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Meilleurs ennemis : une psychologie des relations entre l’Iran et les États-Unis

Numéro 4 – 2018 - États-Unis Iran par Jonathan Piron

juillet 2018

Com­ment com­prendre l’opposition et les ten­sions entre les États-Unis et l’Iran ? De nom­breux élé­ments his­to­riques sont à dis­po­si­tion pour essayer d’éclairer les motifs de l’antagonisme exis­tant entre les deux États depuis près de qua­rante ans. Néan­moins, le rap­port aux seuls faits his­to­riques ne per­met pas de déga­ger les racines du conflit dans leur glo­ba­li­té. Un autre […]

Le Mois

Com­ment com­prendre l’opposition et les ten­sions entre les États-Unis et l’Iran ? De nom­breux élé­ments his­to­riques sont à dis­po­si­tion pour essayer d’éclairer les motifs de l’antagonisme exis­tant entre les deux États depuis près de qua­rante ans. Néan­moins, le rap­port aux seuls faits his­to­riques ne per­met pas de déga­ger les racines du conflit dans leur glo­ba­li­té. Un autre élé­ment, plus sub­jec­tif voire psy­cho­lo­gique dans les rap­ports entre l’Iran et les États-Unis doit être ana­ly­sé, cen­tré sur l’humiliation, le res­sen­ti­ment et sur l’instrumentalisation de ces deux puis­sants sen­ti­ments néga­tifs. Avec l’histoire, la socio­lo­gie et la science poli­tique, la psy­cho­lo­gie au sein des rela­tions inter­na­tio­nales per­met d’apporter des objets d’études ori­gi­naux, éclai­rant sous un autre angle cer­tains rap­ports de force. La per­cep­tion et l’évaluation des autres, la caté­go­ri­sa­tion sociale et les croyances sur le fonc­tion­ne­ment du monde sont autant de dyna­miques psy­cho­lo­giques influen­çant le pro­ces­sus de prise de déci­sions et donc les rela­tions entre États. Loin de l’approche clas­sique du choix ration­nel adop­té par les acteurs des rela­tions inter­na­tio­nales, ces approches mettent en avant l’influence de méca­nismes tels que la domi­na­tion sociale et la jus­ti­fi­ca­tion dans la prise de décision.

Dans le cadre des rela­tions entre l’Iran et les États-Unis, ces dyna­miques se sont retrou­vées à plu­sieurs reprises au cours de l’histoire. L’évolution des rela­tions est ain­si mar­quée par des coups de frein ou d’accélérateur déter­mi­nés par des acteurs dont les ten­dances d’action sont par­fois influen­cées par des mani­fes­ta­tions telles que la pen­sée magique ou l’effet de groupe. En attri­buant à tel acteur tel com­por­te­ment et en ren­for­çant ces idées par rap­port à une recons­truc­tion de l’histoire, une dis­tan­cia­tion de plus en plus grande s’installe dans laquelle l’approche des com­por­te­ments de l’adversaire ne se réa­lise plus que sui­vant sa propre réa­li­té. Ce sont ces élé­ments qui, aujourd’hui, carac­té­risent les rela­tions entre l’Iran et les États-Unis.

Il s’agit, dans un pre­mier temps, de reve­nir sur les racines his­to­riques des rela­tions entre les deux pays. Long­temps, l’attitude amé­ri­caine au Moyen-Orient aura été celle de l’équilibre des forces dans une région consi­dé­rée comme instable. La pré­sence des Bri­tan­niques, jusqu’en 1971, sou­la­geait Washing­ton de l’obligation d’assurer la sta­bi­li­té de la zone. La pré­ser­va­tion de cette sta­bi­li­té et de l’acheminement du pétrole était du res­sort de Londres, au grand sou­la­ge­ment des Américains.

Avec le départ bri­tan­nique en 1971, la donne vient à subi­te­ment chan­ger. Jusque-là, l’intention des États-Unis était d’assurer l’ordre régio­nal en main­te­nant de bonnes rela­tions entre l’Arabie Saou­dite et l’Iran. La fin de la pré­sence du Royaume-Uni oblige les États-Unis à déve­lop­per une nou­velle approche de ses rela­tions avec la région. Pré­oc­cu­pés par la sor­tie du Viet­nam, l’ouverture avec la Chine et la détente avec l’URSS, le pré­sident Nixon et son secré­taire d’État, Kis­sin­ger, décident de miser sur l’Iran en tant que gen­darme du Moyen-Orient. Cette Doc­trine de Nixon est ren­for­cée par les liens per­son­nels qui rap­prochent le pré­sident des États-Unis et le Shah d’Iran. En avril 1970, la « rela­tion spé­ciale » semble l’emporter sur l’équilibre autour du Golfe. Le constant lob­bying du Shah pré­sen­tant son pays comme le seul rem­part per­ti­nent face à la menace sovié­tique finit par payer. L’Iran obtient un accès jusque-là impos­sible aux mar­chés de l’armement amé­ri­cain. Tou­te­fois, afin de ne pas s’aliéner les États arabes, ces der­niers crai­gnant l’hégémonie ira­nienne, la théo­rie du Twin Pillars est pro­po­sée, ouvrant la voie à un ren­for­ce­ment de la coopé­ra­tion avec l’Arabie Saou­dite, sans que la pri­mau­té don­née à l’Iran ne soit remise en ques­tion. De forts liens per­son­nels unis­sant Nixon et Pal­ha­vi ont contri­bué à cette mis­sion lais­sée à l’Iran : « Pro­té­gez-moi » dira d’ailleurs le pré­sident amé­ri­cain, à l’issue d’une ren­contre entre les deux chefs d’État en 1972.

Cette rela­tion ne se retrou­ve­ra pas par la suite. Au contraire, Jim­my Car­ter, pré­sident de 1977 à 1981, fera preuve d’un manque de juge­ment à l’égard de l’évolution du pou­voir en Iran et des chan­ge­ments en cours. L’exemple le plus fla­grant est don­né au moment des pre­mières phases de contes­ta­tion. Un an après que le pré­sident Car­ter avait décla­ré que l’Iran était un « exemple de sta­bi­li­té », le régime impé­rial s’effondrait. L’approche biai­sée de l’appréciation des évè­ne­ments par Washing­ton (à savoir l’hésitation entre un sou­tien aux mili­taires ou aux isla­mistes) sème les graines des futurs rap­ports de force. Les États-Unis qui n’ont pas pris la mesure des contes­ta­tions n’ont pas non plus com­pris les dyna­miques de la révo­lu­tion. Tant les natio­na­listes que les isla­mistes ira­niens s’inscrivaient, en effet, dans une oppo­si­tion ferme aux Amé­ri­cains, qui allaient désor­mais être dési­gnés en tant que « Grand Satan ».

Car, du côté ira­nien, un autre com­bu­rant n’avait ces­sé d’être entre­te­nu par cer­taines élites ira­niennes, à savoir celle d’une rela­tion ambigüe par rap­port à l’Occident. Ces élé­ments trouvent leur fon­de­ment dans l’approche que l’Iran a de sa propre iden­ti­té. Le pays mélange, dans son rap­port à lui-même, des réfé­rents par­fois contra­dic­toires, autour à la fois d’une valo­ri­sa­tion de son excep­tion cultu­relle (le natio­na­lisme) que de sa carac­té­ris­tique reli­gieuse (le chiisme) et de sa légi­ti­mi­té à être un acteur mon­dial de pre­mier plan (grâce à son modernisme).

Alors que, durant la période impé­riale, seul le natio­na­lisme se voyait pro­mu en tant que fac­teur défi­nis­sant l’Iran, l’installation de la Répu­blique isla­mique impose un nou­veau nar­ra­tif natio­nal afin de don­ner une légi­ti­mi­té au nou­veau régime. C’est en ce sens que le pilier de l’islam se voit réin­té­gré dans le dis­cours sur l’iranité. Cet élé­ment n’est cepen­dant pas le seul. En plus de la mise en avant du réfé­rent isla­miste, la logique tiers-mon­diste et anti-impé­ria­liste trouve un écho d’autant mieux reçu que plu­sieurs intel­lec­tuels ira­niens ont eu l’occasion de théo­ri­ser quant à la lutte néces­saire par rap­port à l’ennemi occi­den­tal. Dès son ori­gine, la Répu­blique isla­mique a, en effet, cher­ché à dis­so­cier le pays des influences et menaces exté­rieures, en pre­mier lieu occi­den­tales, dans la lignée de l’Occi­den­ta­lite (Gharb­za­de­gi) pro­po­sée par Jalal Al‑e Ahmad (1923 – 1969) et du « Ni Est ni Ouest » de Kho­mei­ni (Na shar­qi, na ghar­bi, Djom­hou­ri-ye esla­mi). L’humiliation vécue par la domi­na­tion des États-Unis tout au long du règne de Moham­mad Reza Pah­la­vi et concré­ti­sée par une influence poli­tique et cultu­relle per­çue comme per­ni­cieuse, est allè­gre­ment entre­te­nue par les élites révo­lu­tion­naires, laïques comme reli­gieuses qui tiennent à sou­li­gner le rôle d’avant-garde que l’Iran révo­lu­tion­naire peut jouer dans l’espace mon­dial. Il s’agit de ren­ver­ser le sen­ti­ment d’humiliation vécu durant les der­nières décen­nies du pou­voir impé­rial et de redon­ner à l’État Nation son honneur.

Ce sen­ti­ment d’humiliation et de res­sen­ti­ment sera pareille­ment vécu par les États-Unis à la faveur de la crise des otages en Iran du 4 novembre 1979 au 20 jan­vier 1981 et de l’impuissance mani­feste à libé­rer les cin­quante-deux diplo­mates et civils. Dès ce moment, les deux États entrent dans une spi­rale de ten­sions au gré des crises inter­na­tio­nales. La guerre avec l’Irak, sou­te­nue par les Occi­den­taux, le tir de mis­sile sur le vol 655 d’Iran Air et le refus de condam­ner les attaques chi­miques ira­kiennes contre l’Iran contri­buent à ren­for­cer le res­sen­ti­ment des Ira­niens à l’égard des États-Unis, res­sen­ti­ment entre­te­nu par le régime à tra­vers notam­ment de nom­breuses pro­duc­tions cultu­relles. Dans l’autre sens, la mort de deux-cent-qua­rante-et-un sol­dats amé­ri­cains lors des atten­tats de Bey­routh le 23 octobre 1983, le sou­tien de Téhé­ran à divers groupes ter­ro­ristes inter­na­tio­naux et le sou­tien du régime ira­nien aux dis­cours anti­sio­nistes voire anti­sé­mites feront de même du côté des États-Unis. Chaque adver­saire finit d’ailleurs par s’organiser autour d’alliés sou­te­nant ses reven­di­ca­tions et entrant dans le jeu des ten­sions régio­nales, que ce soit avec la Syrie rejoi­gnant le camp ira­nien ou Israël et l’Arabie Saou­dite du côté américain.

Para­doxa­le­ment, les deux pays, qui n’entretiennent offi­ciel­le­ment plus de rela­tions diplo­ma­tiques, n’ont cepen­dant guère arrê­té de se par­ler depuis 1979. Mieux, à quelques reprises Téhé­ran et Washing­ton se sont retrou­vés autour d’intérêts conver­gents. L’affaire Iran-Contra, dans les années 1980, voit les États-Unis renouer des contacts infor­mels avec l’Iran autour de ventes d’armes. À un autre moment, en 1990 – 1991 tout comme en 2003, la pos­ture des Ira­niens sera de ne pas cri­ti­quer les opé­ra­tions amé­ri­caines contre l’Irak. De même que le 11 sep­tembre 2001, l’Iran fera par­tie des rares pays isla­miques à envoyer des condo­léances offi­cielles aux États-Unis. La conver­gence d’intérêt entre les deux États se pro­lon­ge­ra éga­le­ment durant les pre­mières années sui­vant l’effondrement du régime des Tali­bans en Afgha­nis­tan, avec l’existence de canaux semi-offi­ciels des­ti­nés à orga­ni­ser la recons­truc­tion poli­tique du pays. La dési­gna­tion de l’Iran sur « l’axe du mal » par Georges Bush met­tra un coup d’arrêt à ces échanges qui ne seront repris que par Oba­ma, dans l’optique d’obtenir un accord sur le pro­gramme nucléaire iranien.

Il res­sort de ces rela­tions entre ces deux États que c’est bel et bien l’instrumentalisation de l’histoire, pour des motifs de poli­tique inté­rieure qui aura sou­vent été l’élément expli­quant les séquences de ten­sions entre eux. Ain­si récem­ment, tant George Bush, entre 2001 et 2009, sous l’influence de cercles néo­con­ser­va­teurs, que Mah­moud Ahma­di­ne­jad, entre 2005 et 2013, autour d’un cou­rant natio­na­liste mys­tique, joue­ront sur les sym­boles qui ne peuvent que mettre de côté les quelques dis­cours d’ouverture. Tant Kha­ta­mi qu’Obama finissent par voir leurs pro­jets de dia­logue som­brer devant la real­po­li­tik des inté­rêts par­ti­sans, sou­vent au grand dam des popu­la­tions concer­nées. De même, les actions régio­nales de l’Iran, sou­hai­tant à la fois retrou­ver un lea­deur­ship au Moyen-Orient et se pro­té­ger en éloi­gnant les menaces de ses fron­tières finissent par nour­rir encore plus les sen­ti­ments d’insécurité d’autres États s’estimant seuls à même de s’imposer dans la zone.

Pour­tant, au-delà des ten­sions poli­tiques, l’Iran et les États-Unis béné­fi­cient de rela­tions cultu­relles fortes. La com­mu­nau­té ira­nienne la plus nom­breuse hors d’Iran se trouve aux États-Unis, près de 1,5 mil­lion d’Iraniens, par­fois ayant la double natio­na­li­té, y vivent, tan­dis que 100.000 étu­diants et cher­cheurs ira­niens fré­quentent les uni­ver­si­tés amé­ri­caines. La fas­ci­na­tion, réelle et faci­li­tée par la mon­dia­li­sa­tion finit d’ailleurs par faire émer­ger, en Iran, de nou­velles lignes de frac­ture entre un régime usant d’une rhé­to­rique de la ten­sion et une jeu­nesse dési­rant s’ouvrir le monde tout en gar­dant ses traits propres.

Quand, le 8 mai 2018, les pré­si­dents amé­ri­cain et ira­nien ont cha­cun pris la parole, l’un pour dénon­cer l’accord sur le nucléaire, l’autre pour réaf­fir­mer le bon droit de l’Iran, une même construc­tion de dis­cours est appa­rue. Aus­si bien l’un que l’autre ont com­men­cé par énu­mé­rer les griefs his­to­riques oppo­sant leurs nations res­pec­tives, sui­vi de l’affirmation non seule­ment que la parole de l’adversaire ne peut être prise au sérieux, mais éga­le­ment que les États-Unis selon Trump et l’Iran selon Rou­ha­ni sont dans leur bon droit. Cha­cun aura enfin conclu par un appel à la popu­la­tion ira­nienne. Tou­te­fois, tant Trump que Rou­ha­ni font l’objet d’âpres cri­tiques de la part des Ira­niens. Les récentes mani­fes­ta­tions en décembre 2017 et jan­vier 2018 ont, en effet, démon­tré que les oubliés de ces crises aspirent avant tout à la paix sociale et éco­no­mique. L’animosité construite et entre­te­nue entre les deux adver­saires his­to­riques finit par appa­raitre, à l’aube du qua­ran­tième anni­ver­saire de la Répu­blique isla­mique, comme n’étant fina­le­ment plus un de ses élé­ments consti­tu­tifs, mais bien comme celui qui empêche cha­cun des acteurs d’avancer cor­rec­te­ment dans la com­pré­hen­sion de cet espace aus­si frag­men­té qu’est le Moyen-Orient aujourd’hui.

Jonathan Piron


Auteur

historien, spécialiste du Moyen-Orient, il dirige le pôle prospective d’Etopia. Il enseigne également les relations internationales contemporaines à Helmo et est chercheur-associé au Grip