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Mémoire courte

Numéro 6 – 2022 par Aline Andrianne

septembre 2022

La presse actuelle, devant faire face à la concur­rence de l’information sur inter­net, à la dés­in­for­ma­tion sur les réseaux sociaux, à la baisse du nombre d’abonnés (en par­tie due à l’augmentation impres­sion­nante du prix de ces mêmes abon­ne­ments) est mise sous pres­sion. Et, comme une bière sous pres­sion, quand elle s’épanche sur un sujet, elle tente de se faire […]

Billet d’humeur

La presse actuelle, devant faire face à la concur­rence de l’information sur inter­net, à la dés­in­for­ma­tion sur les réseaux sociaux, à la baisse du nombre d’abonnés (en par­tie due à l’augmentation impres­sion­nante du prix de ces mêmes abon­ne­ments) est mise sous pres­sion. Et, comme une bière sous pres­sion, quand elle s’épanche sur un sujet, elle tente de se faire mous­ser. Pour cela, plus besoin d’un trai­te­ment nuan­cé et appro­fon­di, plus besoin d’une double véri­fi­ca­tion des faits avant publi­ca­tion : il suf­fit d’une bonne pola­ri­sa­tion et d’une mémoire courte. La pola­ri­sa­tion vise à sim­pli­fier les débats : on est pour ou on est contre, on est ami ou enne­mi, mais de nuances, il n’y en a plus ! Les lois, les per­son­na­li­tés, les faits sont tous pré­sen­tés soit sous un jour héroïque, fabu­leux, extra-ordi­naire — rai­son pour laquelle la presse nous en ferait l’écho — soit à l’opposé, sous une ombre de vicis­si­tude, d’opprobre et de dégra­da­tion morale qui encou­rage à la condamnation. 

Ain­si, l’élection de Sam­my Mah­di à la pré­si­dence du CD&V ce 25 juin 2022 a été l’occasion, pour la presse, de publier des articles élo­gieux sur celui qu’on sur­nomme « le Barack Oba­ma du Aldi » (dixit him­self). Jeune « ambian­ceur », « malin et sou­riant » (dixit Le Soir), Sam­my Mah­di s’est fait connaitre dans le gou­ver­ne­ment De Croo1 en suc­cé­dant à Mag­gie de Block et Theo Fran­ken au secré­ta­riat à l’Asile et à la Migra­tion. Une charge dont, en cette fin juin 2022, la presse dit qu’il « a su pro­fi­ter pour se faire un nom sans avoir besoin de tom­ber dans les tra­vers de son pré­dé­ces­seur2 ». Phrase plu­tôt ambigüe, si pas en contra­dic­tion évi­dente avec les accu­sa­tions lan­cées seule­ment quinze jours plus tôt via cette même presse : « Asile et migra­tion : Sam­my Mah­di soup­çon­né de vio­ler sciem­ment le droit à l’accueil » (Le Soir, 14 juin 2022); « Sam­my Mah­di soup­çon­né de non-res­pect du droit à l’asile par la jus­tice » (BX1, 14 juin 2022); « Un juge soup­çonne Mah­di de s’assoir à des­sein sur le droit à l’accueil » (La Libre, 13 juin 2022). Et cela, sans comp­ter les mul­tiples débats qui ont jalon­né son man­dat pen­dant les deux années où il l’a exer­cé, dont, entre autres, ses décla­ra­tions quant à la néces­si­té de pour­suivre les rapa­trie­ments d’Afghans après le retour des Tali­bans dans le pays (« Ce n’est pas parce que des régions d’un pays sont dan­ge­reuses que tout citoyen de ce pays a auto­ma­ti­que­ment droit à une pro­tec­tion » décla­rait-il en aout 20213). Sam­my Mah­di n’est donc pas tom­bé dans les tra­vers de ses pré­dé­ces­seurs ? Un doute me sai­sit… n’aurait-il pas pous­sé le bou­chon un peu plus loin, Mau­rice4 ?

Un doute bien évi­dem­ment ren­for­cé par le choix des mots pour qua­li­fier ce nou­veau pré­sident de par­ti : il n’est pas « per­ti­nent » ou « juste »5, c’est un « ambian­ceur hors pair » qui a « déjà ses fans ». La presse, tout en oubliant son tra­vail d’excavation, de rap­pel des faits et d’alerte démo­cra­tique, fait donc le jeu de cette nou­velle poli­tique basée sur le sen­sa­tion­nel, sur l’émotion plu­tôt que sur les pro­grammes, les idées et les pro­jets de lois, en sou­li­gnant la qua­li­té d’ani­ma­teur de ce nou­veau ponte de la poli­tique belge. Sam­my Mah­di a ain­si été élu à 97 % parce que c’est un joyeux luron, qui ras­semble autour de lui, qui fédère autour de… sa per­son­na­li­té. C’est en effet ce que sou­ligne le terme « fan », qui, dans le dic­tion­naire, est syno­nyme d’admi­ra­teur, de fana­tique — à com­prendre donc comme une adhé­sion, un sou­tien plein et entier à une indi­vi­dua­li­té que l’on n’arrive plus à juger de son esprit cri­tique. Cette ido­lâ­trie de la per­son­na­li­té (déjà sen­tie dans l’élection de Donald Trump aux États-Unis, par exemple) est ain­si ren­for­cée par la des­crip­tion jour­na­lis­tique de cette élec­tion : Sam­my Mah­di est pré­sen­té « bon­dis­sant tout sou­rire […], smart­phone à la main, sur la petite scène du parc Plop­sa­land à la Panne6 ». Le cadre même de cette nou­velle poli­tique se décen­tra­lise : elle s’établit désor­mais dans les parcs d’attractions, sur Twit­ter et les réseaux sociaux, mais plus dans les hémi­cycles offi­ciels où la parole est régu­lée et doit être mesu­rée — et donc rap­por­tée avec nuance. D’un même mou­ve­ment, la presse se décentre, elle aus­si, des vrais enjeux, et rap­porte l’accessoire, le fun, ce qui sus­ci­te­ra une adhé­sion ou un rejet émotionnel. 

Aujourd’hui ain­si, la poli­tique (et la presse qui s’en fait l’écho) nous pro­pose des sen­sa­tions fortes à l’aune de celles appor­tées par les mon­tagnes russes : des mon­tées ver­ti­gi­neuses (c’est-à-dire dans la course à l’instantanéité), de la pas­sion (par exemple dans les débats autour de l’école), des posi­tion­ne­ments forts et cli­vants (comme dans le trai­te­ment de la guerre rus­so-ukrai­nienne), des tweets-chocs visant à décré­di­bi­li­ser les autres joueurs de cette triste tra­gi­co­mé­die (voir @George‑L Bou­chez), et des des­centes tout aus­si bru­tales qui retournent l’estomac sur fond de scan­dales, de mal­ver­sa­tions et de petits mar­chan­dages poli­tiques obsé­quieux (la pudeur m’empêchera ici de don­ner un exemple). 

Évi­dem­ment, ces effets de loo­ping, tant poli­tiques que jour­na­lis­tiques, sont accrus par cette perte de mémoire de la presse. Oublier, effa­cer les pré­cé­dents scan­dales pour ne gar­der que l’actualité la plus fraiche, la plus récente, la plus juteuse, per­met dans une naï­ve­té tou­jours renou­ve­lée de vendre des jour­naux, de sus­ci­ter des clics, d’encourager la fausse polé­mique autour d’un pour ou contre sou­vent sté­rile (par exemple à la ques­tion com­plexe des condi­tions d’accueil des migrants s’est sub­sti­tuée sa variante sim­pliste du pour ou contre l’immigration — qui ne fait émer­ger aucune solu­tion durable et encou­rage un trai­te­ment inhu­main de ces per­sonnes). Cette absence de repères dans la presse agit donc comme l’attraction « Psy­ké Under­ground » de Wali­bi sur nos sens : en nous plon­geant dans le noir, elle accroit nos sen­sa­tions et titille nos émo­tions. On res­sort alors de cette expé­rience inves­ti d’une convic­tion : on aime ou pas, on sou­tient ou pas, et on exprime son opi­nion sans argu­ment, haut et fort, en plai­dant pour le droit à l’expression (comme si ce droit était illi­mi­té et non contraint par des devoirs). 

Cette vision courte est d’autant plus rétré­cie, en Bel­gique, par la scis­sion Nord-Sud de la presse, qui rajoute des œillères à l’absence d’historicité. Ain­si, si on a pu dire que Sam­my Mah­di n’était pas tom­bé « dans les tra­vers de ses pré­dé­ces­seurs » (pour ma part, je mets au plu­riel), il faut aller lire la presse fla­mande pour com­prendre les res­sorts impli­cites d’une telle décla­ra­tion (et pas d’excuses pour les mau­vais Belges fran­co­phones qui ne savent tou­jours pas lire le néer­lan­dais, le site Daardaar.be se charge de tra­duire pour eux les articles qui font débat de l’autre côté de la fron­tière lin­guis­tique). La poli­tique de Théo Fran­ken lors de son man­dat de secré­taire à l’asile et la migra­tion y est ain­si qua­li­fiée de « rup­ture radi­cale » du point de vue de la rhé­to­rique uti­li­sée, consi­dé­rée par cer­tains comme « une ingé­nieuse stra­té­gie de dis­sua­sion7 ». Dès lors, pas de pas de tra­vers pour Sam­my Mah­di qui pour­suit sim­ple­ment cette stra­té­gie de dis­sua­sion de la migra­tion, quitte à ne pas res­pec­ter le droit d’accueil. Comme cause est poin­té du doigt un manque cru­cial : « la conclu­sion d’accords clairs, avec les pays en ques­tion, concer­nant le ren­voi des per­sonnes qui ne peuvent demeu­rer en Bel­gique. La volon­té ne suf­fit pas : la coopé­ra­tion de ces pays est indis­pen­sable8. » Le ton est don­né : il y va de la volon­té de la Bel­gique de ren­voyer les migrants qui arrivent sur son ter­ri­toire et de la néces­si­té de trou­ver des accords bila­té­raux pour ren­voyer à l’envoyeur la mar­chan­dise indésirable/surnuméraire. Mais de ces décla­ra­tions inhos­pi­ta­lières, aucun écho dans l’article fran­co­phone à la gloire du nou­veau pré­sident de par­ti. La page est tour­née, son nou­veau titre lui assure une nou­velle cou­ver­ture média­tique, de même que la bar­rière de la langue qui empêche la trans­mis­sion des points de vue entre les deux enti­tés prin­ci­pales du pays. 

Ain­si, la vision trans­mise par la presse de la poli­tique et de l’actualité, ne nous per­met pas/plus d’avoir sur les faits un regard cri­tique, nuan­cé et repla­cé dans son cadre his­to­rique. Chaque actua­li­té devient une attrac­tion qui doit jouer d’un effet d’annonce, sur­prendre, faire peur, sus­ci­ter des émo­tions vio­lentes et tant pis pour l’esprit dis­tan­cié d’analyse qui per­met­trait de trou­ver des solu­tions com­munes aux pro­blèmes poli­tiques sérieux. 

Mal­heu­reu­se­ment, je n’aime pas (et je n’ai jamais aimé, mal­gré mon jeune âge) les mon­tagnes russes et autres grands huit. Conti­nuons donc de sou­te­nir les petites publi­ca­tions intel­lec­tuelles et indé­pen­dantes, qui prennent le temps long de l’analyse, à l’instar de Médor, d’Agir par la Culture, de Média­part, ou de La Revue nou­velle (et bien d’autres encore), souf­frant de la désaf­fec­tion des poli­tiques publiques visant le finan­ce­ment de la presse (évi­dem­ment, pour­quoi finan­cer cor­rec­te­ment des publi­ca­tions qui, élar­gis­sant le regard, pour­raient écor­ner dura­ble­ment l’image de ces poli­ti­ciens et de leurs poli­tiques)! Conti­nuons ain­si de nous infor­mer cor­rec­te­ment, parce que l’information est cru­ciale en démo­cra­tie (et fera de nous des bêtes de longue mémoire).

  1. Atten­tion, la Flandre connais­sait déjà le per­son­nage pour ses chro­niques « au vitriol » dans le quo­ti­dien De Mor­gen, et ses par­ti­ci­pa­tions à des « talk­shows popu­laires » (cf. deuxième réfé­rence note 2).
  2. Bier­mé M., « Sam­my Mah­di, le “Barack Oba­ma du Aldi”, tient sa revanche », Le Soir, 27 juin 2022, même si un mes­sage contraire est déli­vré dans un autre article du même jour­nal : Bier­mé M., « Sam­my Mah­di (CD&V) s’en va par la petite porte », Le Soir, 25 juin 2022.
  3. « L’Afghanistan et ses migrants inquiètent les pays euro­péens, Sam­my Mah­di oppo­sé à un arrêt des retours », RTBF, 10 aout 2021.
  4. Et pour le coup, même Théo Fran­ken est d’accord avec moi, le bilan de Sam­my Mah­di n’est pas bon : « il a fait de grandes pro­messes qu’il n’a pas tenues. […] Il n’a pas non plus fait cam­pagne pour décou­ra­ger les migrants à venir en Bel­gique. Sur­tout, il n’a pas eu le cou­rage de sor­tir du para­digme qui encou­rage les tra­fi­quants d’êtres humains. On doit arrê­ter de don­ner l’asile à ceux qui arrivent illé­ga­le­ment en Bel­gique » (Bier­mé M., « Theo Fran­cken (N‑VA): “Sam­my Mah­di n’a pas tenu ses pro­messes”», Le Soir, 25 juin 2022). Des pro­pos qui sou­lignent bien l’absence de rup­ture de poli­tique par rap­port à son pré­dé­ces­seur, même si celui-ci aurait mieux fait.
  5. Il n’est par ailleurs pas qua­li­fié de sérieux, d’ambitieux ou de por­teur de chan­ge­ment — non, la presse se contente de sou­li­gner des qua­li­fi­ca­tifs dont on cherche l’intérêt pour un poste poli­tique à responsabilités.
  6. Bier­mé M., « Sam­my Mah­di, le “Barack Oba­ma du Aldi”, tient sa revanche », Le Soir, 27 juin 2022.
  7. La stra­té­gie employée ne visait donc pas l’amélioration de l’accueil des migrants et deman­deurs d’asiles, mais la dis­sua­sion, et sou­li­gnons bien cet habile glis­se­ment de poli­tique qui n’est pas expli­cite jusqu’au bout… parce qu’il ne fau­drait pas don­ner mau­vaise conscience aux conci­toyens belges qui ont voté pour ces politiques.
  8. Haeck B., « Asile et Migra­tion : un minis­tère qui ne paie plus élec­to­ra­le­ment », Daardaar.be, 29 juin 2022.

Aline Andrianne


Auteur

Aline Andrianne est romaniste, professeure de français et français langue étrangère. École Européenne (EEB2).