Ce site utilise des cookies afin que nous puissions vous fournir la meilleure expérience utilisateur possible. Les informations sur les cookies sont stockées dans votre navigateur et remplissent des fonctions telles que vous reconnaître lorsque vous revenez sur notre site Web et aider notre équipe à comprendre les sections du site que vous trouvez les plus intéressantes et utiles.
Médias et solidarité : l’ambigüité d’un geste
Le 15 décembre 2011, surlendemain de la tuerie de la place Saint-Lambert à Liège, le quotidien La Dernière Heure lançait en première page une opération de solidarité en faveur de la famille du petit Gabriel, victime du tireur. Pour participer au financement de ses funérailles, « 5 cents de cette DH seront reversés à sa famille », annonçait le […]
Le 15 décembre 2011, surlendemain de la tuerie de la place Saint-Lambert à Liège, le quotidien La Dernière Heure lançait en première page une opération de solidarité en faveur de la famille du petit Gabriel, victime du tireur. Pour participer au financement de ses funérailles, « 5 cents de cette DH seront reversés à sa famille », annonçait le journal. Sa journaliste qui, à l’hôpital, avait accompagné les parents dans les derniers moments de l’enfant, avait été particulièrement touchée par leur drame et leur situation financière difficile. Son journal avait donc décidé de faire un geste…
Geste admirable ? Ce qui, en soi, pourrait relever de la compassion fondée sur les sentiments les plus nobles a pourtant suscité le malaise — voire une franche désapprobation — notamment dans le petit monde médiatique. Sans doute doit-on voir dans ces réactions un questionnement nécessaire sur le positionnement des médias par rapport à l’évènement dont ils témoignent, sur la distance requise ou admise entre les premiers et le second, et sur les mobiles de ce qui oscille entre marketing pur et implication citoyenne.
Même imprégnés des principes les plus classiques du journalisme qui assignent à la presse le rôle du témoin impartial, les médias n’ont jamais conclu à un devoir d’indifférence. Ainsi, leur implication active dans des opérations de solidarité a marqué la seconde moitié du XXe siècle de quelques initiatives illustres et durables. Sans Radio-Luxembourg, l’appel lancé par l’abbé Pierre le 1er février 1954 n’aurait pu résonner comme il le fit. C’est également pour les plus démunis que la RTB invente en 1966 l’Opération 48.81.00. Elle bénéficiera ensuite plus spécifiquement aux handicapés et aux jeunes en difficulté. En France, le Téléthon est créé en 1987 par le service public qui importe la formule américaine de récolte de fonds en faveur de la recherche sur la myopathie. Deux ans plus tard, RTL-TVI lance le Télévie pour soutenir la lutte contre la leucémie. Il arrive aussi que l’actualité pousse des médias à amplifier et canaliser les élans de solidarité qu’ils perçoivent dans le public. C’est ainsi qu’aux lendemains du séisme en Haïti, la rtbf, les télévisions locales et RTL-TVI s’associent — fait rare — le temps d’une soirée et d’une collecte de fonds. Et ce sont des journalistes, présentateurs habituels des jt et non des animateurs, qui orchestrent l’opération.
Une légitimité
En quittant le périmètre de l’information, de la culture ou du divertissement pour entrer dans celui de l’action humanitaire, les médias rompent sans doute avec leur rôle au sens le plus strict, mais pas avec les valeurs sur lesquelles ils fondent leurs raisons d’être. S’inscrire dans une communauté, créer du lien social, participer à la construction permanente de la Cité, exprimer des opinions, mais aussi des sentiments, bref, être acteurs du réel les amène à agir de la sorte avec une incontestable légitimité. Le profit escompté en termes d’image et d’audience n’est évidemment pas absent de ces initiatives. Mais on reconnaitra plus naturellement à la presse une logique d’action solidaire qu’à des firmes dont le commerce constitue l’unique raison sociale. Delhaize suscite les dons de ses clients pour les banques alimentaires ; Pampers offrait, jusqu’au 31 décembre dernier, un vaccin contre le tétanos du nourrisson par paquet vendu ; Electrabel verse 1 euro à la Croix-Rouge par bougie virtuelle allumée sur son site web… Heureuses opérations que celles-là, qui ne peuvent cependant masquer leur stratégie sous-jacente : injecter une dose d’éthique dans une marque, de manière à séduire le consommateur.
Il arrive aussi aux médias de sortir plus franchement de leur(s) rôle(s) citoyen(s) au nom de la rentabilité. Et cela, bien avant la mode des « plus produits » (DVD, bouteilles de vins, couteaux, posters…) offerts en supplément. En 1903, le quotidien français L’Auto ne crée le Tour de France que pour éliminer son concurrent Le vélo du leadeurship de la presse sportive. Le circuit cycliste Het Volk (1945) ou la course en solitaire à la voile du Figaro (1970) ne répondent eux aussi qu’à des impératifs de marketing. Un marketing qui n’hésite pas à s’insinuer jusqu’en terrain sociétal et politique. La preuve par les petits drapeaux de papier noir-jaune-rouge marqués au nom du journal le 21 juillet ou par les autocollants « Protégez nos enfants » diffusés par un éditeur au plus fort des affaires Dutroux.
Un pouvoir injuste
L’initiative de La Dernière Heure en faveur des parents du petit Gabriel relevait-elle d’un surf facile sur l’émotion publique ou bien d’une éthique de la solidarité propre à un média responsable ? Répondre relèverait forcément du procès d’intention. Observons seulement les éléments qui ont pu forger le malaise à ce propos.
L’ampleur de la générosité dépendait en l’occurrence du succès des ventes du jour, ce qui conférait au geste une relation directe avec les préoccupations commerciales de l’éditeur. Comme Pampers et ses vaccins pour nourrissons… Rien à voir, donc, avec un mécénat ou un don qu’une entreprise éditrice aurait pu accorder sans aucune ambigüité. Le lecteur de La Dernière Heure apprendra que les ventes du 15 décembre ont permis d’offrir 2.850 euros à la famille endeuillée, ce qui n’indique rien sur le succès de l’opération. S’il faut considérer « toutes les ventes de la dh » — dixit le quotidien — en y incluant donc les abonnements, le score (57.000 exemplaires écoulés) est inférieur à la moyenne du troisième trimestre de l’année (60.000). S’il ne s’agit que des ventes au numéro, la progression du jour a au contraire bondi de 43 %. Mais ce sont là des détails.
La gêne qu’inspire le geste du quotidien vient sans doute surtout de sa singularité. Il ne s’agissait pas, comme y prétendent habituellement les actions de solidarité, de porter assistance à une collectivité où toutes les victimes, tous les moins valides, tous les chercheurs scientifiques d’un même domaine sont de potentiels bénéficiaires. Ici, au contraire, la destination du don est ciblée, identifiée à l’exclusion des autres. Une famille, et une seule, sera l’objet de cette générosité, le média prenant pour l’occasion la posture du deus ex machina. Il décide qui « mérite » d’être aidé, au nom d’un pouvoir qui en devient fatalement injuste. Ce faisant, le journal n’inscrit pas son action dans un projet, lui préférant un geste inspiré d’un paternalisme caritatif dont l’authentique action démocratique doit précisément se défaire.