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Médias : une nouvelle vigueur pour l’investigation

Numéro 5 Mai 2013 par Simon Tourol

mai 2013

En l’espace de trois jours, au tout début d’avril, deux évè­ne­ments d’ampleur inter­na­tio­nale célé­braient la force d’une pra­tique jour­na­lis­tique qui donne au métier ses plus beaux titres de noblesse : l’investigation. Le 2 avril, Jérôme Cahu­zac, le ministre fran­çais du Bud­get mis en exa­men, avouait la déten­tion de comptes non décla­rés dans des para­dis fis­caux, ce qu’il […]

En l’espace de trois jours, au tout début d’avril, deux évè­ne­ments d’ampleur inter­na­tio­nale célé­braient la force d’une pra­tique jour­na­lis­tique qui donne au métier ses plus beaux titres de noblesse : l’investigation. Le 2 avril, Jérôme Cahu­zac, le ministre fran­çais du Bud­get mis en exa­men, avouait la déten­tion de comptes non décla­rés dans des para­dis fis­caux, ce qu’il niait avec achar­ne­ment depuis quatre mois. Le 4avril, les listes de mil­liers de déten­teurs d’avoirs cachés dans des socié­tés « off­shore » cir­cu­laient dans des médias du monde entier. Cette révé­la­tion était le fruit d’un long tra­vail de 86 jour­na­listes de 46 pays, coor­don­né par l’International Consor­tium of Inves­ti­gate Jour­na­list (ICIJ). En France, le men­songe répé­té de Jérôme Cahu­zac ne ren­dait que plus méri­toires les infor­ma­tions de Média­part qui avait révé­lé l’affaire. Le média numé­rique avait pour­sui­vi son enquête en dépit d’un dis­cré­dit à son sujet que le monde poli­tique, mais aus­si la pen­sée média­tique domi­nante entre- tenaient aveuglément.

En pleine crise iden­ti­taire, le jour­na­lisme a sans doute trou­vé dans ce double évè­ne­ment de quoi se doper un peu le moral. Car l’inves- tiga­tion est sans conteste, avec le repor­tage, le genre roi du métier. Les jour­na­listes sont là au plus près de leur idéal pro­fes­sion­nel démo-cra­tique : mettre au jour, dans l’intérêt public, ce que quelqu’un cherche à cacher ; révé­ler les erre­ments du pou­voir pour lui impo­ser le retour à la norme ; por­ter la plume où cela fait mal pour pro­vo­quer la répa­ra­tion. À cette gran­deur éthique s’ajoute, chez l’investiga- teur, l’excitation du scoop, la mon­tée d’adré- naline et la gri­se­rie d’un (qua­trième) pou­voir momen­ta­né. En prime, il rejoint briè­ve­ment le mythe du jour­na­liste-enquê­teur ali­men­té par la lit­té­ra­ture (comme le Rou­le­ta­bille de Gas­ton Leroux), le ciné­ma et la télé­vi­sion (la récente et excel­lente série « Repor­ters » d’Olivier Kohn) ou la bande des­si­née (de Tin­tin à Ric Hochet en pas­sant par Super­man et Fantasio…).

Ouvrons ici une pre­mière paren­thèse pour sou­li­gner que le jour­na­lisme n’est pas réduc- tible à la seule démarche d’enquête, contrai- rement à l’image pro­je­tée par les fic­tions. Des obser­va­teurs mal ins­pi­rés se plaisent à répé­ter que jour­na­lisme et inves­ti­ga­tion sont syno­nymes, ce qui est une bêtise et un déni pour toutes les autres démarches et fonc­tions jour­na­lis­tiques par­mi les­quelles, notam­ment, l’analyse, le com­men­taire, le compte ren­du ou la cri­tique cultu­relle. Une seconde paren- thèse pour dire que si l’investigation trouve sa rai­son d’être et son abou­tis­se­ment dans la révé­la­tion, la res­pon­sa­bi­li­té jour­na­lis­tique consiste par­fois aus­si à se taire. Dans un Éloge du secret qu’il com­men­tait avec Hugues Le Paige (Labor, 2005), Jean Lacou­ture, évo- quant le devoir de la presse de dire le vrai, déplo­rait ain­si qu’elle « croit en voir la mani- fes­ta­tion la plus pure dans la trans­pa­rence — qui est à la véri­té ce que la nudi­té est
à l’amour ».

Les trois obstacles

Cela étant posé, vive l’investigation, qu’on vou­drait voir plus vivace et plus fré­quente dans nos médias ! Sa rare­té sous nos lati­tudes (mais les pays voi­sins ne font pas tel­le­ment mieux) tient à trois fac­teurs. Le pre­mier, et le plus tri­vial, est éco­no­mique. Lorsque les rédac­tions sont moins peu­plées, que les édi­teurs com­priment les bud­gets et que la vitesse de dif­fu­sion devient une valeur en soi, l’investigation perd encore du ter­rain, elle qui exige de la main‑d’œuvre, de l’argent et de la len­teur. La deuxième expli­ca­tion est his­to- rique et cultu­relle. Pen­dant que le jour­na­lisme anglo-saxon éri­geait la recherche des faits en dogme direc­teur, le jour­na­lisme latin pri­vi­lé- giait volon­tiers le com­men­taire et le style.

Le troi­sième fac­teur est bel­go-belge. Dans un pays aux dimen­sions si réduites, les proxi- mités entre les déten­teurs de pou­voirs sont vil­la­geoises. On se côtoie, on se connait, on s’allie aujourd’hui et on se dis­pu­te­ra demain (et inver­se­ment), on se donne impli­ci­te­ment des limites à l’intrusion dans la sphère de l’autre. Les jour­na­listes, eux aus­si déten­teurs de pou­voir, n’échappent pas com­plè­te­ment à cette socio­lo­gie. Fouiller les papiers d’un puis­sant, c’est ris­quer de perdre une source… Les plus récentes inves­ti­ga­tions menées par des jour­na­listes belges concernent peu ou très par­tiel­le­ment des sujets natio­naux. On pense au par­cours de la cocaïne de l’Afgha- nis­tan jusqu’en Europe (Alain Lal­le­mand, Le Soir), aux armes wal­lonnes en Libye (Damien Splee­ters, Le Soir, Le Vif), aux socié­tés pana- méennes d’un ancien haut fonc­tion­naire fran­çais (David Leloup, Rue89) ou encore à la contren­quête sur l’assassinat du pré­sident rwan­dais Habya­ri­ma­na en 1994 (Cathe­rine et Phi­lippe Lor­si­gnol, RTBF) dif­fu­sée en avril. La sphère des pou­voirs belges semble assez épar­gnée par les jour­na­listes enquê­teurs qui s’attachent davan­tage à reve­nir dans les cou- lisses de la grande actua­li­té — la longue crise gou­ver­ne­men­tale, l’affaire Dexia — pour en racon­ter les petits secrets.

Nouvelles méthodes, nouveaux outils

L’énumération de ces dos­siers récents le montre, l’investigation est, en Bel­gique, le fait de quelques indi­vi­dus. Elle ne consti­tue pas la spé­cia­li­té d’un média en par­ti­cu­lier, comme ce fut le cas jadis pour le quo­ti­dien fla­mand De Mor­gen, et comme Média­part, en France, en fait aujourd’hui son atout. Mais elle retrouve une vigueur nou­velle à la faveur de méthodes dont l’«OffshoreLeaks » de début avril est le témoin par­fait. Des logi­ciels sont aujourd’hui dis­po­nibles pour décryp­ter et orga­ni­ser des don­nées infor­ma­tiques qu’aucun jour­na­liste n’aurait pu exploi­ter sans eux. Des col­lec­tifs d’investigateurs se créent pour mutua­li­ser les recherches, par­ta­ger les infos et mai­tri­ser des dos­siers qui ont géné­ra­le­ment des rami- fica­tions inter­na­tio­nales. C’est le prin­cipe de l’ICIJ au niveau mon­dial comme, à une échelle plus réduite, celui de la VVOJ (Vere­ni­ging van onder­zoeks­jour­na­lis­ten) pour la Flandre et les Pays-Bas. Des for­ma­tions se mul­ti­plient sur les méthodes d’investigation et sur la manière de sécu­ri­ser ses don­nées numé­riques. L’ULg a même ins­crit au pro­gramme de son mas­ter en jour­na­lisme un cours de jour­na­lisme d’investigation. Des ini­tia­tives pri­vées et publiques de sou­tien finan­cier ont vu le jour en Bel­gique (le fonds Pas­cal Decroos au Nord, le Fonds pour le jour­na­lisme au Sud) comme il en exis­tait déjà à l’étranger. Il s’agit de bourses pour des pro­jets jour­na­lis­tiques, tan­dis que l’appel direct aux lec­teurs pour finan­cer des enquêtes (le crowd­fun­ding) com­mence à don­ner quelques résul­tats. Épi­so­dique, timide et dis­per­sée, l’investigation n’est donc pas mori­bonde. Au-delà des mai­trises tech­niques et des capa­ci­tés de la pro­fes­sion à créer des réseaux, son ave­nir dépen­dra pour beau­coup du rôle démo­cra­tique que s’assignent encore jour­na­listes et res­pon­sables de médias.

Simon Tourol


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