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Médias : une nouvelle vigueur pour l’investigation
En l’espace de trois jours, au tout début d’avril, deux évènements d’ampleur internationale célébraient la force d’une pratique journalistique qui donne au métier ses plus beaux titres de noblesse : l’investigation. Le 2 avril, Jérôme Cahuzac, le ministre français du Budget mis en examen, avouait la détention de comptes non déclarés dans des paradis fiscaux, ce qu’il […]
En l’espace de trois jours, au tout début d’avril, deux évènements d’ampleur internationale célébraient la force d’une pratique journalistique qui donne au métier ses plus beaux titres de noblesse : l’investigation. Le 2 avril, Jérôme Cahuzac, le ministre français du Budget mis en examen, avouait la détention de comptes non déclarés dans des paradis fiscaux, ce qu’il niait avec acharnement depuis quatre mois. Le 4avril, les listes de milliers de détenteurs d’avoirs cachés dans des sociétés « offshore » circulaient dans des médias du monde entier. Cette révélation était le fruit d’un long travail de 86 journalistes de 46 pays, coordonné par l’International Consortium of Investigate Journalist (ICIJ). En France, le mensonge répété de Jérôme Cahuzac ne rendait que plus méritoires les informations de Médiapart qui avait révélé l’affaire. Le média numérique avait poursuivi son enquête en dépit d’un discrédit à son sujet que le monde politique, mais aussi la pensée médiatique dominante entre- tenaient aveuglément.
En pleine crise identitaire, le journalisme a sans doute trouvé dans ce double évènement de quoi se doper un peu le moral. Car l’inves- tigation est sans conteste, avec le reportage, le genre roi du métier. Les journalistes sont là au plus près de leur idéal professionnel démo-cratique : mettre au jour, dans l’intérêt public, ce que quelqu’un cherche à cacher ; révéler les errements du pouvoir pour lui imposer le retour à la norme ; porter la plume où cela fait mal pour provoquer la réparation. À cette grandeur éthique s’ajoute, chez l’investiga- teur, l’excitation du scoop, la montée d’adré- naline et la griserie d’un (quatrième) pouvoir momentané. En prime, il rejoint brièvement le mythe du journaliste-enquêteur alimenté par la littérature (comme le Rouletabille de Gaston Leroux), le cinéma et la télévision (la récente et excellente série « Reporters » d’Olivier Kohn) ou la bande dessinée (de Tintin à Ric Hochet en passant par Superman et Fantasio…).
Ouvrons ici une première parenthèse pour souligner que le journalisme n’est pas réduc- tible à la seule démarche d’enquête, contrai- rement à l’image projetée par les fictions. Des observateurs mal inspirés se plaisent à répéter que journalisme et investigation sont synonymes, ce qui est une bêtise et un déni pour toutes les autres démarches et fonctions journalistiques parmi lesquelles, notamment, l’analyse, le commentaire, le compte rendu ou la critique culturelle. Une seconde paren- thèse pour dire que si l’investigation trouve sa raison d’être et son aboutissement dans la révélation, la responsabilité journalistique consiste parfois aussi à se taire. Dans un Éloge du secret qu’il commentait avec Hugues Le Paige (Labor, 2005), Jean Lacouture, évo- quant le devoir de la presse de dire le vrai, déplorait ainsi qu’elle « croit en voir la mani- festation la plus pure dans la transparence — qui est à la vérité ce que la nudité est
à l’amour ».
Les trois obstacles
Cela étant posé, vive l’investigation, qu’on voudrait voir plus vivace et plus fréquente dans nos médias ! Sa rareté sous nos latitudes (mais les pays voisins ne font pas tellement mieux) tient à trois facteurs. Le premier, et le plus trivial, est économique. Lorsque les rédactions sont moins peuplées, que les éditeurs compriment les budgets et que la vitesse de diffusion devient une valeur en soi, l’investigation perd encore du terrain, elle qui exige de la main‑d’œuvre, de l’argent et de la lenteur. La deuxième explication est histo- rique et culturelle. Pendant que le journalisme anglo-saxon érigeait la recherche des faits en dogme directeur, le journalisme latin privilé- giait volontiers le commentaire et le style.
Le troisième facteur est belgo-belge. Dans un pays aux dimensions si réduites, les proxi- mités entre les détenteurs de pouvoirs sont villageoises. On se côtoie, on se connait, on s’allie aujourd’hui et on se disputera demain (et inversement), on se donne implicitement des limites à l’intrusion dans la sphère de l’autre. Les journalistes, eux aussi détenteurs de pouvoir, n’échappent pas complètement à cette sociologie. Fouiller les papiers d’un puissant, c’est risquer de perdre une source… Les plus récentes investigations menées par des journalistes belges concernent peu ou très partiellement des sujets nationaux. On pense au parcours de la cocaïne de l’Afgha- nistan jusqu’en Europe (Alain Lallemand, Le Soir), aux armes wallonnes en Libye (Damien Spleeters, Le Soir, Le Vif), aux sociétés pana- méennes d’un ancien haut fonctionnaire français (David Leloup, Rue89) ou encore à la contrenquête sur l’assassinat du président rwandais Habyarimana en 1994 (Catherine et Philippe Lorsignol, RTBF) diffusée en avril. La sphère des pouvoirs belges semble assez épargnée par les journalistes enquêteurs qui s’attachent davantage à revenir dans les cou- lisses de la grande actualité — la longue crise gouvernementale, l’affaire Dexia — pour en raconter les petits secrets.
Nouvelles méthodes, nouveaux outils
L’énumération de ces dossiers récents le montre, l’investigation est, en Belgique, le fait de quelques individus. Elle ne constitue pas la spécialité d’un média en particulier, comme ce fut le cas jadis pour le quotidien flamand De Morgen, et comme Médiapart, en France, en fait aujourd’hui son atout. Mais elle retrouve une vigueur nouvelle à la faveur de méthodes dont l’«OffshoreLeaks » de début avril est le témoin parfait. Des logiciels sont aujourd’hui disponibles pour décrypter et organiser des données informatiques qu’aucun journaliste n’aurait pu exploiter sans eux. Des collectifs d’investigateurs se créent pour mutualiser les recherches, partager les infos et maitriser des dossiers qui ont généralement des rami- fications internationales. C’est le principe de l’ICIJ au niveau mondial comme, à une échelle plus réduite, celui de la VVOJ (Vereniging van onderzoeksjournalisten) pour la Flandre et les Pays-Bas. Des formations se multiplient sur les méthodes d’investigation et sur la manière de sécuriser ses données numériques. L’ULg a même inscrit au programme de son master en journalisme un cours de journalisme d’investigation. Des initiatives privées et publiques de soutien financier ont vu le jour en Belgique (le fonds Pascal Decroos au Nord, le Fonds pour le journalisme au Sud) comme il en existait déjà à l’étranger. Il s’agit de bourses pour des projets journalistiques, tandis que l’appel direct aux lecteurs pour financer des enquêtes (le crowdfunding) commence à donner quelques résultats. Épisodique, timide et dispersée, l’investigation n’est donc pas moribonde. Au-delà des maitrises techniques et des capacités de la profession à créer des réseaux, son avenir dépendra pour beaucoup du rôle démocratique que s’assignent encore journalistes et responsables de médias.