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Médecins et sagefemmes. De la lutte des pouvoirs à la synergie

Numéro 7 - 2016 par Dominique Bayot

novembre 2016

L’obstétrique a subi une véri­table révo­lu­tion dans la deuxième moi­tié du XXe siècle, avec pour effet que des mères et des couples se sont sen­tis per­dus au point que cer­taines sage­femmes ont prô­né une démé­di­ca­li­sa­tion. Une lutte de pou­voir sté­rile entre méde­cins et sage­femmes s’en est sui­vie. Il est temps que, dans l’intérêt des parents, se déve­loppent un dia­logue construc­tif et une cri­tique des pra­tiques des uns et des autres.

La sécu­ri­té des mamans dans les pays qui ont béné­fi­cié des chan­ge­ments récents n’a jamais été aus­si éle­vée. C’est l’œuvre de la science médi­cale et les méde­cins en ont conçu une juste fier­té. Et cepen­dant, beau­coup de mamans, de couples, se sont sen­tis per­dus dans cette jungle tech­nique. Ils ne com­prennent pas, se per­çoivent trop comme des objets d’étude et confondent pré­ven­tion et sus­pi­cion de patho­lo­gie. Il s’est trou­vé alors des sage­femmes qui ont pris le relai de cette per­cep­tion d’abandon et se sont ins­crites comme des cham­pions de la « démé­di­ca­li­sa­tion » de l’accouchement. Sans géné­ra­li­ser, ces options ont par­fois été choi­sies au prix de prises de risques inac­cep­tables. Les méde­cins ont réagi comme si leur « pou­voir » était mena­cé. Cer­taines sage­femmes en ont fait éga­le­ment une lutte de pou­voir, celui qu’il fal­lait arra­cher aux méde­cins usur­pa­teurs de l’approche huma­niste de l’obstétrique.

Cette confron­ta­tion est tota­le­ment sté­rile et il faut abso­lu­ment que les uns et les autres s’orientent vers une syner­gie. Notre ministre actuelle de la San­té et, d’une manière géné­rale, toute la poli­tique de san­té publique poussent d’ailleurs à une par­ti­ci­pa­tion de plus en plus impor­tante des sage­femmes dans le sui­vi des gros­sesses et des accou­che­ments nor­maux. Les méde­cins doivent en prendre conscience. Mais cela ne peut se faire que dans la rigueur d’une for­ma­tion scien­ti­fique et d’une inté­gra­tion dans les équipes médi­cales exis­tantes. Cette inté­gra­tion est cepen­dant dif­fi­cile tant les axes de for­ma­tion sont différents.

L’expérience des gynécologues

Les méde­cins sont for­més à tra­quer la patho­lo­gie. Les nou­veaux moyens d’observation sont d’ailleurs extra­or­di­naires. L’échographie per­met de « voir » le bébé et le pla­cen­ta. Les prin­ci­pales mal­for­ma­tions peuvent être déce­lées. Rien que le dépis­tage du pla­cen­ta præ­via pré­serve les mamans d’un risque par­fois vital d’hémorragie lorsqu’il est ignoré.

Le moni­to­ring obs­té­tri­cal qui suit de façon conti­nue le pouls fœtal pen­dant le tra­vail tout en enre­gis­trant les contrac­tions révèle à temps des ano­ma­lies de fré­quence dues à un défaut d’oxygénation du bébé. Cet ins­tru­ment réduit consi­dé­ra­ble­ment le risque de souf­france du sys­tème ner­veux de l’enfant, qui a des consé­quences par­fois redoutables.

Tout au long du sui­vi de la gros­sesse, on pra­tique aujourd’hui des tests de dépis­tage qui per­mettent de diag­nos­ti­quer à temps toute une série d’infections ou d’altérations du méta­bo­lisme, du dia­bète particulièrement.

Dans les années 1960, il s’est pro­duit une révo­lu­tion dans les men­ta­li­tés : il n’était plus néces­saire que l’accouchement soit dou­lou­reux, ter­reur qu’entretenaient par­fois des matrones d’un autre âge. S’inspirant alors de tech­niques de relaxa­tion par la parole des écoles fran­çaises, ou de réflexes condi­tion­nés des écoles russes, on a créé la notion, si pas le mythe, de l’«accouchement sans dou­leur ». Ces méthodes ont intro­duit les kiné­sistes dans le cir­cuit de la maïeu­tique et ont sur­tout invi­té les pères à par­ti­ci­per à la pré­pa­ra­tion à la nais­sance et à l’accouchement où leur pré­sence était sou­hai­tée après des siècles d’exclusion.

La notion d’accouchement « sans dou­leur » s’est trou­vée confor­tée ulté­rieu­re­ment par l’apparition de l’anesthésie péri­du­rale. Voi­là une tech­nique sans grand risque dans des mains expertes qui per­met de sou­la­ger la dou­leur des contrac­tions et rend sup­por­table la péni­bi­li­té des der­niers moments de l’accouchement. De nom­breuses mères ont béné­fi­cié ain­si d’un confort indiscutable.

Enfin, l’apparition des pros­ta­glan­dines comme induc­teurs du tra­vail a ren­con­tré chez les méde­cins un réel enthou­siasme et l’espoir de pou­voir gérer leur temps. Induire un tra­vail sur ren­dez-vous, le jour plu­tôt que la nuit ou pen­dant le wee­kend : quel confort ! Les parents sont par­fois deman­deurs d’organiser un ren­dez-vous pour pla­cer les autres enfants ou pour la ges­tion de la pro­fes­sion du père. Cer­tains ges­tion­naires d’hôpitaux y ont vu la pos­si­bi­li­té de gérer la pré­sence du per­son­nel au bloc obstétrical.

Le regard des sagefemmes sur l’obstétrique d’aujourd’hui

Toute la for­ma­tion des sage­femmes est basée sur le res­pect de la phy­sio­lo­gie qui est leur prio­ri­té abso­lue. Impré­gnées de cette for­ma­tion, elles ont jeté un regard très cri­tique sur l’obstétrique pra­ti­quée par les gynécologues.

Il est vrai que toute la pré­ven­tion déve­lop­pée par la méde­cine moderne est anxio­gène si l’on ne prend pas la peine d’expliquer le pour­quoi et le com­ment aux parents. Faire une prise de sang pour dépis­ter une affec­tion ne veut pas dire que l’on sus­pecte cette affec­tion. Cer­tains tests révèlent des risques sta­tis­tiques. Cette notion mathé­ma­tique est tota­le­ment étran­gère aux parents : leur enfant est nor­mal ou pas, il n’y a pas de nuances. Des expli­ca­tions à la por­tée de leur com­pré­hen­sion sont capi­tales : cela prend du temps et il faut recon­naitre que ce n’est pas la prio­ri­té pour beau­coup de médecins.

Dès lors cer­tains groupes de sage­femmes ont repro­ché au corps médi­cal de créer des patho­lo­gies liées à l’anxiété paren­tale à force de faire de la pré­ven­tion. Cer­taines cri­tiques sont plus dures, et les méde­cins doivent recon­naitre qu’elles reposent sur une cer­taine réa­li­té. Les témoi­gnages des élèves sage­femmes qui font leurs stages dans les ser­vices du pays sont affli­geants : il y a trop d’inductions d’accouchements sans réelle indi­ca­tion et sans matu­ri­té ration­nel­le­ment éva­luée. Les consé­quences sont un nombre exces­sif d’instrumentations, de médi­ca­ments sti­mu­lant les contrac­tions, voire de césa­riennes qui auraient pu être évi­tées au prix d’un peu de patience. De même l’habitude de rompre rapi­de­ment les mem­branes amnio­tiques s’écarte de la phy­sio­lo­gie et abou­tit faci­le­ment à ce que l’on appelle à tort le « spasme du col ». Cela ne tra­duit en fait qu’une désyn­chro­ni­sa­tion entre l’intensité des contrac­tions, sou­vent arti­fi­ciel­le­ment sti­mu­lées, et l’assouplissement du col qui cor­res­pond à une réac­tion bio­chi­mique de son tis­su, ce qui prend du temps et sur lequel nous n’avons aucune prise.

Enfin elles ont repro­ché à une cer­taine géné­ra­li­sa­tion de l’anesthésie péri­du­rale de négli­ger par la faci­li­té ain­si appor­tée l’accompagnement de la maman pen­dant le travail.

Vers quoi évoluons-nous ?

Il est évident que les sage­femmes vont pro­gres­si­ve­ment assu­mer la sur­veillance des gros­sesses nor­males et la ges­tion des accou­che­ments dits euto­ciques. L’enthousiasme des étu­diantes et de leurs ensei­gnantes attire d’ailleurs la sym­pa­thie de nom­breux parents et crée une demande.

Le coro­laire de cette évo­lu­tion, c’est qu’elles ont la très lourde res­pon­sa­bi­li­té du diag­nos­tic de la patho­lo­gie qu’elles doivent recon­naitre pour pas­ser la main au méde­cin. Leur ensei­gne­ment, cen­tré sur la phy­sio­lo­gie, n’a pas tou­jours pris la mesure de cette res­pon­sa­bi­li­té et plus de rigueur serait nécessaire.

La légis­la­tion les auto­rise à accep­ter de gérer des accou­che­ments au domi­cile de la par­tu­riente ou dans des mai­sons de nais­sance iso­lées d’un centre médi­cal. Il faut pour cela esti­mer à l’avance que la nais­sance va se dérou­ler sans com­pli­ca­tion. Des cri­tères d’évaluation anti­ci­pée des risques existent et limitent sans doute celui de com­pli­ca­tions non pré­vues. Cepen­dant, ceux qui ont une longue pra­tique de l’obstétrique savent qu’un accou­che­ment ne peut être esti­mé nor­mal que lorsqu’il est ter­mi­né, et les pires com­pli­ca­tions sont celles qui sont tota­le­ment impré­vi­sibles. Cela rend inac­cep­table, si l’on veut res­ter ration­nel, ces accou­che­ments iso­lés d’un centre médi­cal. Cer­tains lea­deurs de groupe de sage­femmes ont du mal à recon­naitre cette évi­dence et se braquent sur des sta­tis­tiques que le pro­fes­seur Englert qua­li­fiait de « myo­pie des petites séries ». Cer­tains trans­ferts tar­difs ont mis des méde­cins dans une juste colère qu’il faut com­prendre : ils refusent le rôle de « pom­pier de service ».

Le pro­fes­seur Nisand a créé des mai­sons de nais­sance au sein des hôpi­taux de Stras­bourg. Les sage­femmes y exercent en toute indé­pen­dance. Elles res­tent au contact de la patho­lo­gie par le voi­si­nage du ser­vice des gros­sesses à risques et ont toute faci­li­té pour deman­der avis ou secours à leurs voi­sins obs­té­tri­ciens. Cela parait une excel­lente alter­na­tive : une expé­rience iden­tique est en cours à l’hôpital Érasme à Bruxelles sous l’impulsion du pro­fes­seur Englert.

D’un autre côté les méde­cins devraient avoir la sagesse de recon­naitre cer­taines dérives et s’ouvrir davan­tage à la vision phy­sio­lo­gique des sage­femmes. Ils devraient aus­si assu­mer l’encadrement de leur pra­tique et leur enseignement.

Il devient urgent que les repré­sen­tants de ces deux pro­fes­sions arrêtent de se jeter à la tête leurs dérives res­pec­tives. Dans le cadre d’une évo­lu­tion inévi­table, dans l’intérêt des mamans, dans la pour­suite de la qua­li­té de notre obs­té­trique, il faut mettre fin à la lutte des pou­voirs et évo­luer vers une syner­gie tel­le­ment plus construc­tive que seul un dia­logue constant entre ces pro­fes­sion­nels peut permettre.

Il est d’autre part impé­ra­tif que les sage­femmes déve­loppent un esprit cri­tique dans leur pra­tique quo­ti­dienne, acceptent la dis­cus­sion et sachent recon­naitre à temps la patho­lo­gie qui exige de pas­ser la main. Trop sou­vent encore elles font confiance à des méde­cines alter­na­tives, ce qui les dis­cré­dite aux yeux des médecins.

Il faut enfin arrê­ter d’écarteler les parents entre une méde­cine dite « douce » et une autre qui ne le serait pas.

Dominique Bayot


Auteur

gynécologue, professeur à la Haute École Léonard de Vinci (UCL), membre du Conseil fédéral des sagefemmes