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Meister : le patron engage… une milice privée

Numéro 07/8 Juillet-Août 2012 par Michel Capron

juillet 2012

L’entreprise Meis­ter Bene­lux qui usine, à Spri­mont, des pièces pour l’industrie auto­mo­bile (et notam­ment pour le groupe Volks­wa­gen) et occupe envi­ron quatre-vingts tra­vailleurs était sans doute incon­nue de la plu­part des Wal­lons jusqu’au 27 février der­nier. Ce jour-là, on apprend par les médias qu’un groupe d’hommes, dis­po­sant d’armes diverses, a enva­hi l’usine la veille pour ten­ter, par […]

L’entreprise Meis­ter Bene­lux qui usine, à Spri­mont, des pièces pour l’industrie auto­mo­bile (et notam­ment pour le groupe Volks­wa­gen) et occupe envi­ron quatre-vingts tra­vailleurs était sans doute incon­nue de la plu­part des Wal­lons jusqu’au 27 février der­nier. Ce jour-là, on apprend par les médias qu’un groupe d’hommes, dis­po­sant d’armes diverses, a enva­hi l’usine la veille pour ten­ter, par la force, d’y récu­pé­rer trois camions char­gés de maté­riel, non sans moles­ter les quelques tra­vailleurs qui y effec­tuaient leur pause du wee­kend. Pour ten­ter de com­prendre ce coup de force, assez inédit, il faut tout d’abord situer le contexte social dans lequel il s’est déroulé.

Un contexte social tendu

Depuis deux ans, les rela­tions sociales au sein de l’entreprise Meis­ter, filiale du groupe alle­mand Poppe & Pot­thoff, sont loin d’être au beau fixe, au point de requé­rir l’intervention régu­lière du conci­lia­teur social, J.-M. Faf­champs. Fait assez rare, ce der­nier a démis­sion­né depuis plus de trois mois, esti­mant être mis dans l’impossibilité d’exercer sa mis­sion du fait de la poli­tique menée par la direc­tion. Dans son der­nier rap­port, J.-M. Faf­champs avait notam­ment épin­glé la rota­tion régu­lière (tous les six mois) à la tête de Meis­ter de diri­geants dépour­vus de toute pos­si­bi­li­té de prise de déci­sion, ain­si que la vio­la­tion répé­tée de la légis­la­tion sociale belge. Depuis sep­tembre 2011, l’entreprise vivait dans un cli­mat social ten­du à la suite du licen­cie­ment de neuf tra­vailleurs (sur quatre-vingt-trois). Par ailleurs, le 20 février 2012, les tra­vailleurs ont appris la délo­ca­li­sa­tion vers la Tché­quie de deux com­mandes impor­tantes attri­buées à Meis­ter, ain­si que d’un pro­jet de recherche et déve­lop­pe­ment (R&D) en cours à Spri­mont. En réac­tion, les tra­vailleurs ont rete­nu pen­dant deux heures, le 22 février, les membres de la direc­tion dans leurs bureaux pour obte­nir des infor­ma­tions plus pré­cises quant à l’avenir de l’entreprise. Ils ont repris le tra­vail, mais refu­sé de lais­ser par­tir un cer­tain nombre de com­mandes. Rap­pe­lé, le conci­lia­teur social n’a pu que consta­ter l’échec de la conci­lia­tion, la direc­tion refu­sant de com­mu­ni­quer les infor­ma­tions demandées.

Le coup de force

La direc­tion alle­mande de Poppe & Pot­thoff n’a pas sup­por­té ce blo­cage de com­mandes et a enga­gé une tren­taine de membres d’une socié­té de sécu­ri­té pour récu­pé­rer ces com­mandes. Il s’est très vite avé­ré que le com­por­te­ment de ces indi­vi­dus n’avait rien de com­mun avec les pra­tiques des socié­tés de sécu­ri­té agréées par la légis­la­tion belge. D’une part, les « gardes » en ques­tion, de natio­na­li­té alle­mande, n’étaient pas venus les mains vides : plu­sieurs d’entre eux dis­po­saient de gilets pare-balles, de matraques téles­co­piques, de battes de base-ball, de tasers et de sprays au poivre. Leur mis­sion était claire : récu­pé­rer, par tous les moyens, les trois camions char­gés et blo­qués dans l’usine. D’autre part, de type fort cos­taud, ils ont pris vio­lem­ment à par­tie les quelques ouvriers pré­sents1 ; très rapi­de­ment, une cen­taine de tra­vailleurs et de mili­tants syn­di­caux ont encer­clé l’entreprise, tan­dis que les forces de l’ordre s’évertuaient à empê­cher le déclen­che­ment d’une bagarre géné­rale. Après plu­sieurs heures de négo­cia­tion ten­dues, les sbires de la direc­tion ont quit­té l’entreprise en obte­nant cepen­dant des forces de l’ordre que les pro­cès-ver­baux ne feraient pas men­tion des armes dont ils étaient munis… Étrange tout de même que le com­por­te­ment des poli­ciers qui se sont conten­tés de la pro­messe d’obtenir la liste des indi­vi­dus concer­nés avant de les accom­pa­gner pour qu’ils puissent rega­gner tran­quille­ment leur base alle­mande. Or cette milice avait opé­ré en toute illégalité !

Les réac­tions ne se sont pas fait attendre. Côté syn­di­cal, c’est l’indignation, voire la colère : on stig­ma­tise cette agres­sion bru­tale, inédite dans les rela­tions col­lec­tives de notre pays et l’on dépose plainte au civil et au pénal. On rap­pelle éga­le­ment quelques pré­cé­dents de démé­na­ge­ment de stocks ou de machines de la part de diri­geants d’entreprise dans le cadre de conflits sociaux, et notam­ment en 1987 chez Memo­rex à Hers­tal, en 2007 chez Nexans à Hui­zin­gen, sans comp­ter l’expédition pré­ci­pi­tée de voi­tures finies chez Renault-Vil­vorde à la veille de l’annonce de la fer­me­ture. Tou­te­fois, aucun de ces cas n’avait don­né lieu à des vio­lences phy­siques. À cet égard, le cas de Spri­mont consti­tue une excep­tion très grave2. Pour la FEB, ces faits sont condam­nables, mais on y condamne tout autant la brève « séques­tra­tion » qui avait eu lieu quelques jours aupa­ra­vant3. Une telle com­pa­rai­son fausse cepen­dant la pers­pec­tive : mettre sur le même pied une agres­sion phy­sique contre des tra­vailleurs et une brève rete­nue de la direc­tion dans ses bureaux est intel­lec­tuel­le­ment incor­rect. La ministre de l’Intérieur, Joëlle Mil­quet, estime qu’il y a eu là infrac­tion à la loi Tob­back sur les socié­tés de sécu­ri­té pri­vées4. Quant au par­quet de Liège, il attend le rap­port offi­ciel avant d’engager des pour­suites. Pour sa part, le ministre régio­nal de l’Économie, Jean-Claude Mar­court, a deman­dé l’ouverture d’une enquête par le Comi­té P de contrôle de la police.

Un manageur de crise

À l’issue d’une réunion entre les par­ties concer­nées (syn­di­cats, avo­cats de la direc­tion de Meis­ter, audi­teur du tra­vail et conci­lia­teur social), il a été déci­dé, le 28 février, de nom­mer un mana­geur de crise, Chr. Durand, avec une double mis­sion : cal­mer les esprits et relan­cer, dès le 29 février, les acti­vi­tés sur le site de Spri­mont. Début mars, ce mana­geur de crise a ren­con­tré l’actionnaire alle­mand qui aurait expri­mé sa volon­té de péren­ni­ser le site de Spri­mont. Tou­te­fois la délo­ca­li­sa­tion pré­vue de com­mandes de pièces vers la Tché­quie est confir­mée, tan­dis que la délo­ca­li­sa­tion du pro­jet de R&D est sus­pen­due jusque début juillet. Quant à Chr. Durand, il s’efforcera de ras­su­rer les tra­vailleurs sur l’avenir du site et de décro­cher de nou­velles com­mandes. De son côté, la ministre fédé­rale de l’Emploi, M. De Coninck, a expri­mé, le 21 mars, en com­mis­sion des Affaires sociales de la Chambre, sa condam­na­tion à la fois de « l’usage inop­por­tun de la vio­lence » de la part de la milice pri­vée et de la direc­tion de Meis­ter et de la « séques­tra­tion » anté­rieure de la direc­tion par les tra­vailleurs. Elle demande en outre au Conseil natio­nal du tra­vail d’organiser une concer­ta­tion avec les syn­di­cats et l’employeur de Meis­ter afin de déter­mi­ner les règles d’un « gentlemen’s agree­ment ». Depuis lors l’entreprise Meis­ter n’a plus fait la une de l’actualité et l’on peut donc sup­po­ser que les acti­vi­tés s’y déroulent actuel­le­ment de manière normale.

En conclusion

Deux réflexions pour conclure. D’une part, le recours à une milice pri­vée illé­gale et vio­lente est à la fois inad­mis­sible et inquié­tant dans le chef de la direc­tion de Poppe & Pot­thoff. La concer­ta­tion sociale ne peut que pâtir de pareils agis­se­ments qui vont à l’encontre de toute démo­cra­tie sociale. D’autre part, on aurait pu et dû s’attendre, de la part des forces de l’ordre tou­jours promptes à inter­ve­nir contre des piquets de grève, à une inter­ven­tion plus vigou­reuse et plus ciblée face à des « cas­seurs » patro­naux pour qui, appa­rem­ment, la vio­lence phy­sique consti­tuait l’unique mode d’action. Il reste à la jus­tice à effec­tuer son tra­vail et à sanc­tion­ner le com­por­te­ment délic­tueux de cette milice pri­vée tota­le­ment illégale.

  1. Trois ouvriers ont en effet dépo­sé plainte pour coups et blessures.
  2. Voir la carte blanche d’A. Deme­lenne, Le Soir, 29 février 2012.
  3. Voir l’interview de P. Tim­mer­mans, Le Soir, 28 février 2012.
  4. Inter­pe­lée au Par­le­ment, elle a confir­mé des infrac­tions, tout comme la ministre de la Jus­tice, A. Tur­tel­boom a recon­nu qu’il y avait eu infrac­tion à la loi sur la fonc­tion de police : il aurait au mini­mum fal­lu rele­ver l’identité des membres de cette socié­té de gar­dien­nage très « spéciale ».

Michel Capron


Auteur

Michel Capron était économiste et professeur émérite de la Faculté ouverte de politique économique et sociale ([FOPES) à l'Université catholique de Louvain.