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Michael Walzer, les réfugiés et les travailleurs immigrés

Numéro 05/6 Mai-Juin 2011 par Pierre Ansay

juin 2011

Michael Wal­zer est consi­dé­ré aux États-Unis comme un phi­lo­sophe par­ti­cu­liè­re­ment mobi­li­sé sur les ques­tions de jus­tice inter­na­tio­nale. Il est donc inté­res­sant de sai­sir sa pen­sée à l’œuvre dans la pro­blé­ma­tique des tra­vailleurs immi­grés, des réfu­giés et des apa­trides. La ques­tion qu’il pose est de déter­mi­ner qui nous accep­tons sont d’in­té­grer sur le ter­ri­toire de notre État. Cette ques­tion relève à la fois de la liber­té à garan­tir pour cha­cun et de la soli­da­ri­té com­mu­nau­taire et poli­tique à déployer pour ses semblables.

Le pre­mier bien que nous dis­tri­buons entre nous est l’appartenance à une com­mu­nau­té humaine. Et dans cette com­mu­nau­té, avec qui fai­sons-nous les choix de dis­tri­bu­tion ? De qui exi­geons-nous l’obéissance ? Sur qui levons-nous des impôts ? À qui allouons-nous des ser­vices ? Mais que deviennent les apa­trides, ceux qui arrivent chez nous sans patrie ? Certes, les mar­chés sont ouverts à tous, « mais ceux qui n’appartiennent à aucune com­mu­nau­té poli­tique sont vul­né­rables et sans pro­tec­tion quand ils entrent sur le mar­ché1 ». En outre, ils ne béné­fi­cient pas de cer­taines dis­tri­bu­tions, comme la san­té publique, la sécu­ri­té sociale. Ils sont tou­jours sus­cep­tibles d’être exclus de la com­mu­nau­té, « Être apa­tride, c’est une condi­tion où l’on court d’infinis dan­gers. » Dès lors, qui devons-nous admettre ? Devons-nous accep­ter tout le monde ? Pou­vons-nous choi­sir par­mi les can­di­dats ? Quels sont les cri­tères appro­priés pour la répar­ti­tion de l’appartenance ? Nous ne per­dons pas l’appartenance en la don­nant, nous l’avons « tou­jours déjà », nous la dis­tri­buons ou non aux étran­gers et notre choix est gui­dé « par nos rela­tions avec les étran­gers, pas seule­ment par notre com­pré­hen­sion de ces rela­tions, mais aus­si par les contrats effec­tifs, les liens et les alliances que nous avons tis­sés et les contacts que nous avons eus au-delà de nos frontières ».

L’histoire du bon Samaritain : Walzer avec Sen

Il y a un prin­cipe phi­lo­so­phique dit de l’aide mutuelle qui étend sa vigueur pra­tique au-delà des fron­tières poli­tiques, cultu­relles, lin­guis­tiques et reli­gieuses. Il vaut pour des étran­gers abs­traits de leur contexte cultu­rel et joue en l’absence de tout dis­po­si­tif de coopé­ra­tion : deux étran­gers se ren­contrent par hasard, comme dans l’histoire du bon Sama­ri­tain. On dira qu’une assis­tance est requise lorsqu’une des deux par­ties en a besoin d’une manière urgente et que les risques et les couts qui vont de pair avec cette assis­tance sont rela­ti­ve­ment faibles pour l’autre par­tie2. « Mais le doc­teur de la Loi, vou­lant se jus­ti­fier, dit à Jésus : “Et qui est mon pro­chain?” Jésus reprit : “Un homme des­cen­dait de Jéru­sa­lem à Jéri­cho, et il tom­ba au milieu de bri­gands qui, après l’avoir dépouillé et roué de coups, s’en allèrent, le lais­sant à demi mort. Un prêtre vint à des­cendre par ce che­min-là ; il le vit et pas­sa outre. Pareille­ment un lévite, sur­ve­nant en ce lieu, le vit et pas­sa outre. Mais un Sama­ri­tain, qui était en voyage, arri­va près de lui, le vit et fut pris de pitié. Il s’approcha, ban­da ses plaies, y ver­sant de l’huile et du vin, puis le char­gea sur sa propre mon­ture, le mena à l’hôtellerie et prit soin de lui. Le len­de­main, il tira deux deniers et les don­na à l’hôtelier, en disant : Prends soin de lui, et ce que tu auras dépen­sé en plus, je te le rem­bour­se­rai, moi, à mon retour. Lequel de ces trois, à ton avis, s’est mon­tré le pro­chain de l’homme tom­bé aux mains des bri­gands?”. Il dit : “Celui-là qui a exer­cé la misé­ri­corde envers lui”. Et Jésus lui dit : “Va, et toi aus­si, fais de même”.»

Pour Amar­tya Sen3, l’anglais est plus par­lant dans le livre de prières angli­can : mon devoir envers mon pro­chain, « my duty to my Neigh­bour ». On devrait écrire en fran­çais non pas le « pro­chain » de la reli­gion catho­lique, concept encore vague, mais mon voi­sin. Ain­si, la leçon essen­tielle de la para­bole est le rejet rai­son­né de la notion de voi­si­nage figé. Le prêtre et le lévite n’ont rien dit, l’homme dans le cani­veau n’est pas un voi­sin pour eux, mais le sale Sama­ri­tain — Dieu sait si les Juifs les avaient en hor­reur —, lui, a une concep­tion pra­tique et éten­due du voi­si­nage. Notre devoir de jus­tice ne se limite pas au col­lègue dans le syn­di­cat, ni au voi­sin de palier. Le Sama­ri­tain est dans un nou­veau voisinage.

Dans une société faite d’étrangers, il n’y a plus d’étrangers

Si tous les êtres humains étaient étran­gers l’un à l’autre, si toutes nos ren­contres res­sem­blaient à celle du Bon Sama­ri­tain, il n’y aurait pas d’appartenance à dis­tri­buer. Ain­si, pour Wal­zer, le pro­jet post­mo­derne éli­mine toute forme d’identité com­mune. Wal­zer cite Julia Kris­te­va qui nous exhorte à regar­der le monde comme entiè­re­ment consti­tué d’étrangers et à prendre conscience de l’étranger qui est en nous. Elle change l’exhortation du Lévi­tique : « Tu n’opprimeras pas l’étranger, parce que nous sommes tous étran­gers sur cette terre. » Notons que la cita­tion ini­tiale était « tu ne mal­trai­te­ras point l’étranger, et tu ne l’opprimeras point, car vous avez été étran­gers dans le pays d’Égypte4 ». En d’autres termes, tu as été étran­ger là-bas et oppri­mé par des natio­naux et main­te­nant que tu es dans ta demeure en famille, ne fais pas à autrui ce que tu devrais refu­ser pour l’avoir endu­ré. Mais indique Wal­zer, « si cha­cun est un étran­ger, alors per­sonne ne l’est5 ». En effet, si nous n’avons pas fait l’expérience de l’identité, alors nous ne pou­vons pas faire l’expérience de l’altérité. Une asso­cia­tion faite uni­que­ment d’étrangers ne pour­rait être qu’éphémère, elle ne peut pui­ser dans une his­toire mémo­ri­sée en com­mun pour per­sis­ter dans la durée. Pour Wal­zer, Kris­te­va des­sine le por­trait d’une France consti­tuée d’atomes indi­vi­duels qui consti­tuent eux-mêmes leur iden­ti­té par luci­di­té plu­tôt que par fata­li­té. S’annonce là une socié­té sans étran­gers, une France sans Fran­çais, mais cette socié­té sans étran­gers est faite d’hommes et de femmes étran­gers les uns aux autres. Et ajoute Wal­zer, « Si tous les êtres humains étaient étran­gers les uns aux autres, si toutes nos ren­contres res­sem­blaient à des ren­contres sur la mer, dans le désert ou sur le bord d’une route, il n’y aurait pas d’appartenance à dis­tri­buer ». Il n’y a de l’étrangeté qu’à par­tir d’une appar­te­nance vécue en com­mun. Nous sommes dans des situa­tions « où il faut prendre des déci­sions d’admission et accep­ter ou refu­ser des hommes et des femmes ».

Le fait d’accepter ou de ne pas accep­ter les étran­gers dans notre com­mu­nau­té est pri­mor­dia­le­ment une ques­tion de jus­tice et non de cha­ri­té. Il y a deux manières d’entrer dans une com­mu­nau­té : les étran­gers dans l’espace poli­tique et les des­cen­dants dans le temps que sont nos enfants. « Nous avons sou­vent des sen­ti­ments forts vis-à-vis de notre pays, mais nous n’en avons qu’une per­cep­tion confuse de ce en quoi ils consistent. » Mais nous avons fait l’expérience d’accepter ou de reje­ter des étran­gers et nous avons fait l’expérience d’être accep­tés ou reje­tés et c’est dans cette alter­nance pos­sible d’acceptation et de rejet que nous pou­vons com­prendre, tout comme dans l’expérience de l’exil, le sens d’appartenir à une com­mu­nau­té his­to­rique. Et pour mieux com­prendre la nature de notre atta­che­ment à notre com­mu­nau­té poli­tique, consi­dé­rons les quar­tiers, les clubs et les familles.

De l’État et des étrangers

Est-ce que l’État doit res­sem­bler à un quar­tier, une asso­cia­tion aléa­toire qui ne contrôle pas ses entrées et ses sor­ties ? Pour Wal­zer, la réponse est fer­me­ment non. Si les États deviennent des quar­tiers sans légis­la­tion sur­plom­bante qui orga­nise leur vie dans un ensemble natio­nal plus large, les quar­tiers risquent de deve­nir des États sélec­tifs qui s’organiseront pour fil­trer et limi­ter le nombre des étran­gers. Les quar­tiers ne pour­ront s’ouvrir que si les États sont par­tiel­le­ment fer­més. En effet, l’État doit garan­tir le bien-être, la loyau­té et la sécu­ri­té des per­sonnes qu’il sélec­tionne à l’entrée. Abattre les murs des États, c’est créer des mil­liers de for­te­resses de quar­tier. « À un niveau quel­conque d’organisation poli­tique, quelque chose comme l’État sou­ve­rain doit prendre forme et reven­di­quer l’autorité néces­saire à la pra­tique de sa propre poli­tique d’admission, au contrôle et par­fois à la res­tric­tion du flux des immigrants. »

Par contre, l’analogie avec un club semble fonc­tion­ner : les clubs comme les États ont des poli­tiques d’admission qui peuvent être éva­luées, contes­tées. Quelle sorte de com­mu­nau­té les citoyens veulent-ils créer ? Avec quels autres femmes et hommes veulent-ils par­ta­ger et échan­ger les biens sociaux ? Dans les clubs, seuls les fon­da­teurs se choi­sissent eux-mêmes, tous les autres ont été coop­tés. Les can­di­dats doivent four­nir de bonnes rai­sons pour qu’on les sélec­tionne et per­sonne de l’extérieur ne détient un droit à prio­ri pour être à l’intérieur. Les membres décident libre­ment qui seront leurs asso­ciés futurs et les déci­sions qu’ils prennent sont sans appel et défi­ni­tives. « Nous pou­vons donc ima­gi­ner que les États sont des clubs par­faits, dotés d’un pou­voir sou­ve­rain sur leurs pro­ces­sus de sélec­tion […] il faut d’abord sou­li­gner que la répar­ti­tion de l’appartenance dans la socié­té amé­ri­caine, comme dans toute socié­té exis­tante, relève d’une déci­sion politique. »

Wal­zer pour­suit : « En temps de crise, le foyer est un refuge. » Les États res­semblent davan­tage à des familles qu’à des clubs quand les citoyens se trouvent obli­gés mora­le­ment d’ouvrir les portes du pays à tel groupe d’étrangers consi­dé­rés comme des « proches » natio­naux ou eth­niques comme les Alle­mands l’ont fait après la réuni­fi­ca­tion pour les com­mu­nau­tés alle­mandes de la Vol­ga. Si l’État est une nation, les per­sé­cu­tés ailleurs, comme les Grecs chas­sés de Tur­quie et les Turcs chas­sés de Grèce après la Pre­mière Guerre mon­diale, se tournent vers leur patrie avec des espoirs et des attentes. Les États ne sont pas seule­ment les admi­nis­tra­teurs d’un ter­ri­toire, mais aus­si l’expression poli­tique d’une vie com­mune et d’une « famille » natio­nale qui n’est jamais entiè­re­ment enfer­mée au sein d’une fron­tière légale. Les États sont aus­si les admi­nis­tra­teurs d’un ter­ri­toire et ils peuvent être ten­tés, à la suite de sen­ti­ments xéno­phobes de leur popu­la­tion, d’expulser des mino­ri­tés natio­nales consi­dé­rées comme des étran­gers hostiles.

Mais les ana­lo­gies s’arrêtent ici : si l’État a le droit, sous cer­taines condi­tions, de refu­ser l’adhésion à son club, ou l’État famille de ne pas accep­ter un étran­ger qui frappe à la porte, il en va autre­ment pour les habi­tants tra­vailleurs qui ne dis­posent pas de la natio­na­li­té : « L’État doit quelque chose à ses habi­tants, pure­ment ou sim­ple­ment, sans réfé­rence à leur iden­ti­té col­lec­tive ou natio­nale. » Et le pre­mier lieu auquel ils ont droit, c’est le lieu où ils ont plan­té leurs pénates, éta­bli leur famille. « Les atta­che­ments et les attentes qu’ils ont for­més consti­tuent une rai­son pour ne pas les trans­fé­rer de force dans un autre pays. » Cela veut dire pour nous en Bel­gique que les réfu­giés et les immi­grés doivent déte­nir un droit spé­ci­fique qui se tra­dui­ra par des poli­tiques d’intégration et d’accueil.

Consi­dé­rons donc la pos­si­bi­li­té d’avoir des pays ouverts, com­po­sés de com­mu­nau­tés de voi­si­nage ouvertes, tout homme peut y habi­ter, mais avec des clubs sélec­tifs — le club de joueurs de boules peut refu­ser l’entrée de Rober­to — et des familles fer­mées. On peut donc ima­gi­ner un État avec des majo­ri­tés xéno­phobes, des clubs fer­més et des familles jalou­se­ment hos­tiles à toute péné­tra­tion cultu­relle étran­gère, mais qui auto­risent le séjour à ceux qui par­tagent le ter­ri­toire avec eux, avec l’ensemble des droits de loca­li­sa­tion, dis­tri­bu­tion de biens et de sécu­ri­té sociale garan­tis. Le ter­ri­toire, dont l’État est le garant, est un bien social en un double sens : « C’est un espace vivant, de la terre et de l’eau […] une res­source pour les dému­nis et les affa­més », mais « c’est aus­si un espace vivant pro­tec­teur, avec des fron­tières et une police, une res­source pour les per­sé­cu­tés et les apa­trides. » Dès lors, une com­mu­nau­té poli­tique peut-elle exclure les dému­nis et les affa­més, les per­sé­cu­tés et les apa­trides, en un mot les néces­si­teux, sim­ple­ment parce que ce sont des étran­gers ? Si les citoyens estiment que la com­mu­nau­té poli­tique ne peut exclure les dému­nis, l’aide mutuelle sera plus contrai­gnante — elle engage notam­ment les des­cen­dants et les votants pour de nom­breuses années — qu’elle ne l’est dans la rela­tion inter­sub­jec­tive de type « bon Sama­ri­tain ». Elle pré­sup­pose un acte citoyen, à por­tée uni­ver­selle, désen­cla­vé des bonnes émo­tions du moment.

Considérations sur les réfugiés

Les réfu­giés consti­tuent un cas par­ti­cu­lier, car ils ont besoin de l’appartenance pour sur­vivre et notons qu’elle n’est pas un bien expor­table. Et ces biens d’appartenance ne peuvent être par­ta­gés qu’à l’intérieur des fron­tières d’un État par­ti­cu­lier. Notons que les réfu­giés, sauf en Afrique, ne sont qu’en petit nombre et n’affectent pas la qua­li­té de vie des habi­tants du pays hôte. Et en outre, ils peuvent pré­sen­ter une reven­di­ca­tion très forte : « Si vous ne me faites pas entrer, je serai tué, per­sé­cu­té, bru­ta­le­ment oppri­mé par ceux qui dirigent mon propre pays. » Notons aus­si que nous pou­vons avoir des devoirs par­ti­cu­liers par rap­port à des gens que, en quelque sorte, nous avons aidés à deve­nir des réfu­giés : les révo­lu­tion­naires hon­grois en 1956 ont été per­sé­cu­tés parce qu’ils étaient comme nous, qu’ils par­ta­geaient les mêmes valeurs.

Mais nous aurions pu ne res­sen­tir aucune obli­ga­tion morale si la révo­lu­tion hon­groise avait réus­si et que des cohortes de sta­li­niens avaient frap­pé à nos portes. Les réfu­giés n’ont aucun droit par­ti­cu­lier à obte­nir l’asile d’un pays par­ti­cu­lier, mais, en fonc­tion du droit d’asile, une per­sonne peut être recon­nue dans un pays x. On refu­sa l’asile à la fin de la Seconde Guerre mon­diale aux Russes cap­tu­rés et réduits en escla­vage par les nazis : on savait cepen­dant qu’ils allaient être fusillés ou dépor­tés par le régime sta­li­nien et c’est là une des grandes for­fai­tures des vain­queurs démo­cra­tiques de la Seconde Guerre mon­diale. On voit ain­si que la conduite morale des États libé­raux peut être déter­mi­née par la conduite immo­rale des États auto­ri­taires et bru­taux. Dès lors, nous pour­rions consi­dé­rer avec Wal­zer que toute vic­time de l’autoritarisme et du sec­ta­risme est un cama­rade du citoyen libéral.

Le droit d’asile pour­rait être recon­nu pour deux rai­sons : « Parce que son déni nous obli­ge­rait à recou­rir à la force contre des gens sans défense et déses­pé­rés et parce que le nombre […] sauf excep­tion, est faible, per­met­tant ain­si une absorp­tion aisée des gens. » Wal­zer recon­nait qu’accepter un grand nombre de réfu­giés est sou­vent mora­le­ment néces­saire, mais le droit de res­treindre le flux demeure un trait de l’autodétermination. Sup­po­sons des réfu­giés nou­vel­le­ment arri­vés. Peuvent-ils pré­tendre à la citoyen­ne­té et aux droits poli­tiques à l’intérieur de la com­mu­nau­té dans laquelle ils vivent à pré­sent ? En d’autres termes, la citoyen­ne­té va-t-elle de pair avec la rési­dence ? En fait, il y a donc une seconde étape négo­ciable : après l’accueil et l’admission, la pro­cé­dure de natu­ra­li­sa­tion. Il s’agit en effet de la citoyen­ni­sa­tion et non de l’incorporation dans la nation, dans le club ou la famille : est-ce dési­rable ? Est-ce possible ?

L’enjeu est stra­té­gique : « Les membres doivent être prêts à accep­ter comme étant leurs égaux, dans un monde d’obligations par­ta­gées, les hommes et les femmes qu’ils admettent ; les immi­grants doivent être prêts à par­ta­ger les obli­ga­tions. » Conve­nons que les États contrôlent stric­te­ment la natu­ra­li­sa­tion et pas l’immigration. Les immi­grés sont tolé­rés parce qu’ils viennent prendre la place des natio­naux dans l’exécution des tra­vaux pénibles. « L’État est alors comme une famille qui a des domes­tiques à domi­cile […] une famille avec des domes­tiques sous le même toit est […] inévi­ta­ble­ment une petite tyran­nie. » Dans la famille nation règnent la paren­té, l’amour, la conni­vence cultu­relle, les mêmes lieux de loi­sirs dont sont exclus les tra­vailleurs immi­grés, on le voit chez nous avec le « délit de sale gueule » et les jeunes d’origine magh­ré­bine ne sont pas tou­jours admis dans les dan­cings : « On éta­blit une auto­ri­té paren­tale hors de sa sphère sur des hommes et des femmes qui ne sont pas, et ne seront jamais, des membres de la famille à part entière », mais les anciens domes­tiques cherchent des toits qui soient à eux et ne dési­rent plus vivre sous le même toit que leurs maitres.

Les travailleurs hôtes en Allemagne

Qui va, en Alle­magne, pres­ter les tra­vaux pénibles ? L’État peut lever les contraintes qui pèsent sur le mar­ché du tra­vail et obli­ger sa popu­la­tion peu qua­li­fiée à pres­ter des tra­vaux consi­dé­rés comme indé­si­rables. Ou au contraire, les rendre attrac­tifs par de hauts salaires et de bonnes condi­tions de tra­vail ou encore s’adresser au mar­ché inter­na­tio­nal du tra­vail et faire venir des tra­vailleurs hôtes, en alle­mand, « Gas­tar­bei­ters ».

Comme l’indique Wal­zer, il est cru­cial pour les chau­vins du bien-être que les migrants ne dis­posent pas des droits sociaux, car dès ce moment, « ils rejoin­draient la force de tra­vail domes­tique, en occu­pant tem­po­rai­re­ment ses rangs les plus bas, mais tout en béné­fi­ciant de ses syn­di­cats et de ses pro­grammes d’aide sociale, repro­dui­sant au bout d’un moment le dilemme ini­tial ». Ils pour­raient ensuite entrer en com­pé­ti­tion avec les natio­naux et même les sur­pas­ser. C’est pour­quoi les règles d’admission sont des­ti­nées à leur inter­dire la pro­tec­tion que leur pro­cu­re­rait la citoyen­ne­té. « Ils sont là pour une période déter­mi­née, sur la base d’un contrat […] ils doivent par­tir quand leur visa arrive à expi­ra­tion […] on les empêche, on les décou­rage de faire venir leur famille avec eux, on les héberge dans des baraques, en leur impo­sant une ségré­ga­tion sexuelle […] Les liber­tés civiles de parole, d’assemblée, d’association leur sont cou­ram­ment déniées…».

Le plus dif­fi­cile pour eux est de ne pas avoir leur foyer. Leur vie res­semble pour par­tie aux tra­vailleurs des STO6 dans l’Allemagne nazie, et leur vie quo­ti­dienne res­semble pour par­tie à la vie dans une pri­son. Ils sont pri­vés des acti­vi­tés sociales, sexuelles et cultu­relles nor­males pour une période de temps déter­mi­née. Dès lors, avec les yeux d’un démo­crate « wal­zé­rien », que pen­ser de cette situa­tion ? Le pays de non-accueil est une com­mu­nau­té de voi­si­nage sur le plan éco­no­mique, mais un club ou une famille sur le plan poli­tique. D’une part, il y a l’État comme lieu de voi­si­nage, asso­cia­tion indif­fé­rente, gou­ver­née seule­ment par le lais­ser-faire du mar­ché, et de l’autre, le même État en tant que club et famille, avec des rela­tions d’autorité et de police.

Le pou­voir d’État joue un rôle cru­cial dans l’affaire, il en orga­nise les règles et les domaines du lais­ser-faire et « sans le déni des droits poli­tiques et des liber­tés civiles, sans la menace per­ma­nente de la dépor­ta­tion, le sys­tème ne mar­che­rait pas ». Les tra­vailleurs hôtes vivent dans un pays démo­cra­tique sous la domi­na­tion d’une bande de citoyens tyrans. Les adeptes de la théo­rie contrac­tua­liste disent : « Ils savent ce qui les attend quand ils signent, per­sonne ne les oblige à signer de tels contrats. » Ce genre de consen­te­ment légi­time une tran­sac­tion limi­tée à la pres­ta­tion de la main‑d’œuvre, mais ne peut légi­ti­mer les pra­tiques poli­tiques qui se pré­tendent démo­cra­tiques. « Le pou­voir poli­tique ne peut s’exercer de façon démo­cra­tique sans le consen­te­ment conti­nu de ses sujets. Et les sujets incluent tout homme et toute femme qui vivent sur le ter­ri­toire sur lequel ces déci­sions sont applicables ».

Ces tra­vailleurs n’ont pas plus de droits que n’en n’auraient les tou­ristes. Leur sta­tut d’hôtes n’en fait pas des tou­ristes, car ils sont avant tout des tra­vailleurs : « Ils ne sont pas en vacances ; ils ne passent pas leurs jour­nées comme il leur plait. Les repré­sen­tants de l’État ne sont pas des gens polis et coopé­ra­tifs, qui vous indiquent la direc­tion des musées ou veillent au res­pect de la cir­cu­la­tion. » L’expérience des rap­ports avec l’État d’accueil que vivent les tra­vailleurs hôtes est celle d’un rap­port avec un pou­voir enva­his­sant et ter­ri­fiant qui façonne leur exis­tence et règle tous leurs mou­ve­ments sans jamais deman­der leur avis. L’expulsion est une menace per­ma­nente. Leur condi­tion maté­rielle a peu de chances de s’améliorer sauf si leur sta­tut poli­tique vient à chan­ger. Les tra­vailleurs hôtes, par consé­quent, sont exclus de la com­pa­gnie des hommes et des femmes qui com­prend des hommes et des femmes exac­te­ment comme eux. On les confine dans une posi­tion infé­rieure qui est aus­si une posi­tion irré­gu­lière ; ils sont des parias dans une socié­té qui n’a pas de normes de castes, des métèques dans une socié­té où les métèques n’ont pas de place qu’on puisse com­prendre, pro­té­ger ou à laquelle on puisse accor­der une digni­té quel­conque. C’est pour­quoi le gou­ver­ne­ment des tra­vailleurs hôtes res­semble beau­coup à une tyrannie.

Ce à quoi il faut faire appel ici, ce n’est pas le prin­cipe de l’aide mutuelle, ce n’est pas faire appel au bon Sama­ri­tain : ces femmes et ces hommes sont pour la plu­part valides et en bonne san­té ; ils gagnent leur vie, ils effec­tuent, au béné­fice de la col­lec­ti­vi­té, un tra­vail socia­le­ment néces­saire, ils sont pro­fon­dé­ment impli­qués dans le sys­tème légal du pays dans lequel ils sont venus. « Puisqu’ils par­ti­cipent à l’économique et au juri­dique, ils devraient aus­si pou­voir se consi­dé­rer eux-mêmes comme par­ti­ci­pant aus­si au poli­tique. » Ce ne sont pas des bles­sés au bord du che­min. S’ils dis­po­saient de la gamme éten­due des droits civils et poli­tiques, ils pour­raient orga­ni­ser le mar­chan­dage col­lec­tif de leurs pres­ta­tions et obtien­draient, par rap­port de force ins­tau­ré col­lec­ti­ve­ment, de meilleures condi­tions de travail.

Devoirs collectifs d’une société faite d’individus libéraux

Certes, on pour­rait ima­gi­ner des trai­tés for­mels garan­tis­sant aux tra­vailleurs hôtes une liste de droits. Le prin­cipe fon­da­men­tal qui doit s’appliquer est que les pro­ces­sus d’autodétermination à tra­vers les­quels un État démo­cra­tique façonne sa vie interne soient ouverts de façon égale à tous les indi­vi­dus qui vivent sur son ter­ri­toire et tra­vaillent au sein de l’économie locale. « Aucun État démo­cra­tique ne peut tolé­rer l’établissement d’un sta­tut fixe dif­fé­ren­ciant le citoyen de l’étranger […]. Ou les indi­vi­dus sont sou­mis à l’autorité de l’État, ou ils ne le sont pas, et s’ils le sont, il faut qu’ils puissent avoir leur mot à dire, et ce en der­nière ins­tance, à éga­li­té, sur les agis­se­ments de cette auto­ri­té. » Les citoyens démo­cra­tiques d’un pays, soit doivent accep­ter d’effectuer eux-mêmes les tra­vaux pénibles, soit les pro­po­ser à d’autres, mais en élar­gis­sant leur propre appar­te­nance à ceux qui les effec­tuent. Leur éthique démo­cra­tique, leur pré­ten­tion à s’y confor­mer, n’est pas com­pa­tible avec l’autodestruction de la com­mu­nau­té de citoyens qu’ils forment avec les tra­vailleurs invi­tés et la trans­for­ma­tion de leur col­lec­tif en une varié­té de tyran­nie locale.

In fine, dis­tri­buer ou refu­ser de dis­tri­buer l’admission dans sa col­lec­ti­vi­té natio­nale, c’est confi­gu­rer sa propre com­mu­nau­té : les portes sont ouvertes pour des socié­tés à moi­tié métèques et à moi­tié citoyennes où les autoch­tones reven­di­que­ront erro­né­ment le titre de citoyens démo­cra­tiques alors qu’ils se com­portent comme des tyrans domes­tiques. Le prin­cipe est que ceux qui vivent dans le lieu doivent par­ti­ci­per au débat sur qui inclure ou non. Ceux qui vivent et font vivre le lieu doivent avoir accès à la citoyen­ne­té et il convient de por­ter secours aux réfu­giés et d’exercer le droit d’asile. L’immigration est donc à la fois affaire de choix poli­tique — on a besoin de tra­vailleurs sup­plé­men­taires ou non — et de contrainte morale car à par­tir du moment où ils sont là, la porte de la citoyen­ne­té doit leur être ouverte. La natu­ra­li­sa­tion de ceux qui sont déjà là est sou­mise à une contrainte morale stricte en dehors de tout ater­moie­ment poli­tique, et tout résident et tout tra­vailleur doit se voir offrir la pos­si­bi­li­té de la citoyen­ne­té. Les contraintes sont à la fois plus strictes et plus morales dans le cas de la natu­ra­li­sa­tion des migrants ins­tal­lés que pour la poli­tique consis­tant à faire appel à des immigrants.

Wal­zer résume ain­si sa posi­tion : « La déter­mi­na­tion du sta­tut des étran­gers et des hôtes par un groupe exclu­sif de citoyens (ou d’esclaves par des maitres, de femmes par des hommes, de Noirs par des Blancs, de peuples conquis par des conqué­rants) n’est pas une liber­té com­mu­nau­taire mais de l’oppression. Les citoyens sont libres de créer un club […], mais ils ne peuvent reven­di­quer une juri­dic­tion ter­ri­to­riale et gou­ver­ner les gens avec qui ils par­tagent leur ter­ri­toire. Agir ain­si, c’est agir en dehors de sa sphère, au-delà des droits. C’est une forme de tyran­nie. » On sai­sit par là que le déni d’appartenance est tou­jours le pre­mier d’une longue suite d’abus, que la pro­tec­tion des droits indi­vi­duels récla­mée par les libé­raux néces­site une action poli­tique vigou­reuse ins­pi­rée par une morale com­mu­nau­taire unis­sant les citoyens.

La solu­tion vien­dra sans doute de la mise en place d’institutions appro­priées conçues dans une pers­pec­tive d’ingénierie démo­cra­tique conce­vant une gamme d’outils démo­cra­tiques trans­na­tio­naux. Et cette ingé­nie­rie démo­cra­tique sera d’autant plus vite mise en place que nous acquer­rons la cer­ti­tude de nos inter­dé­pen­dances accrues et la conscience que nous sommes liés les uns aux autres, mobi­li­sés ensemble afin de conju­rer le chaos et la barbarie.

  1. Sauf men­tion contraire, toutes les cita­tions, à l’exception des cita­tions bibliques, pro­viennent de M. Wal­zer, Sphères de la jus­tice, Seuil, 1997.
  2. À titre docu­men­taire, la loi dite « du bon Sama­ri­tain », en vigueur aux États-Unis et au Cana­da, pro­tège, sous cer­taines condi­tions, les per­sonnes venant en aide à autrui sans être des secou­ristes spé­cia­li­sés. C’est en quelque sorte le miroir inver­sé de notre loi sur la non-assis­tance à per­sonne en danger.
  3. Amar­tya Sen, L’idée de jus­tice, Flam­ma­rion, 2010.
  4. Exode, 22, 21. Voir aus­si Exode, 23.9 : « Tu n’opprimeras point l’étranger, vous savez ce qu’éprouve l’étranger, car vous avez été étran­gers dans le pays d’Égypte ». Voir aus­si Évan­gile de Mathieu, 25, 34- 46 : « Venez, vous qui êtes les bénis de mon Père… Car j’ai eu faim, et vous m’avez don­né à man­ger, j’ai eu soif, et vous m’avez don­né à boire ; j’étais étran­ger et vous m’avez recueilli. »
  5. M. Wal­zer, « Post­mo­der­ni­té ? », Le Maga­zine lit­té­raire, n° 363, mars 1998, p. 62 et sq.
  6. STO : ser­vice du tra­vail obli­ga­toire durant la Seconde Guerre mon­diale. Les nazis invi­taient ou raflaient les citoyens des ter­ri­toires occu­pés afin d’occuper en Alle­magne des postes de tra­vail lais­sés vacants par les sol­dats par­tis au front.

Pierre Ansay


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