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Meilleurs ennemis : une psychologie des relations entre l’Iran et les États-Unis
Comment comprendre l’opposition et les tensions entre les États-Unis et l’Iran ? De nombreux éléments historiques sont à disposition pour essayer d’éclairer les motifs de l’antagonisme existant entre les deux États depuis près de quarante ans. Néanmoins, le rapport aux seuls faits historiques ne permet pas de dégager les racines du conflit dans leur globalité. Un autre […]
Comment comprendre l’opposition et les tensions entre les États-Unis et l’Iran ? De nombreux éléments historiques sont à disposition pour essayer d’éclairer les motifs de l’antagonisme existant entre les deux États depuis près de quarante ans. Néanmoins, le rapport aux seuls faits historiques ne permet pas de dégager les racines du conflit dans leur globalité. Un autre élément, plus subjectif voire psychologique dans les rapports entre l’Iran et les États-Unis doit être analysé, centré sur l’humiliation, le ressentiment et sur l’instrumentalisation de ces deux puissants sentiments négatifs. Avec l’histoire, la sociologie et la science politique, la psychologie au sein des relations internationales permet d’apporter des objets d’études originaux, éclairant sous un autre angle certains rapports de force. La perception et l’évaluation des autres, la catégorisation sociale et les croyances sur le fonctionnement du monde sont autant de dynamiques psychologiques influençant le processus de prise de décisions et donc les relations entre États. Loin de l’approche classique du choix rationnel adopté par les acteurs des relations internationales, ces approches mettent en avant l’influence de mécanismes tels que la domination sociale et la justification dans la prise de décision.
Dans le cadre des relations entre l’Iran et les États-Unis, ces dynamiques se sont retrouvées à plusieurs reprises au cours de l’histoire. L’évolution des relations est ainsi marquée par des coups de frein ou d’accélérateur déterminés par des acteurs dont les tendances d’action sont parfois influencées par des manifestations telles que la pensée magique ou l’effet de groupe. En attribuant à tel acteur tel comportement et en renforçant ces idées par rapport à une reconstruction de l’histoire, une distanciation de plus en plus grande s’installe dans laquelle l’approche des comportements de l’adversaire ne se réalise plus que suivant sa propre réalité. Ce sont ces éléments qui, aujourd’hui, caractérisent les relations entre l’Iran et les États-Unis.
Il s’agit, dans un premier temps, de revenir sur les racines historiques des relations entre les deux pays. Longtemps, l’attitude américaine au Moyen-Orient aura été celle de l’équilibre des forces dans une région considérée comme instable. La présence des Britanniques, jusqu’en 1971, soulageait Washington de l’obligation d’assurer la stabilité de la zone. La préservation de cette stabilité et de l’acheminement du pétrole était du ressort de Londres, au grand soulagement des Américains.
Avec le départ britannique en 1971, la donne vient à subitement changer. Jusque-là, l’intention des États-Unis était d’assurer l’ordre régional en maintenant de bonnes relations entre l’Arabie Saoudite et l’Iran. La fin de la présence du Royaume-Uni oblige les États-Unis à développer une nouvelle approche de ses relations avec la région. Préoccupés par la sortie du Vietnam, l’ouverture avec la Chine et la détente avec l’URSS, le président Nixon et son secrétaire d’État, Kissinger, décident de miser sur l’Iran en tant que gendarme du Moyen-Orient. Cette Doctrine de Nixon est renforcée par les liens personnels qui rapprochent le président des États-Unis et le Shah d’Iran. En avril 1970, la « relation spéciale » semble l’emporter sur l’équilibre autour du Golfe. Le constant lobbying du Shah présentant son pays comme le seul rempart pertinent face à la menace soviétique finit par payer. L’Iran obtient un accès jusque-là impossible aux marchés de l’armement américain. Toutefois, afin de ne pas s’aliéner les États arabes, ces derniers craignant l’hégémonie iranienne, la théorie du Twin Pillars est proposée, ouvrant la voie à un renforcement de la coopération avec l’Arabie Saoudite, sans que la primauté donnée à l’Iran ne soit remise en question. De forts liens personnels unissant Nixon et Palhavi ont contribué à cette mission laissée à l’Iran : « Protégez-moi » dira d’ailleurs le président américain, à l’issue d’une rencontre entre les deux chefs d’État en 1972.
Cette relation ne se retrouvera pas par la suite. Au contraire, Jimmy Carter, président de 1977 à 1981, fera preuve d’un manque de jugement à l’égard de l’évolution du pouvoir en Iran et des changements en cours. L’exemple le plus flagrant est donné au moment des premières phases de contestation. Un an après que le président Carter avait déclaré que l’Iran était un « exemple de stabilité », le régime impérial s’effondrait. L’approche biaisée de l’appréciation des évènements par Washington (à savoir l’hésitation entre un soutien aux militaires ou aux islamistes) sème les graines des futurs rapports de force. Les États-Unis qui n’ont pas pris la mesure des contestations n’ont pas non plus compris les dynamiques de la révolution. Tant les nationalistes que les islamistes iraniens s’inscrivaient, en effet, dans une opposition ferme aux Américains, qui allaient désormais être désignés en tant que « Grand Satan ».
Car, du côté iranien, un autre comburant n’avait cessé d’être entretenu par certaines élites iraniennes, à savoir celle d’une relation ambigüe par rapport à l’Occident. Ces éléments trouvent leur fondement dans l’approche que l’Iran a de sa propre identité. Le pays mélange, dans son rapport à lui-même, des référents parfois contradictoires, autour à la fois d’une valorisation de son exception culturelle (le nationalisme) que de sa caractéristique religieuse (le chiisme) et de sa légitimité à être un acteur mondial de premier plan (grâce à son modernisme).
Alors que, durant la période impériale, seul le nationalisme se voyait promu en tant que facteur définissant l’Iran, l’installation de la République islamique impose un nouveau narratif national afin de donner une légitimité au nouveau régime. C’est en ce sens que le pilier de l’islam se voit réintégré dans le discours sur l’iranité. Cet élément n’est cependant pas le seul. En plus de la mise en avant du référent islamiste, la logique tiers-mondiste et anti-impérialiste trouve un écho d’autant mieux reçu que plusieurs intellectuels iraniens ont eu l’occasion de théoriser quant à la lutte nécessaire par rapport à l’ennemi occidental. Dès son origine, la République islamique a, en effet, cherché à dissocier le pays des influences et menaces extérieures, en premier lieu occidentales, dans la lignée de l’Occidentalite (Gharbzadegi) proposée par Jalal Al‑e Ahmad (1923 – 1969) et du « Ni Est ni Ouest » de Khomeini (Na sharqi, na gharbi, Djomhouri-ye eslami). L’humiliation vécue par la domination des États-Unis tout au long du règne de Mohammad Reza Pahlavi et concrétisée par une influence politique et culturelle perçue comme pernicieuse, est allègrement entretenue par les élites révolutionnaires, laïques comme religieuses qui tiennent à souligner le rôle d’avant-garde que l’Iran révolutionnaire peut jouer dans l’espace mondial. Il s’agit de renverser le sentiment d’humiliation vécu durant les dernières décennies du pouvoir impérial et de redonner à l’État Nation son honneur.
Ce sentiment d’humiliation et de ressentiment sera pareillement vécu par les États-Unis à la faveur de la crise des otages en Iran du 4 novembre 1979 au 20 janvier 1981 et de l’impuissance manifeste à libérer les cinquante-deux diplomates et civils. Dès ce moment, les deux États entrent dans une spirale de tensions au gré des crises internationales. La guerre avec l’Irak, soutenue par les Occidentaux, le tir de missile sur le vol 655 d’Iran Air et le refus de condamner les attaques chimiques irakiennes contre l’Iran contribuent à renforcer le ressentiment des Iraniens à l’égard des États-Unis, ressentiment entretenu par le régime à travers notamment de nombreuses productions culturelles. Dans l’autre sens, la mort de deux-cent-quarante-et-un soldats américains lors des attentats de Beyrouth le 23 octobre 1983, le soutien de Téhéran à divers groupes terroristes internationaux et le soutien du régime iranien aux discours antisionistes voire antisémites feront de même du côté des États-Unis. Chaque adversaire finit d’ailleurs par s’organiser autour d’alliés soutenant ses revendications et entrant dans le jeu des tensions régionales, que ce soit avec la Syrie rejoignant le camp iranien ou Israël et l’Arabie Saoudite du côté américain.
Paradoxalement, les deux pays, qui n’entretiennent officiellement plus de relations diplomatiques, n’ont cependant guère arrêté de se parler depuis 1979. Mieux, à quelques reprises Téhéran et Washington se sont retrouvés autour d’intérêts convergents. L’affaire Iran-Contra, dans les années 1980, voit les États-Unis renouer des contacts informels avec l’Iran autour de ventes d’armes. À un autre moment, en 1990 – 1991 tout comme en 2003, la posture des Iraniens sera de ne pas critiquer les opérations américaines contre l’Irak. De même que le 11 septembre 2001, l’Iran fera partie des rares pays islamiques à envoyer des condoléances officielles aux États-Unis. La convergence d’intérêt entre les deux États se prolongera également durant les premières années suivant l’effondrement du régime des Talibans en Afghanistan, avec l’existence de canaux semi-officiels destinés à organiser la reconstruction politique du pays. La désignation de l’Iran sur « l’axe du mal » par Georges Bush mettra un coup d’arrêt à ces échanges qui ne seront repris que par Obama, dans l’optique d’obtenir un accord sur le programme nucléaire iranien.
Il ressort de ces relations entre ces deux États que c’est bel et bien l’instrumentalisation de l’histoire, pour des motifs de politique intérieure qui aura souvent été l’élément expliquant les séquences de tensions entre eux. Ainsi récemment, tant George Bush, entre 2001 et 2009, sous l’influence de cercles néoconservateurs, que Mahmoud Ahmadinejad, entre 2005 et 2013, autour d’un courant nationaliste mystique, joueront sur les symboles qui ne peuvent que mettre de côté les quelques discours d’ouverture. Tant Khatami qu’Obama finissent par voir leurs projets de dialogue sombrer devant la realpolitik des intérêts partisans, souvent au grand dam des populations concernées. De même, les actions régionales de l’Iran, souhaitant à la fois retrouver un leadeurship au Moyen-Orient et se protéger en éloignant les menaces de ses frontières finissent par nourrir encore plus les sentiments d’insécurité d’autres États s’estimant seuls à même de s’imposer dans la zone.
Pourtant, au-delà des tensions politiques, l’Iran et les États-Unis bénéficient de relations culturelles fortes. La communauté iranienne la plus nombreuse hors d’Iran se trouve aux États-Unis, près de 1,5 million d’Iraniens, parfois ayant la double nationalité, y vivent, tandis que 100.000 étudiants et chercheurs iraniens fréquentent les universités américaines. La fascination, réelle et facilitée par la mondialisation finit d’ailleurs par faire émerger, en Iran, de nouvelles lignes de fracture entre un régime usant d’une rhétorique de la tension et une jeunesse désirant s’ouvrir le monde tout en gardant ses traits propres.
Quand, le 8 mai 2018, les présidents américain et iranien ont chacun pris la parole, l’un pour dénoncer l’accord sur le nucléaire, l’autre pour réaffirmer le bon droit de l’Iran, une même construction de discours est apparue. Aussi bien l’un que l’autre ont commencé par énumérer les griefs historiques opposant leurs nations respectives, suivi de l’affirmation non seulement que la parole de l’adversaire ne peut être prise au sérieux, mais également que les États-Unis selon Trump et l’Iran selon Rouhani sont dans leur bon droit. Chacun aura enfin conclu par un appel à la population iranienne. Toutefois, tant Trump que Rouhani font l’objet d’âpres critiques de la part des Iraniens. Les récentes manifestations en décembre 2017 et janvier 2018 ont, en effet, démontré que les oubliés de ces crises aspirent avant tout à la paix sociale et économique. L’animosité construite et entretenue entre les deux adversaires historiques finit par apparaitre, à l’aube du quarantième anniversaire de la République islamique, comme n’étant finalement plus un de ses éléments constitutifs, mais bien comme celui qui empêche chacun des acteurs d’avancer correctement dans la compréhension de cet espace aussi fragmenté qu’est le Moyen-Orient aujourd’hui.