce qui a fait les forces et les faiblesses du collectif des réfugiés afghans en lutte pour la reconnaissance de leur droit d’asile entre septembre 2013 et avril 2014. Élodie Francart nous livre le récit à la fois passionnant et interloquant de son engagement aux côtés des migrants érythréens et soudanais qui bataillent pied à pied en Israël pour leur inclusion dans la communauté des citoyens. Enfin, Bachir Barrou, lui-même ancien sans-papiers qui aujourd’hui milite auprès du collectif « Sans-papiers Belgique », réfléchit sur ce qui, d’après son expérience, constitue des freins à l’engagement des personnes sans-papiers dans des luttes de revendication de leurs droits.
En guise de conclusion, Sophie Klimis et Florence Delmotte nous livrent chacune une réflexion sur ce qui fait à leurs yeux le caractère unique des mobilisations de sans-papiers. Il ne s’agit donc pas tant de clôturer le sujet que de l’ouvrir sur de nouvelles perspectives. Alors que Florence Delmotte insiste sur l’importance pour les sans-papiers de quitter l’anonymat auxquels ils sont contraints, Sophie Klimis renoue les fils antiques qui lient la démocratie à la question de l’hospitalité.