Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Médias. La tenaille, le tablier et la toise

Numéro 07/8 Juillet-Août 2011 par Simon Tourol

juillet 2011

Sale temps pour les rédac­teurs en chef. En moins de dix semaines, la presse belge en aura vu par­tir quatre. L’adjoint de celui de La Der­nière Heure est licen­cié fin mars. RTL-TVI rétro­grade le sien en mai. Celui du Tijd obtient, le 8 juin, de retrou­ver ses anciennes fonc­tions. La veille, Béa­trice Del­vaux démis­sionne d’un poste […]

Sale temps pour les rédac­teurs en chef. En moins de dix semaines, la presse belge en aura vu par­tir quatre. L’adjoint de celui de La Der­nière Heure est licen­cié fin mars. RTL-TVI rétro­grade le sien en mai. Celui du Tijd obtient, le 8 juin, de retrou­ver ses anciennes fonc­tions. La veille, Béa­trice Del­vaux démis­sionne d’un poste qu’elle occu­pait, au Soir, depuis une décennie.

Si les rai­sons de ces chan­ge­ments sont très dif­fé­rentes, le même constat s’impose : dans l’organigramme d’un média, le poste de rédac’ chef est sans doute le plus expo­sé, le plus dif­fi­cile, et cer­tai­ne­ment le plus fra­gile. Son vacille­ment est tou­jours symp­to­ma­tique de l’état du média concer­né, en par­ti­cu­lier, et des évo­lu­tions de la presse, en géné­ral. Pour­quoi le départ, volon­taire ou for­cé, d’un chef de rédac­tion ? Accueilli com­ment par les troupes ? Entou­ré de quels com­men­taires, ou de quels silences, de la direc­tion du groupe éditeur ?

Ceux qu’on a pu lire après la sor­tie de Béa­trice Del­vaux por­taient à cet égard des mes­sages pour le moins clairs. Où l’arrogance d’une direc­tion mépri­sante pour les jour­na­listes s’exprime sans rete­nue. Où les liens d’estime réci­proque sont pal­pables entre la chef­taine démis­sion­naire et ses admi­nis­tra­teurs. Où la rédac­tion veut, elle aus­si, saluer celle qui s’est inves­tie sans comp­ter et qui était l’une des leurs. Mais l’assemblée géné­rale des jour­na­listes ne va pas jusqu’à regret­ter la démis­sion ; elle en prend acte, point. Com­ment dire plus clai­re­ment, et sans bles­ser, le malaise, la confiance éro­dée, les reproches sur la ges­tion, la décep­tion sur des stratégies ?
Sin­cères ou hypo­crites, ces mani­fes­ta­tions donnent l’éloquente illus­tra­tion de la posi­tion dans l’étau qu’occupe le rédac­teur en chef. Condam­né à faire en per­ma­nence le grand écart entre les impé­ra­tifs éco­no­miques de son employeur et les exi­gences édi­to­riales de sa rédac­tion, le capi­taine d’équipe est, selon l’adage, « de moins en moins le pre­mier des rédac­teurs et de plus en plus le der­nier des direc­teurs ». La mar­chan­di­sa­tion de l’information le mobi­lise dans les réunions de direc­tion, les brie­fings stra­té­giques et les rap­ports du ser­vice mar­ke­ting. La rédac­tion le prie d’investir son éner­gie et son temps dans la qua­li­té des conte­nus, l’animation des ser­vices, la cou­ver­ture ori­gi­nale des grands évè­ne­ments, la ges­tion des res­sources rédac­tion­nelles et l’arbitrage des conflits. Ce qu’il a de moins en moins l’occasion de faire prio­ri­tai­re­ment. Et s’il y arrive, ce sera tou­jours le nez sur le plan stra­té­gique de l’entreprise et, de pré­fé­rence, le doigt sur la cou­ture du pantalon.

On ne vit pas éter­nel­le­ment pris en tenaille. La cheffe du Soir, comme d’autres avant elle, n’avait sans doute plus le gout de sa fonc­tion après dix ans d’efforts et d’inconfort. Dix ans dont le bilan n’a, en outre, rien de glo­rieux au regard des chiffres. Si les déve­lop­pe­ments numé­riques du quo­ti­dien ont été remar­quables — mais cela ne suf­fit pas à enri­chir les action­naires —, les ventes du jour­nal papier ont plon­gé de 28,3%! Il y a dix ans, Le Soir ven­dait 112.149 exem­plaires. Il en est aujourd’hui à 80.400 à peine.

La faute à qui ? Pas à sa seule rédac­trice en chef évi­dem­ment. Mais l’état-major de Ros­sel sait, lui, où trou­ver le cou­pable. Si Béa­trice Del­vaux a ren­du son tablier, c’est à cause « des résis­tances au(x) changement(s)» dont les jour­na­listes font preuve. À des moments dif­fé­rents, le refrain a été scan­dé mot pour mot dans la presse par la démis­sion­naire elle-même, par le direc­teur du quo­ti­dien, et par l’administrateur-délégué du groupe. Mer­veilleuse conver­gence d’analyse ! Résis­tance à quels chan­ge­ments ? À ceux que dictent la tech­no­lo­gie, la crise, l’air du temps et la direc­tion, par­di ! Les rédac­tions, qui ne com­prennent rien aux défis de l’époque et de l’entreprise, sont seule­ment priées d’intégrer les chan­ge­ments dans leurs pratiques.

Le pro­blème vient lorsque des membres de la rédac­tion pensent, et dif­fé­rem­ment. Ce sont géné­ra­le­ment des gens d’expérience, au carac­tère bien trem­pé. Des élé­ments per­tur­ba­teurs donc. Il convien­dra dès lors, pour le chef d’entreprise avi­sé, d’éradiquer cette mau­vaise graine et de lis­ser les tem­pé­ra­ments. L’important n’est pas qu’un média compte en ses rangs de fortes têtes bien pleines, mais qu’aucune ne dépasse du rang. Ain­si, en Com­mu­nau­té fran­çaise, la toise est déjà appa­rue dans plu­sieurs rédac­tions écrites et audio­vi­suelles, mises au pas, vidées de leurs « grandes gueules » trop ouvertes, éteintes dans leur éner­gie com­bat­tive. Celle du quo­ti­dien ves­pé­ral échap­pait jusqu’à pré­sent à cette caté­go­rie. Pour com­bien de temps encore ?

Dans son propre jour­nal, le direc­teur du Soir l’annonçait début juin : « Une remise à plat de cer­tains élé­ments de la rédac­tion s’imposera. » On ne sau­rait mieux dire. Être à plat semble tota­le­ment incom­pa­tible avec la posi­tion debout.

Simon Tourol


Auteur