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Médias et opinions : la scandaleuse anomalie
La grève générale du lundi 30 janvier aura été aussi celle, dans les médias, de la pensée multiple. Avant, pendant et après la mise à l’arrêt partiel du pays, c’est un discours homogène, lisse, standardisé et décalqué au millimètre près sur le message gouvernemental-patronal qui s’est étalé en long et en large dans les colonnes des […]
La grève générale du lundi 30 janvier aura été aussi celle, dans les médias, de la pensée multiple. Avant, pendant et après la mise à l’arrêt partiel du pays, c’est un discours homogène, lisse, standardisé et décalqué au millimètre près sur le message gouvernemental-patronal qui s’est étalé en long et en large dans les colonnes des quotidiens. Certes pas dans le compte rendu des faits, ni dans les micros-trottoirs où les journalistes prirent soin d’équilibrer les avis des pro et des anti, puis de mettre en parallèle, dès le 31 janvier, le bilan des employeurs et celui des syndicats. On parle ici des éditoriaux et des analyses, espaces idéologiques où un média éclaire d’un même coup de projecteur la lanterne de ses lecteurs et son propre positionnement. Le constat de la pensée unique fut à ce point flagrant que des réactions courroucées se firent entendre de quidams comme d’organisations dont l’analyse médiatique n’est pas la première occupation.
Qu’a‑t-on lu ? Trois considérations, pour l’essentiel, qui ont tourné en boucle dans les commentaires de la presse francophone : cette grève est impopulaire, elle est inutile, elle donne une image désastreuse de la Belgique au moment où y atterrissent les chefs d’État européens. En bonus, une expression également commune à plusieurs éditorialistes estimant que « les syndicats sont indispensables, mais…». Un peu comme on dit « ne pas être raciste, mais…».
Copié-collé
Il n’y a pas lieu, à priori, de douter de la sincérité des propos et de la conviction de leurs auteurs. Mais comment ne pas être troublé par la similitude entre les analyses médiatiques et gouvernementales ? Lorsqu’un quotidien (on n’en citera aucun ici pour ne pas transformer l’observation générale en procès particulier) énumère, le 28 janvier, les trois avis évoqués plus haut, ceux-ci avaient été énoncés quasiment mot pour mot dans la même édition, quelques pages auparavant, par le ministre Open VLD des Pensions Vincent Van Quickenborne dans une interview. Lorsque le même journal, au lendemain de la grève, souligne longuement que le gouvernement a sauvé les acquis sociaux des Belges, le lecteur venait déjà de le lire dans les déclarations du ministre MR du Budget, Olivier Chastel.
Le discours unique n’était pourtant pas une fatalité. L’impopularité de la grève avait été décrétée sur la base d’un sondage du bureau d’études Profacts chiffrant, début janvier, à 21% les Belges qui soutenaient le mouvement. Sauf erreur, il ne s’est pas trouvé un média quotidien pour s’intéresser au commanditaire — s’il y en avait un — du sondage, à la méthodologie, à la formulation de la question et à la répartition géographique et sociale des 1.054 interrogés. Quant au succès effectif de la grève, la grande difficulté d’en évaluer correctement l’ampleur n’a nullement empêché des éditorialistes de le commenter sur la base… du sondage en question. À tout prendre, on préfère les contradictions comiques, mais sans doute plus honnêtes d’un quotidien écrivant page deux que « dans sa très grande majorité, la population n’a donc pas suivi le mouvement », et page trois que « le mouvement a été plutôt bien suivi»… Passons rapidement sur les deux autres arguments copiés-collés. En moins d’une semaine, l’inutilité de la grève aura trouvé un début de démenti avec les aménagements du gouvernement à ses décisions précipitées en matière de pensions. Quant à l’image écornée de la Belgique, le rappel des 541 jours d’incapacité politique à former un gouvernement issu des urnes suffit assez à relativiser l’impact d’une seule journée de protestation sociale…
À la morgue
Si elles sont discutables, les opinions ainsi exprimées n’en sont pas moins respectables. Mais leur alignement sur la même grille de lecture idéologique met sous une lumière crue l’anomalie — euphémisme — qui rend sans doute le paysage médiatique de Belgique francophone unique dans le monde démocratique : l’absence d’un média quotidien ancré à gauche. Non pas un journal qui exprimerait de temps à autre un point de vue proche des syndicats ou d’un mouvement indigné, mais un organe d’opinion se réclamant d’un cadre référentiel de valeurs de gauche, comme d’autres, le font explicitement de valeurs chrétiennes ou implicitement du crédo libéral.
Le début du siècle a vu disparaitre le dernier quotidien de gauche. Né en 1998 sur les ruines du Peuple et de La Wallonie, Le Matin mourait au printemps 2001. Avant lui, la morgue des journaux d’opinion « progressiste » avait accueilli Le Drapeau Rouge et son éphémère successeur Libertés en 1990, et La Cité, morte deux fois, en 1987 et 1995. Ainsi, quel paradoxe!, dans une Belgique francophone qui vote majoritairement à gauche (si l’on veut bien admettre d’y situer le PS et Écolo), aucun journal n’exprime et ne défend un projet de ce courant. Bien sûr, ce dernier n’est pas ignoré de la presse encore en vie. Et il y trouve même de très fréquents espaces d’expression. Aucun média n’imaginerait aujourd’hui de priver son public d’une information plurielle et pluraliste sur les débats de société. Et un journal « indépendant » se voit même régulièrement étiqueter comme « socialiste ». La diversité politique est donc de mise dans l’information. Peut-on pour autant se satisfaire d’un kiosque où ne s’affiche aucun Libé, aucun Morgen, aucune Republicca ? À moins de décréter l’obsolescence de l’idée d’une presse d’opinion, poser la question, c’est y répondre.