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Médias et opinions : la scandaleuse anomalie

Numéro 3 Mars 2012 par Simon Tourol

février 2012

La grève géné­rale du lun­di 30 jan­vier aura été aus­si celle, dans les médias, de la pen­sée mul­tiple. Avant, pen­dant et après la mise à l’arrêt par­tiel du pays, c’est un dis­cours homo­gène, lisse, stan­dar­di­sé et décal­qué au mil­li­mètre près sur le mes­sage gou­­ver­­ne­­men­­tal-patro­­nal qui s’est éta­lé en long et en large dans les colonnes des […]

La grève géné­rale du lun­di 30 jan­vier aura été aus­si celle, dans les médias, de la pen­sée mul­tiple. Avant, pen­dant et après la mise à l’arrêt par­tiel du pays, c’est un dis­cours homo­gène, lisse, stan­dar­di­sé et décal­qué au mil­li­mètre près sur le mes­sage gou­ver­ne­men­tal-patro­nal qui s’est éta­lé en long et en large dans les colonnes des quo­ti­diens. Certes pas dans le compte ren­du des faits, ni dans les micros-trot­toirs où les jour­na­listes prirent soin d’équilibrer les avis des pro et des anti, puis de mettre en paral­lèle, dès le 31 jan­vier, le bilan des employeurs et celui des syn­di­cats. On parle ici des édi­to­riaux et des ana­lyses, espaces idéo­lo­giques où un média éclaire d’un même coup de pro­jec­teur la lan­terne de ses lec­teurs et son propre posi­tion­ne­ment. Le constat de la pen­sée unique fut à ce point fla­grant que des réac­tions cour­rou­cées se firent entendre de qui­dams comme d’organisations dont l’analyse média­tique n’est pas la pre­mière occupation.

Qu’a‑t-on lu ? Trois consi­dé­ra­tions, pour l’essentiel, qui ont tour­né en boucle dans les com­men­taires de la presse fran­co­phone : cette grève est impo­pu­laire, elle est inutile, elle donne une image désas­treuse de la Bel­gique au moment où y atter­rissent les chefs d’État euro­péens. En bonus, une expres­sion éga­le­ment com­mune à plu­sieurs édi­to­ria­listes esti­mant que « les syn­di­cats sont indis­pen­sables, mais…». Un peu comme on dit « ne pas être raciste, mais…».

Copié-collé

Il n’y a pas lieu, à prio­ri, de dou­ter de la sin­cé­ri­té des pro­pos et de la convic­tion de leurs auteurs. Mais com­ment ne pas être trou­blé par la simi­li­tude entre les ana­lyses média­tiques et gou­ver­ne­men­tales ? Lorsqu’un quo­ti­dien (on n’en cite­ra aucun ici pour ne pas trans­for­mer l’observation géné­rale en pro­cès par­ti­cu­lier) énu­mère, le 28 jan­vier, les trois avis évo­qués plus haut, ceux-ci avaient été énon­cés qua­si­ment mot pour mot dans la même édi­tion, quelques pages aupa­ra­vant, par le ministre Open VLD des Pen­sions Vincent Van Qui­cken­borne dans une inter­view. Lorsque le même jour­nal, au len­de­main de la grève, sou­ligne lon­gue­ment que le gou­ver­ne­ment a sau­vé les acquis sociaux des Belges, le lec­teur venait déjà de le lire dans les décla­ra­tions du ministre MR du Bud­get, Oli­vier Chastel.

Le dis­cours unique n’était pour­tant pas une fata­li­té. L’impopularité de la grève avait été décré­tée sur la base d’un son­dage du bureau d’études Pro­facts chif­frant, début jan­vier, à 21% les Belges qui sou­te­naient le mou­ve­ment. Sauf erreur, il ne s’est pas trou­vé un média quo­ti­dien pour s’intéresser au com­man­di­taire — s’il y en avait un — du son­dage, à la métho­do­lo­gie, à la for­mu­la­tion de la ques­tion et à la répar­ti­tion géo­gra­phique et sociale des 1.054 inter­ro­gés. Quant au suc­cès effec­tif de la grève, la grande dif­fi­cul­té d’en éva­luer cor­rec­te­ment l’ampleur n’a nul­le­ment empê­ché des édi­to­ria­listes de le com­men­ter sur la base… du son­dage en ques­tion. À tout prendre, on pré­fère les contra­dic­tions comiques, mais sans doute plus hon­nêtes d’un quo­ti­dien écri­vant page deux que « dans sa très grande majo­ri­té, la popu­la­tion n’a donc pas sui­vi le mou­ve­ment », et page trois que « le mou­ve­ment a été plu­tôt bien sui­vi»… Pas­sons rapi­de­ment sur les deux autres argu­ments copiés-col­lés. En moins d’une semaine, l’inutilité de la grève aura trou­vé un début de démen­ti avec les amé­na­ge­ments du gou­ver­ne­ment à ses déci­sions pré­ci­pi­tées en matière de pen­sions. Quant à l’image écor­née de la Bel­gique, le rap­pel des 541 jours d’incapacité poli­tique à for­mer un gou­ver­ne­ment issu des urnes suf­fit assez à rela­ti­vi­ser l’impact d’une seule jour­née de pro­tes­ta­tion sociale…

À la morgue

Si elles sont dis­cu­tables, les opi­nions ain­si expri­mées n’en sont pas moins res­pec­tables. Mais leur ali­gne­ment sur la même grille de lec­ture idéo­lo­gique met sous une lumière crue l’anomalie — euphé­misme — qui rend sans doute le pay­sage média­tique de Bel­gique fran­co­phone unique dans le monde démo­cra­tique : l’absence d’un média quo­ti­dien ancré à gauche. Non pas un jour­nal qui expri­me­rait de temps à autre un point de vue proche des syn­di­cats ou d’un mou­ve­ment indi­gné, mais un organe d’opinion se récla­mant d’un cadre réfé­ren­tiel de valeurs de gauche, comme d’autres, le font expli­ci­te­ment de valeurs chré­tiennes ou impli­ci­te­ment du cré­do libéral.

Le début du siècle a vu dis­pa­raitre le der­nier quo­ti­dien de gauche. Né en 1998 sur les ruines du Peuple et de La Wal­lo­nie, Le Matin mou­rait au prin­temps 2001. Avant lui, la morgue des jour­naux d’opinion « pro­gres­siste » avait accueilli Le Dra­peau Rouge et son éphé­mère suc­ces­seur Liber­tés en 1990, et La Cité, morte deux fois, en 1987 et 1995. Ain­si, quel para­doxe!, dans une Bel­gique fran­co­phone qui vote majo­ri­tai­re­ment à gauche (si l’on veut bien admettre d’y situer le PS et Éco­lo), aucun jour­nal n’exprime et ne défend un pro­jet de ce cou­rant. Bien sûr, ce der­nier n’est pas igno­ré de la presse encore en vie. Et il y trouve même de très fré­quents espaces d’expression. Aucun média n’imaginerait aujourd’hui de pri­ver son public d’une infor­ma­tion plu­rielle et plu­ra­liste sur les débats de socié­té. Et un jour­nal « indé­pen­dant » se voit même régu­liè­re­ment éti­que­ter comme « socia­liste ». La diver­si­té poli­tique est donc de mise dans l’information. Peut-on pour autant se satis­faire d’un kiosque où ne s’affiche aucun Libé, aucun Mor­gen, aucune Repu­blic­ca ? À moins de décré­ter l’obsolescence de l’idée d’une presse d’opinion, poser la ques­tion, c’est y répondre.

Simon Tourol


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