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Médias et solidarité : l’ambigüité d’un geste

Numéro 2 Février 2012 par Simon Tourol

février 2012

Le 15 décembre 2011, sur­len­de­main de la tue­rie de la place Saint-Lam­­bert à Liège, le quo­ti­dien La Der­nière Heure lan­çait en pre­mière page une opé­ra­tion de soli­da­ri­té en faveur de la famille du petit Gabriel, vic­time du tireur. Pour par­ti­ci­per au finan­ce­ment de ses funé­railles, « 5 cents de cette DH seront rever­sés à sa famille », annon­çait le […]

Le 15 décembre 2011, sur­len­de­main de la tue­rie de la place Saint-Lam­bert à Liège, le quo­ti­dien La Der­nière Heure lan­çait en pre­mière page une opé­ra­tion de soli­da­ri­té en faveur de la famille du petit Gabriel, vic­time du tireur. Pour par­ti­ci­per au finan­ce­ment de ses funé­railles, « 5 cents de cette DH seront rever­sés à sa famille », annon­çait le jour­nal. Sa jour­na­liste qui, à l’hôpital, avait accom­pa­gné les parents dans les der­niers moments de l’enfant, avait été par­ti­cu­liè­re­ment tou­chée par leur drame et leur situa­tion finan­cière dif­fi­cile. Son jour­nal avait donc déci­dé de faire un geste…

Geste admi­rable ? Ce qui, en soi, pour­rait rele­ver de la com­pas­sion fon­dée sur les sen­ti­ments les plus nobles a pour­tant sus­ci­té le malaise — voire une franche désap­pro­ba­tion — notam­ment dans le petit monde média­tique. Sans doute doit-on voir dans ces réac­tions un ques­tion­ne­ment néces­saire sur le posi­tion­ne­ment des médias par rap­port à l’évènement dont ils témoignent, sur la dis­tance requise ou admise entre les pre­miers et le second, et sur les mobiles de ce qui oscille entre mar­ke­ting pur et impli­ca­tion citoyenne.

Même impré­gnés des prin­cipes les plus clas­siques du jour­na­lisme qui assignent à la presse le rôle du témoin impar­tial, les médias n’ont jamais conclu à un devoir d’indifférence. Ain­si, leur impli­ca­tion active dans des opé­ra­tions de soli­da­ri­té a mar­qué la seconde moi­tié du XXe siècle de quelques ini­tia­tives illustres et durables. Sans Radio-Luxem­bourg, l’appel lan­cé par l’abbé Pierre le 1er février 1954 n’aurait pu réson­ner comme il le fit. C’est éga­le­ment pour les plus dému­nis que la RTB invente en 1966 l’Opération 48.81.00. Elle béné­fi­cie­ra ensuite plus spé­ci­fi­que­ment aux han­di­ca­pés et aux jeunes en dif­fi­cul­té. En France, le Télé­thon est créé en 1987 par le ser­vice public qui importe la for­mule amé­ri­caine de récolte de fonds en faveur de la recherche sur la myo­pa­thie. Deux ans plus tard, RTL-TVI lance le Télé­vie pour sou­te­nir la lutte contre la leu­cé­mie. Il arrive aus­si que l’actualité pousse des médias à ampli­fier et cana­li­ser les élans de soli­da­ri­té qu’ils per­çoivent dans le public. C’est ain­si qu’aux len­de­mains du séisme en Haï­ti, la rtbf, les télé­vi­sions locales et RTL-TVI s’associent — fait rare — le temps d’une soi­rée et d’une col­lecte de fonds. Et ce sont des jour­na­listes, pré­sen­ta­teurs habi­tuels des jt et non des ani­ma­teurs, qui orchestrent l’opération.

Une légitimité

En quit­tant le péri­mètre de l’information, de la culture ou du diver­tis­se­ment pour entrer dans celui de l’action huma­ni­taire, les médias rompent sans doute avec leur rôle au sens le plus strict, mais pas avec les valeurs sur les­quelles ils fondent leurs rai­sons d’être. S’inscrire dans une com­mu­nau­té, créer du lien social, par­ti­ci­per à la construc­tion per­ma­nente de la Cité, expri­mer des opi­nions, mais aus­si des sen­ti­ments, bref, être acteurs du réel les amène à agir de la sorte avec une incon­tes­table légi­ti­mi­té. Le pro­fit escomp­té en termes d’image et d’audience n’est évi­dem­ment pas absent de ces ini­tia­tives. Mais on recon­nai­tra plus natu­rel­le­ment à la presse une logique d’action soli­daire qu’à des firmes dont le com­merce consti­tue l’unique rai­son sociale. Del­haize sus­cite les dons de ses clients pour les banques ali­men­taires ; Pam­pers offrait, jusqu’au 31 décembre der­nier, un vac­cin contre le téta­nos du nour­ris­son par paquet ven­du ; Elec­tra­bel verse 1 euro à la Croix-Rouge par bou­gie vir­tuelle allu­mée sur son site web… Heu­reuses opé­ra­tions que celles-là, qui ne peuvent cepen­dant mas­quer leur stra­té­gie sous-jacente : injec­ter une dose d’éthique dans une marque, de manière à séduire le consommateur.

Il arrive aus­si aux médias de sor­tir plus fran­che­ment de leur(s) rôle(s) citoyen(s) au nom de la ren­ta­bi­li­té. Et cela, bien avant la mode des « plus pro­duits » (DVD, bou­teilles de vins, cou­teaux, pos­ters…) offerts en sup­plé­ment. En 1903, le quo­ti­dien fran­çais L’Auto ne crée le Tour de France que pour éli­mi­ner son concur­rent Le vélo du lea­deur­ship de la presse spor­tive. Le cir­cuit cycliste Het Volk (1945) ou la course en soli­taire à la voile du Figa­ro (1970) ne répondent eux aus­si qu’à des impé­ra­tifs de mar­ke­ting. Un mar­ke­ting qui n’hésite pas à s’insinuer jusqu’en ter­rain socié­tal et poli­tique. La preuve par les petits dra­peaux de papier noir-jaune-rouge mar­qués au nom du jour­nal le 21 juillet ou par les auto­col­lants « Pro­té­gez nos enfants » dif­fu­sés par un édi­teur au plus fort des affaires Dutroux.

Un pouvoir injuste

L’initiative de La Der­nière Heure en faveur des parents du petit Gabriel rele­vait-elle d’un surf facile sur l’émotion publique ou bien d’une éthique de la soli­da­ri­té propre à un média res­pon­sable ? Répondre relè­ve­rait for­cé­ment du pro­cès d’intention. Obser­vons seule­ment les élé­ments qui ont pu for­ger le malaise à ce propos.

L’ampleur de la géné­ro­si­té dépen­dait en l’occurrence du suc­cès des ventes du jour, ce qui confé­rait au geste une rela­tion directe avec les pré­oc­cu­pa­tions com­mer­ciales de l’éditeur. Comme Pam­pers et ses vac­cins pour nour­ris­sons… Rien à voir, donc, avec un mécé­nat ou un don qu’une entre­prise édi­trice aurait pu accor­der sans aucune ambigüi­té. Le lec­teur de La Der­nière Heure appren­dra que les ventes du 15 décembre ont per­mis d’offrir 2.850 euros à la famille endeuillée, ce qui n’indique rien sur le suc­cès de l’opération. S’il faut consi­dé­rer « toutes les ventes de la dh » — dixit le quo­ti­dien — en y incluant donc les abon­ne­ments, le score (57.000 exem­plaires écou­lés) est infé­rieur à la moyenne du troi­sième tri­mestre de l’année (60.000). S’il ne s’agit que des ventes au numé­ro, la pro­gres­sion du jour a au contraire bon­di de 43 %. Mais ce sont là des détails.

La gêne qu’inspire le geste du quo­ti­dien vient sans doute sur­tout de sa sin­gu­la­ri­té. Il ne s’agissait pas, comme y pré­tendent habi­tuel­le­ment les actions de soli­da­ri­té, de por­ter assis­tance à une col­lec­ti­vi­té où toutes les vic­times, tous les moins valides, tous les cher­cheurs scien­ti­fiques d’un même domaine sont de poten­tiels béné­fi­ciaires. Ici, au contraire, la des­ti­na­tion du don est ciblée, iden­ti­fiée à l’exclusion des autres. Une famille, et une seule, sera l’objet de cette géné­ro­si­té, le média pre­nant pour l’occasion la pos­ture du deus ex machi­na. Il décide qui « mérite » d’être aidé, au nom d’un pou­voir qui en devient fata­le­ment injuste. Ce fai­sant, le jour­nal n’inscrit pas son action dans un pro­jet, lui pré­fé­rant un geste ins­pi­ré d’un pater­na­lisme cari­ta­tif dont l’authentique action démo­cra­tique doit pré­ci­sé­ment se défaire.

Simon Tourol


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