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Matières à « réflection »
Dans le cadre de la saison « ÉcoleS de Nice » organisée par la ville de Nice, sous le commissariat général de Jean-Jacques Aillagon, et des célébrations du quarantième anniversaire du Centre Pompidou, le Mamac (Musée d’art moderne et d’art contemporain de la ville de Nice) où l’on peut voir en permanence des œuvres du Nouveau-Réalisme, de […]

Dans le cadre de la saison « ÉcoleS de Nice » organisée par la ville de Nice, sous le commissariat général de Jean-Jacques Aillagon, et des célébrations du quarantième anniversaire du Centre Pompidou, le Mamac (Musée d’art moderne et d’art contemporain de la ville de Nice) où l’on peut voir en permanence des œuvres du Nouveau-Réalisme, de Fluxus et de Supports-Surfaces, présentera durant l’été 2017 un panorama de l’art contemporain sur la Côte d’Azur de 1947 à 1977, période qui a notamment vu en partie naitre et se côtoyer ces tendances constitutives de presque toute l’École de Nice. Marcel Alocco, né en 1937 à Nice, est l’un des artistes qui a contribué à Fluxus et à l’esthétique Supports-Surfaces, en rupture avec tout académisme. Également écrivain et poète, il est l’un des pivots de ce qu’on a appelé « l’École de Nice ». Son travail sur le matériau, notamment sa stratégie personnelle du fragment (le Patchwork), a donné naissance à une œuvre picturale ouverte, multiforme, toujours en construction, dans lequel s’interpénètrent démarches et pratiques singulières. Nous l’avons rencontré pour évoquer les prémices de cette mouvance incarnée par une poignée d’individus déterminés à questionner et déconstruire la peinture. Au-delà du rappel historique, Alocco nous dévoile la spécificité de sa trajectoire et nous confie ses sentiments sur l’art contemporain.
Marcel Alocco rappelle d’abord qu’il vient de la littérature qu’il n’a jamais dissociée de la peinture. Bien qu’écrire et peindre soient pour lui « deux pratiques disjointes », elles ne sont pas inséparables « dans le penser à faire sens ». Sa formation littéraire le prépare à regarder la peinture différemment. Le mouvement Fluxus lui donne l’occasion de reprendre le problème à la racine : « Depuis les deux années adolescentes durant lesquelles j’avais passé mes jeudis à l’École municipale de dessin, dite Villa Thiole, récompensé par un premier prix de dessin et d’aquarelle et assez bien mis sur les rails du conformisme pour que le directeur Édouard Fer me propose de m’inscrire aux Arts Déco, j’avais choisi d’aller passer le Bac au lycée Masséna… dans la section la plus scientifique ! En terminale, j’ai bifurqué en Philo Lettres car je m’étais déjà impliqué dans l’écriture. Je bricolais parfois entre figuration et abstraction, sans conviction. Puis, j’ai fait quelques collages avec ajouts de petits objets. Donc, l’esprit Fluxus arrivait avant que nous ayons connu son existence. J’ai rencontré Ben en 1958, participé à ses publications et je l’ai publié dans mes revues Identités et puis dans Open. J’ai fait la connaissance de George Brecht dès son arrivée à Villefranche en 1965 et publié l’entretien enregistré ce jour-là avec lui et Ben dans le n° 11/12 d’Identités centré sur l’École de Nice. Robert Filliou était présent et me donnera une étrange collaboration de présentation et traductions de jeunes poètes japonais. J’avais dans le numéro suivant aussi repris un long extrait d’un entretien de John Cage et sollicité des déclarations d’artistes dans l’esprit Fluxus. Je n’ai pas adhéré à Fluxus parce qu’il n’y avait pas adhésion à un groupe, c’était un courant sans rives fixes. Seul George Maciunas, à New York, dressait des listes dans lesquelles figuraient des artistes américains, mais aussi des Japonais et des Européens, dont les Niçois. Certains artistes, comme Filliou, refusaient d’être Fluxus, mais collaboraient avec Maciunas, qui les listait avec raison car ils étaient bien dans l’esprit Fluxus. À partir de 1966, avec la liberté de Fluxus, je me suis à nouveau posé le problème du comment faire sens en peinture. Tous les moyens et matériaux permettant l’expression étaient pour nous valides, pourquoi pas la peinture ? Les “Toutfaits”, Ready-mades de Duchamp avaient été pris de façon négative, comme condamnation. Fluxus les interprétait en positif comme liberté du tout possible, pourvu qu’il y ait sens. »
À la fin des années 1950, et jusqu’au milieu des années 1970, l’École de Nice, qui n’est d’ailleurs, il faut le souligner, ni une école ni un mouvement localisé à Nice, incarne une période de rupture. Alocco se plait à évoquer ce qui l’a attiré dans son esprit et ses pratiques : « L’École de Nice n’avait rien d’institutionnel, elle résultait de la prise de conscience par un groupe d’artistes d’un fait sociohistorique dans l’art. Dans une France très centralisée, tout dépendait de Paris. Et puis, dans la première moitié des années 1960, sur la Côte d’Azur, seul endroit “provincial” où ce phénomène a lieu, au moins une dizaine d’artistes locaux émergent au niveau national et plus. La première exposition intitulée École de Nice a lieu en 19671, mais deux ou trois manifestations plus informelles avaient déjà réuni une partie de ses participants, notamment à la Galerie A, en 1966. Fin 1967, le “Hall des remises en question” est un moment de regroupement décisif. Sa pluralité était annoncée par cinq affiches semblables, “L’Art c’est…” qui sont de Ben (l’art c’est mon cul), Erick Dietman (l’art c’est un mot), George Brecht (l’art c’est ça, avec image d’une montre), Filliou (l’art c’est fruité, sur fond jaune) et Marcel Alocco (l’art c’est SMKST). Cette manifestation, prise en charge financièrement par Patrick Saytour, Ben Vautier et moi-même, marquait la confluence des divers courants de pensées, avec la participation de Fluxus et “La Cédille qui sourit”, grâce à Ben, divers Nouveaux-Réalistes, et à la demande de Saytour et de moi-même, de Viallat, Dolla, Daniela Palazzoli et quelques autres que Ben n’appréciait pas vraiment à ce moment-là… En 1968 ou 1969, dans une de ses publications, à propos de ceux que j’avais invités à “Environs” à Tours, il désignait notre tendance — plusieurs travaillant sur ce qu’on commençait à dire “toiles libres” — comme étant “les chiffonniers d’Alocco”. Pour Ben tout était ou blanc ou noir, c’était tissu-chiffon peinture-peinture matissienne, donc méprisable dans son interprétation duchampienne. Mais cette diversité, comme on le voit parfois conflictuelle, faisait la richesse créatrice niçoise : on s’écharpait sur nos positions, mais on continuait les rencontres pour argumenter ou rigoler en copains. »
De ce questionnement de l’esthétique traditionnelle surgit le mouvement Supports-Surfaces. Alocco raconte comment il est entré dans cette pratique : « Ben demande à George Brecht si avant sa démarche actuelle il a “peint des toiles”. George Brecht répond : “entre 1955 et 1957, j’ai fait des tableaux sur des draps. Je versais de l’encre puis je les étendais. Il s’agissait de recherches sur le hasard”. Le mot “drap” était pour moi très fort. J’ai entendu bien sûr drap de lit. Le tissu dans lequel se passent tellement de temps et tant de choses. Il signifiait l’amour, la naissance, le sommeil et les rêves, la mort… et le drap devient linceul. Et puis le format déterminé par les dimensions du corps humain, au format des gestes à froisser ou à repasser, à plier, à étendre. Plus forte encore comme drap, l’histoire forte du tissu et du corps a obligé mon choix : je n’ai d’abord travaillé expérimentalement que dans la matière des draps. La vraie question était : peut-on encore donner du sens à la peinture ? Buren, Mosset, Parmentier, Toroni présentaient des toiles en clamant “nous ne sommes pas peintres”. D’autres se sont dit qu’on pouvait examiner le problème à partir des moyens de la peinture, sur quoi j’étais d’accord. Mais ceux qui allaient devenir Supports-Surfaces réduisaient les composants au châssis, à la toile et à la couleur. Matérialisme primaire. Ils oubliaient l’essentiel : l’homme debout portant tout son héritage iconique. Tandis qu’avec l’“Idéogrammaire”, recherche de ce qui fait la tache devenir signe, j’affirmais que “Toute peinture fait image” et je revendiquais des milliers d’années de peinture, jusqu’à l’art pariétal préhistorique ».
L’œuvre d’Alocco est en effet habitée par une volonté d’utiliser l’acquis pictural des siècles écoulés d’Adam et Eve à Mickey en passant par le taureau de Lascaux. Son « Musée imaginaire » se construit avec des échantillons représentatifs des temps et de diverses cultures d’Europe, d’Asie, d’Afrique et d’Amérique. Après avoir disposé « sur une surface des images d’origines et de temps différents, parmi les plus reconnaissables », il déchire et mélange au hasard les morceaux, démarche qui exigeait bien sûr d’abandonner le châssis : « J’ai cousu parce que si la logique de la peinture est de coller — la peinture en général colle bien papier ou tissus —, la logique du tissu est la couture. À partir du tissu déchiré, le fil, les nœuds, les tresses, les filets, le tissage et le détissage, le retour dans l’histoire mythique du tissage inventé par les femmes avec leurs cheveux selon l’hypothèse freudienne… Et la présence de Fluxus dans le souci de déborder, récupérer les fils, les tissus de sol maculés, les essuie-pinceaux, les vêtements tachés de couleurs au travail, et l’affirmation par une exposition en 1974 chez Ben, “La peinture déborde” présentant tout cela dans la reconstitution d’un atelier symbolique ».
Le fil, les fils, dans l’œuvre d’Alocco sont en effet un élément central qui touche à l’intime, à une histoire, marquée par de terribles absences et pertes2, et qu’il tenterait de recoudre sans jamais y parvenir : « Nous tirons le fil de la pelote que menacent les ciseaux de la nocturne Parque Clotho. Tisser/détisser/retisser/redétisser, c’est Pénélope qui de ce fil tente de tromper le temps des prétendants, en tissant quoi ? Du drap ? Oui, mais ce drap est destiné à être le linceul de Laërte mais tant qu’il n’est pas terminé il ne peut être ce linceul et Laërte qui fut roi avant Ulysse ne peut mourir. Or, en l’absence de son fils, son ombre royale semble aider Pénélope à arrêter les prétendants en agissant comme un surmoi fantomatique. (Pénélope à arrêter les prétendants.) Détisser/retisser, est-ce la vie qui comble l’absence ? Dans chaque période de mon travail il y a un manque, une faille, un vide, un déchiRAGE. Rendant compte du livre de Philippe Delerm Journal d’un homme heureux, qui vient de paraitre, j’ai écrit dans Perform’Arts3 que si je tenais et publiais mon journal je l’intitulerais Journal d’un homme pas malheureux. » Avec ce brin d’humour qui le quitte rarement, il conclut : « Moi j’avance à tâtons plutôt qu’en éclaireur. Je ne peux me voir que dans des miroirs, qui tout en inversant, et imparfaits, déforment ». Dans le NU(e) n° 32, sous le titre d’un roman resté inédit Une manufacture des écritures, il y a ce paragraphe : « On s’est battu contre soi et contre les mots pour un peu s’avancer et des décennies après que la jeune personne a saisi le stylo avec la prétention d’éclairer au moins sa propre pensée — on était à la fois ambitieux et modeste — on s’aperçoit qu’on n’a surement avancé que dans l’âge. »
- Galerie Alexandre de la Salle, Vence, février 1967.
- Un thème qui hante aussi ses écrits. Sur la reconstruction du temps de l’infans, réputé sans souvenirs, lire par exemple, Marcel Alocco, «…d’un âge sans mémoire », Éditions L’Armourier, 2007.
- Magazine d’art paraissant à Nice, qui persiste sur le Net.