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Matières à « réflection » version longue

Numéro 2 - 2017 par Martine Monacelli

mars 2017

Dans le cadre de la Sai­son « ÉcoleS de Nice » orga­ni­sée par la Ville de Nice, sous le com­mis­sa­riat géné­ral de Jean-Jacques Ailla­gon, et des célé­bra­tions du 40e anni­ver­saire du Centre Pom­pi­dou, le MAMAC, (Musée d’Art Moderne et d’Art Contem­po­rain de la Ville de Nice) où l’on peut voir en per­ma­nence des œuvres du Nou­­veau-Réa­­lisme, de […]

Le Mois

Dans le cadre de la Sai­son « ÉcoleS de Nice » orga­ni­sée par la Ville de Nice, sous le com­mis­sa­riat géné­ral de Jean-Jacques Ailla­gon, et des célé­bra­tions du 40e anni­ver­saire du Centre Pom­pi­dou, le MAMAC, (Musée d’Art Moderne et d’Art Contem­po­rain de la Ville de Nice) où l’on peut voir en per­ma­nence des œuvres du Nou­veau-Réa­lisme, de Fluxus et de Sup­ports-Sur­faces, pré­sen­te­ra durant l’été 2017 un pano­ra­ma de l’Art contem­po­rain sur la Côte d’Azur de 1947 à 1977, période qui a notam­ment vu en par­tie naître et se côtoyer ces ten­dances consti­tu­tives de presque toute l’Ecole de Nice. Mar­cel Aloc­co, né en 1937 à Nice, est l’un des artistes qui a contri­bué à Fluxus et à l’esthétique Sup­ports-Sur­faces, en rup­ture avec tout aca­dé­misme. Ega­le­ment écri­vain et poète, il est l’un des pivots de ce qu’on a appe­lé « l’Ecole de Nice ». Son tra­vail sur le maté­riau, notam­ment sa stra­té­gie per­son­nelle du frag­ment (le Patch­work), a don­né nais­sance à une œuvre pic­tu­rale ouverte, mul­ti­forme, tou­jours en construc­tion, dans lequel s’interpénètrent démarches et pra­tiques sin­gu­lières. Nous l’avons ren­con­tré pour évo­quer les pré­misses de cette mou­vance incar­née par une poi­gnée d’individus déter­mi­nés à ques­tion­ner et décons­truire la peinture.

Mar­tine Mona­cel­li : Raphaël Mon­ti­cel­li a dit de vous que vous écri­viez en peintre et pei­gnez en écri­vain. Vous venez de la lit­té­ra­ture que vous n’avez jamais dis­so­ciée de la pein­ture. Pour­riez-vous nous expli­quer la spé­ci­fi­ci­té de votre ter­ri­toire ?

Mar­cel Aloc­co : Ecrire et peindre sont deux pra­tiques dis­jointes. Mais la culture est un tout. Ecri­ture et pein­ture sont insé­pa­rables dans le pen­ser. Pen­ser à faire sens est évident pour l’écrivain, moins pour un peintre auquel les naïfs demandent, ou deman­daient, de d’abord « faire beau ». Le sens était, quand il était deman­dé, dans des repré­sen­ta­tions sym­bo­liques, conve­nues. Le peintre expri­mait en « fai­sant le beau », comme un chien bien dres­sé : la femme peinte était Sainte Agathe parce que les seins cou­pés, cet homme le Christ parce que sur la croix, ou Napo­léon parce qu’avec un bicorne et domi­nant à che­val le champ de bataille… Pareil pour les abs­traits, ils créaient un code avec le géo­mé­trique, l’expressionnisme, le ges­tuel, etc. … Assis dans son fau­teuil, Matisse disait tout de même que le tra­vail du peintre était de créer des signes. Tout cela pos­sède son inté­rêt, mais défi­nir une notion de beau­té, quelle qu’elle soit, c’est figer le sens comme il l’est dans les pan­neaux de signa­li­sa­tion du code de la route. C’est pour­quoi la Beau­té n’existe pas, des beau­tés se fabriquent constam­ment dif­fé­rentes dans nos têtes. Fina­le­ment l’intérêt de la pein­ture est dans l’ambivalence, ou mieux dans la com­plexi­té du sens que le plas­ti­cien matérialise.

J’ai dit en 1981, à pro­pos d’Albert Chu­bac qu’à la ques­tion « Pour­quoi tu peins ? » il fal­lait répondre : « Pour faire par­ler les curieux ». La pein­ture n’existe que pour pro­vo­quer la parole. Elle s’est dépla­cée de la grotte à l’église, de l’église au châ­teau, du châ­teau au musée, du musée à la rue, et peut-être est-elle en train de se dis­soudre pour n’être plus nulle part. Michel Butor disait recon­naître l’œuvre d’un créa­teur quand la décou­vrant il « res­tait sans voix ». Donc une œuvre pour laquelle, pour par­ve­nir à un peu la dire, il fau­drait trou­ver un autre agen­ce­ment des mots, voire inven­ter un voca­bu­laire nou­veau. En regar­dant la pein­ture avec ma for­ma­tion lit­té­raire, j’étais prêt pour les atti­tudes qui repre­naient les pro­blèmes à la racine. Prêt pour Fluxus. 

M.M. : Pré­ci­sé­ment votre œuvre de plas­ti­cien s’inscrit dans le mou­ve­ment Fluxus auquel vous avez adhé­ré et que vous avez fait connaître dans votre revue Iden­ti­tés. Pou­vez-vous nous rap­pe­ler sa genèse ?

M.A. : Depuis les deux années ado­les­centes durant les­quelles j’avais pas­sé mes jeu­dis à l’Ecole Muni­ci­pale de des­sin, dite Vil­la Thiole, récom­pen­sé par un pre­mier prix de des­sin et d’aquarelle et assez bien mis sur les rails du confor­misme pour que le direc­teur Edouard Fer me pro­pose de m’inscrire aux Arts Déco, j’avais choi­si d’aller pas­ser le Bac au Lycée Mas­sé­na… dans la sec­tion la plus scien­ti­fique ! En ter­mi­nale j’ai bifur­qué en Phi­lo-Lettres car je m’étais déjà plu­tôt impli­qué dans l’écriture. Je bri­co­lais par­fois entre figu­ra­tion et abs­trac­tion, sans convic­tion. Puis j’ai fait quelques col­lages avec ajouts de petits objets. Donc l’esprit Fluxus arri­vait avant que nous ayons connu son exis­tence. J’ai ren­con­tré Ben en 1958, par­ti­ci­pé à ses publi­ca­tions et je l’ai publié dans mes revues Iden­ti­tés, et puis dans Open. J’ai fait la connais­sance de George Brecht dès son arri­vée à Vil­le­franche en 1965, et publié l’entretien enre­gis­tré ce jour là avec lui et Ben dans le n° 11/12 d’Iden­ti­tés cen­tré sur l’École de Nice. Robert Filliou était pré­sent, et me don­ne­ra une étrange col­la­bo­ra­tion de pré­sen­ta­tion et tra­duc­tions de jeunes poètes japo­nais. J’avais dans le numé­ro sui­vant aus­si repris un long extrait d’un entre­tien de John Cage, et sol­li­ci­té des décla­ra­tions d’artistes dans l’esprit Fluxus.

Je n’ai pas adhé­ré à Fluxus parce qu’il n’y avait pas adhé­sion à un groupe, c’était un cou­rant sans rives fixes. Seul George Maciu­nas, à New-York, dres­sait des listes dans les­quelles figu­raient des artistes amé­ri­cains, mais aus­si des Japo­nais et des Euro­péens, dont les Niçois. Cer­tains artistes, comme Filliou, refu­saient d’être Fluxus, mais col­la­bo­raient avec Maciu­nas. Lequel les lis­tait, avec rai­son car ils étaient bien dans l’esprit Fluxus. A par­tir de 1966 avec la liber­té de Fluxus je me suis repo­sé le pro­blème du com­ment faire sens en pein­ture. Tous les moyens et maté­riaux per­met­tant l’expression étaient pour nous valides, pour­quoi pas la pein­ture ? Les « Tout­faits », Rea­dy-mades de Duchamp avaient été pris de façon néga­tive, comme condam­na­tion. Fluxus les inter­pré­tait en posi­tif comme liber­té du tout pos­sible, pour­vu qu’il y ait sens. D’où en 1967, rea­dy-made aidé, la boîte de pein­ture blanche indus­trielle sur laquelle j’avais seule­ment ins­crit « Seule vraie pein­ture », œuvre dont parle Denys Riout dans le texte « La véri­té en pein­ture selon Mar­cel Aloc­co » publié dans la revue Nu(e) n°32. Cette pro­po­si­tion ajou­tait une couche posi­tive, en blanc, pour dire la poten­tia­li­té d’user pour faire sens de toutes les cou­leurs dont le blanc est la tota­li­sa­tion optique, la pein­ture n’étant que l’image illu­soire qu’on construi­rait à par­tir de la matière muette. Denys Riout concluait « Mar­cel Aloc­co accom­plit ici, non sans iro­nie, la pro­messe de son illustre pré­dé­ces­seur, Paul Cézanne qui écri­vait à l’un de ses admi­ra­teurs : “je vous dois la véri­té en pein­ture et je vous la dirai.” » Ce rap­pro­che­ment m’intéresse. Pas que j’aie consciem­ment répon­du à Cézanne, mais il est ain­si dit que par cet humus de la culture nous sommes tou­jours des héri­tiers, et la mise en évi­dence de cet héri­tage consti­tue le cœur de ma démarche.

MM : En 1865, dans une lettre à Manet Bau­de­laire écrit : « vous n’êtes que le pre­mier dans la décré­pi­tude de votre art ». Il pro­phé­tise ain­si la crise que tra­verse la pein­ture à la fin du XIXe siècle. Les luttes artis­tiques mul­tiples et qua­si­ment simul­ta­nées qui voient le jour dans la deuxième moi­tié du XXe siècle s’inscrivent-elles dans cette crise ?

M. A. : Les crises sont la san­té de l’art. Etat de crise presque per­ma­nente. Lorsque les crises sont plus aiguës, ça donne la Renais­sance, l’Impressionnisme, et toutes les avant-gardes qui se suc­cèdent au XXe siècle. Dada et ses consé­quences, dont Mar­cel Duchamp devien­dra le repère sym­bo­lique, marquent un tour­nant en sépa­rant abso­lu­ment la fonc­tion déco­ra­tive de la fonc­tion explo­ra­trice. Après la deuxième guerre mon­diale qui, comme la pre­mière, explose ou redis­tri­bue les valeurs, l’accélération de la cir­cu­la­tion des idées aidant, souffle un grand vent de liber­té créa­trice. Ensuite, peu à peu les ins­ti­tu­tions reprennent tout en main, et les jeunes créa­teurs ces vingt der­nières années ne peuvent plus par­ler de leurs tra­vaux sans se dire sub­ver­sifs… Jus­te­ment parce qu’en géné­ral ils ne le sont guère. Lorsque je vois des expo­si­tions col­lec­tives actuelles, j’ai l’impression de revoir la Bien­nale de Paris de 1971. Depuis vingt ou trente ans l’art est d’abord sco­las­tique : beau­coup de bons élèves, qui comme les bache­liers du quin­zième siècle re-machouillent le tou­jours même cor­pus avec pour seul objec­tif d’être plus visibles que leurs voi­sins. On pré­fère la pul­sion, for­cé­ment répé­ti­tive, plu­tôt que la réflexion. L’étonnant est que ces répé­ti­tions fassent encore par­fois scan­dales. La géné­ra­tion pré­cé­dente sera accu­sée d’avoir été trop théo­ri­cienne… Il est vrai qu’il y avait, autour de quelques idées géné­ra­trices, beau­coup de bouillie pour les chats !

Actuel­le­ment l’art n’est plus guère en crise, si ce n’est dans son mar­ché deve­nu fou. Ce qui est une tout autre chose.

MM. : Est-ce à dire que l’impact de l’Ecole de Nice est peu sen­sible dans la pein­ture aujourd’hui en France ? 

M.A. : De même que Ben, Vial­lat et moi avons béné­fi­cié des conver­sa­tions avec Arman et Brecht, il est cer­tain que ceux qui consti­tuent la « deuxième vague » ont tous été influen­cés par leurs aînés, ne serait-ce que comme déto­na­teurs. Mar­tin Miguel me disait il y a peu le choc révé­la­teur qu’avait été pour lui la visite de l’exposition de 1967 Gale­rie de La Salle. Et Pierre Bra­na écri­vait, dans mon cata­logue d’expo à Yesines, com­ment la pré­sence de l’Ecole de Nice, invi­tée à Bor­deaux lors de Sig­ma en 1969, avait per­tur­bé son groupe d’amis peintres et écri­vains. D’autres ont pu sai­sir les pro­blé­ma­tiques toutes prêtes que nous avions tra­vaillé quelques années à mettre à jour. Mais la suc­ces­sion dans la créa­tion ne se fait plus prin­ci­pa­le­ment dans les ate­liers comme jusqu’au début du ving­tième siècle. La culture se dif­fuse par des réseaux com­plexes, les dis­ci­plines ont de plus en plus inter­fé­ré. Il n’y a plus voix unique, ni voie unique… Davan­tage de choix, de liber­té ? Peut-être. Mais dilu­tion, épar­pille­ment — et davan­tage de champ donne moins de force. Perte du Nord… Et puis depuis trente ans je constate dans la cri­tique une muta­tion pro­gres­sive des publi­cistes en publi­ci­taires. L’histoire de l’art, mal­gré quelques petits points de résis­tance, ne se fait plus par la cri­tique des pério­diques, mais vingt ou trente ans après lorsque des cher­cheurs, sou­vent uni­ver­si­taires, essaient de docu­men­ter et ana­ly­ser les démarches.
Aujourd’hui l’Ecole de Nice est une his­toire, allant disons de 1958 à 1976 qui, comme les mou­ve­ments dont des frag­ments la consti­tuaient, n’influence plus que d’avoir naguère influen­cé. Autre­ment dit, un jeune artiste à Nice n’est pas mieux, ni plus mal, ali­men­té qu’à Lyon, Bor­deaux ou Paris, Milan ou Berlin.

M.M.: Pour­tant à la fin des années 1950, et jusqu’au milieu de années 1970, un ensemble de peintres a bel et bien incar­né une période de rup­ture — l’ « Ecole de Nice ». J’emploie les guille­mets car ce n’est ni une école, ni un mou­ve­ment loca­li­sé à Nice. Vous avez publié le pre­mier ensemble de textes sur ce col­lec­tif. Vou­driez-vous nous en pré­ci­ser les contours, et dire ce qui vous a atti­ré dans son esprit et ses pratiques ?

M.A. : Il y a déjà pas mal de lit­té­ra­ture sous le titre Ecole de Nice, mais jusqu’à une date récente elle ne s’appuie mal­heu­reu­se­ment que rare­ment sur des recherches sérieuses. J’ai ten­té en 1995, dis­po­sant de moyens édi­to­riaux limi­tés, de don­ner une image sché­ma­tique mais construite du phé­no­mène, en me don­nant quelques col­la­bo­ra­tions que je pen­sais com­pé­tentes, pour évi­ter d’être trop sub­jec­tif1.

L’Ecole de Nice n’avait rien d’institutionnel, elle résul­tait de la prise de conscience par un groupe d’artistes d’un fait socio-his­to­rique dans l’art. Dans une France très cen­tra­li­sée, tout dépen­dait de Paris. Et puis, dans la pre­mière moi­tié des années 1960, sur la Côte d’Azur, seul lieu « pro­vin­cial » où ce phé­no­mène a lieu, au moins une dizaine d’artistes locaux émergent au niveau natio­nal et plus. La pre­mière expo­si­tion inti­tu­lée Ecole de Nice a lieu en 19672, mais deux ou trois mani­fes­ta­tions plus infor­melles avaient déjà réuni une par­tie de ses par­ti­ci­pants, notam­ment à la Gale­rie A, en 1966. Fin 1967, le « Hall des remises en ques­tion » est un moment de regrou­pe­ment déci­sif. Sa plu­ra­li­té était annon­cée par cinq affiches sem­blables, « L’Art c’est… qui sont de Ben (l’art c’est mon cul), Erick Diet­man (l’art c’est un mot), George Brecht (l’art c’est ça, avec image d’une montre) Filliou (l’art c’est frui­té, sur fond jaune) et Mar­cel Aloc­co (l’art c’est SMKST). Cette mani­fes­ta­tion prise en charge finan­ciè­re­ment par Patrick Say­tour, Ben Vau­tier et moi-même, mar­quait la confluence des divers cou­rants de pen­sées, avec la par­ti­ci­pa­tion de Fluxus et « La Cédille qui sou­rit », avec grâce à Ben divers Nou­veaux-Réa­listes, et à la demande de Say­tour et de moi-même, de Vial­lat, Dol­la, Danie­la Palaz­zo­li et quelques autres que Ben n’appréciait pas vrai­ment à ce moment-là… En 1968 ou 1969, dans une de ses publi­ca­tions, à pro­pos de ceux que j’avais invi­tés à « Envi­rons » à Tours, il dési­gnait notre ten­dance, – plu­sieurs tra­vaillant sur ce qu’on com­men­çait à dire « toiles libres » – comme étant « les chif­fon­niers d’Alocco ». Pour Ben tout était ou blanc ou noir, c’était tis­su-chif­fon pein­ture-pein­ture matis­sienne, donc mépri­sable dans son inter­pré­ta­tion ducham­pienne. Mais cette diver­si­té, comme on le voit par­fois conflic­tuelle, fai­sait la richesse créa­trice niçoise : on s’écharpait sur nos posi­tions, mais on conti­nuait les ren­contres pour argu­men­ter ou rigo­ler en copains. Puis une deuxième vague éclot, les plus jeunes, qui pour la plu­part sortent à peine des Arts Déco, – ou pour une moi­tié en ont été exclus — s’affirment à par­tir de 1969, comme Valen­si, Dol­la, et aus­si Char­vo­len, Isnard, Mac­ca­fer­ri, Miguel, Cha­cal­lis les cinq qui for­me­ront le « Groupe 70 », des jeunes artistes plus libé­rés dans l’ensemble du dog­ma­tisme for­mel de Sup­ports-Sur­faces comme on pour­ra le consta­ter lors de la Bien­nale de Paris en 1973, et enfin Jean Mas, un der­nier sur­saut freu­dien de Fluxus à Nice. Au début le groupe Ecole de Nice se consti­tuait par coop­ta­tion, recon­nais­sance par nos pairs, mais mar­chands et ins­ti­tu­tions sen­sibles à la mar­chan­dise ou à la brosse à reluire ont un peu biai­sé le jeu, et nous ont joints ici ou là dans cer­taines expos quelques artistes que nous n’aurions pas choisis. 

MM : Bien qu’historique, en rai­son de la démarche très diver­si­fiée de ses artistes, l’Ecole de Nice par­tant se refuse ou échappe à toute défi­ni­tion qui ten­te­rait de la limi­ter à un regrou­pe­ment esthé­tique ?

M.A. : Les esthé­tiques d’un ici-main­te­nant ne sont pas aus­si auto­nomes que vou­draient l’affirmer ceux qui artistes ou cri­tiques les pro­clament et les incarnent. L’Ecole de Nice est un conglo­mé­rat liant Nou­veau-Réa­lisme, Fluxus et concep­tuels, et Sup­ports-Sur­faces, et puis diverses posi­tions plus ou moins inter­ca­laires. Incar­nant la pro­duc­tion qui répond à un même temps, fin 1950 et années soixante, les artistes héritent d’une même his­toire, vivent la même socié­té, sont com­po­santes d’une même culture, font face aux même pro­blèmes. Il y a des points com­muns entre cha­cun des cou­rants qui d’ailleurs, à l’analyse, ne sont pas si cohé­rents qu’ils le disent : dans le résul­tat, l’œuvre de Devade s’inscrit bien dans la tra­di­tion des abs­traits amé­ri­cains contem­po­rains et dans l’esprit est sans doute plus loin de Vial­lat que de Klein, lequel est au fond aux anti­podes d’Arman, alors que Ben et Arman sont sou­vent voi­sins. Mon obses­sion de la récu­pé­ra­tion des débor­de­ments de la pein­ture et des « éque­villes » du tra­vail exploite le même res­sort signi­fi­ca­tif que les « pou­belles » d’Arman… lequel a aimé, plus tard, jouer avec les accu­mu­la­tions d’objets pré­sent dans les ate­liers des artistes : pin­ceaux, tubes de pein­tures, encres…

MM : Vous vous êtes fait le concep­teur de la pein­ture en Patch­work (non pas au sens du quilt amé­ri­cain mais au sens d’œuvre en tant que maté­riau), réponse au ques­tion­ne­ment de l’esthétique tra­di­tion­nelle qui s’est tra­duit par la nais­sance du mou­ve­ment Sup­ports-Sur­faces. Com­ment vos inter­ro­ga­tions sur les consti­tuants de la pein­ture sont-elles nées ? Et pour­quoi l’importance du drap ? 

M.A. : Pen­dant l’entretien de 1965 à Vil­le­franche, Ben demande à George Brecht si avant sa démarche actuelle il a « peint des toiles ». George Brecht répond : « entre 1955 et 1957 j’ai fait des tableaux sur des draps. Je ver­sais de l’encre puis je les éten­dais. Il s’agissait de recherches sur le hasard ». Le mot « drap » était pour moi très fort. J’ai enten­du bien sûr drap de lit. Le tis­su dans lequel se passe tel­le­ment de temps et tant de choses. Il signi­fiait l’amour, la nais­sance, le som­meil et les rêves, la mort… et le drap devient lin­ceul. Et puis le for­mat déter­mi­né par les dimen­sions du corps humain, au for­mat des gestes à frois­ser ou repas­ser, à plier, à étendre. Plus forte encore comme drap, l’histoire forte du tis­su et du corps a obli­gé mon choix : je n’ai d’abord tra­vaillé expé­ri­men­ta­le­ment que dans la matière des draps.

La vraie ques­tion était : peut-on encore don­ner du sens à la pein­ture ? Buren, Mos­set, Par­men­tier, Toro­ni pré­sen­taient des toiles en cla­mant « nous ne sommes pas peintres ». D’autres se sont dit qu’on pou­vait exa­mi­ner le pro­blème à par­tir des moyens de la pein­ture, sur quoi j’étais d’accord. Mais ceux qui allaient deve­nir Sup­ports-Sur­faces rédui­saient les com­po­sants au châs­sis, à la toile et à la cou­leur. Maté­ria­lisme pri­maire. Ils oubliaient l’essentiel : l’homme debout por­tant tout son héri­tage ico­nique. Tan­dis qu’avec l’« Idéo­gram­maire », recherche de ce qui fait la tache deve­nir signe, j’affirmais que « Toute pein­ture fait image » et je reven­di­quais des mil­liers d’années de pein­ture, jusqu’à l’art parié­tal pré­his­to­rique. Fluxus, mon vaste pay­sage sans hori­zon, se rédui­sait chez eux aux clô­tures du jar­din de curé. Iro­nie, de tirer leçon de la pein­ture sur toile libre « All Over » de Pol­lock, de la mani­pu­la­tion du tis­su plié de Han­taï, ils s’enfermaient dans une impasse qui allait les obli­ger à reve­nir vers des pra­tiques « abs­traites » ou même bien aca­dé­mi­que­ment « figuratives ».

J’allais donc construire, avec des images signes ou repères, une repré­sen­ta­tion de l’héritage cultu­rel uni­ver­sel, ce qui ne pou­vait se réa­li­ser qu’au niveau sym­bo­lique. Ce serait donc, comme le « Musée ima­gi­naire », à la fois infi­ni et tou­jours inachevé.

Dis­po­ser sur une sur­face des images d’origines et de temps dif­fé­rents, par­mi les plus recon­nais­sables, raconte tou­jours une his­toire. Ma solu­tion pour conte­nir ce « texte » et pour qu’il ne soit lisible que dans sa plas­ti­ci­té, a été de déchi­rer et mélan­ger au hasard les mor­ceaux. Cette démarche exi­geait bien sûr d’abandonner le châs­sis. J’ai cou­su parce que si la logique de la pein­ture est de col­ler, – la pein­ture en géné­ral colle bien papier ou tis­sus – , la logique du tis­su est la cou­ture. A par­tir du tis­su déchi­ré, le fil, les nœuds, les tresses, les filets, le tis­sage et le détis­sage, le retour dans l’histoire mythique du tis­sage inven­té par les femmes avec leurs che­veux selon l’hypothèse freu­dienne… Et la pré­sence de Fluxus dans le sou­ci de débor­der, récu­pé­rer les fils, les tis­sus de sol macu­lés, les essuie-pin­ceaux, les vête­ments tachés de cou­leurs au tra­vail, et l’affirmation par une expo­si­tion en 1974 chez Ben, « La pein­ture déborde » pré­sen­tant tout cela dans la recons­ti­tu­tion d’un ate­lier sym­bo­lique. J’ai inti­tu­lé une expo per­son­nelle à Paris, Gale­rie Oudin, « Au confluent de Fluxus et de Sup­ports-Sur­faces ». George Brecht avait dit : « je ne pense jamais à ce que je fais comme étant de l’art ou pas. C’est une acti­vi­té, c’est tout. »

Comme je le disais au tout début de cette conver­sa­tion, la notion de Beau­té ne répond qu’au conve­nu, pour l’activité, et l’activité créa­trice encore davan­tage. L’intérêt est dans le sens qui naî­tra de l’action.

M.M. : Votre œuvre est en effet habi­tée une volon­té d’utiliser l’acquis pic­tu­ral des siècles pas­sés, un musée ima­gi­naire allant d’Adam et Eve à Mickey en pas­sant par le tau­reau de Las­caux. Quelle en est la raison ?

M.A. : Il était évi­dem­ment impos­sible d’imager sur tis­su tout le « Musée ima­gi­naire ». J’ai donc choi­si d’en mon­trer des échan­tillons repré­sen­ta­tifs des temps, de Las­caux à Matisse, et de diverses cultures d’Europe, d’Asie, d’Afrique, d’Amérique… Eve et Adam, d’ après Cra­nach, sont entrés dans mon voca­bu­laire rela­ti­ve­ment tard, mais en sont deve­nus le thème cen­tral. Ils sont, dans notre culture au moins, à la fois ori­gine et tota­li­sant. Et l’homme et la femme dans les autres cultures, ça devrait, avec des conno­ta­tions dif­fé­rentes, plus ou moins fonc­tion­ner quand même. L’ambition était d’œuvrer dans l’illimité, mais on ne peut faire sens qu’en restrei­gnant le regard sur un objet. J’ai vou­lu aus­si sor­tir du musée en figu­rant la BD ou le code de la route, quoiqu’aujourd’hui tout soit deve­nu muséal. D’accord, nous aus­si sommes cou­pables car, après Duchamp et ses copains contem­po­rains Dada etc, Fluxus a, en sor­tant tout du musée, contri­bué à ce que tout devienne poten­tiel­le­ment muséable. Bon, je sais bien, ce sont sur­tout les sciences humaines du ving­tième siècle qui ont chan­gé notre regard. Mais peut-être que l’artiste exprime avant qu’on ait com­pris ? Et appelle les dis­cours explo­ra­toires, les mots qui manquent…

MM : Ce sera la der­nière ques­tion mais peut-être la plus signi­fi­ca­tive car elle touche à l’intime de l’artiste. Le fil, les fils, sont dans votre œuvre un élé­ment cen­tral. Jacques Simo­nel­li pré­tend que vous vous êtes infil­tré dans le tis­su afin de com­bler, et je vous cite, « ce lieu vide de l’absence », afin de tis­ser /re-tis­ser votre his­toire, une his­toire mar­quée par de ter­ribles absences et pertes, thème qui hante aus­si vos écrits3. Pou­vez-vous nous en dire plus sur ce tissage/ de-tis­sage inces­sant, cet effort pour recoudre le monde ? Enfin, pour reprendre les mots de Maï­té Bouys­sy, n’y a‑t-il pour vous de bon­heur que déchiré ?

M. A. : J’achèverais donc la quatre-ving­tième année d’une vie pas trop mal rem­plie à encore ten­ter de com­bler le vide de l’absence ? Comme sans doute attra­per le temps du bon­heur dont on a le goût alors qu’il est déjà par­ti avec la seconde pas­sée. Un temps insai­sis­sable, qu’on ne peut maté­ria­li­ser. Le plas­ti­cien a peut-être l’illusion en tra­vaillant dans la matière d’en sai­sir quelques traces.

Nous tirons le fil de la pelote que menacent les ciseaux de la noc­turne Parque Clo­tho. Tis­ser/­dé­tis­ser/­re­tis­ser/re-détis­ser, c’est Péné­lope qui de ce fil tente de trom­per le temps des pré­ten­dants, en tis­sant quoi ? Du drap ? Oui, mais ce drap est des­ti­né à deve­nir le lin­ceul de Laërte. Comme si tant que le drap du lin­ceul n’est pas ter­mi­né, Laërte, le père qui fut roi avant Ulysse, ne pou­vait pas mou­rir. Or, en l’absence de son fils, son ombre royale semble comme un sur-moi fan­to­ma­tique aider Péné­lope à arrê­ter les pré­ten­dants. Détisser/retisser, est-ce la vie qui comble l’absence ? Dans chaque période de mon tra­vail il y a un manque, une faille, un vide, un déchi­RAGE. Ren­dant compte du livre de Phi­lippe Delerm Jour­nal d’un homme heu­reux, qui vient de paraître, j’ai écrit dans Perform’Arts4 que si je tenais et publiais mon jour­nal je l’intitulerais Jour­nal d’un homme pas mal­heu­reux. Ce que voient mes amis Jacques Simo­nel­li et Maï­té Bouys­sy dans mon texte et mon tex­tile, n’est-ce pas d’abord un peu leur regard ? Moi j’avance à tâtons plu­tôt qu’en éclai­reur. Je ne peux me voir que dans des miroirs, qui tous en inver­sant, et impar­faits, déforment. Dans le NU(e) n° 32, sous le titre d’un roman res­té inédit Une manu­fac­ture des écri­tures, il y a ce para­graphe : « On s’est bat­tu contre soi et contre les mots pour un peu s’avancer et des décen­nies après que la jeune per­sonne ait sai­si le sty­lo avec la pré­ten­tion d’éclairer au moins sa propre pen­sée – on était à la fois ambi­tieux et modeste — on s’aperçoit qu’on n’a sûre­ment avan­cé que dans l’âge. »

MM : Votre der­nière remarque nous éclaire tout de même ! Elle nous invite à regar­der votre œuvre comme le récit inache­vé de construc­tions convul­sives dont vous ten­tez de structurer/recoudre les frag­ments épar­pillés par le temps… 

Pro­pos recueillis en octobre 2016 par Mar­tine Monacelli

  1. Intro­duc­tion à L’Ecole de Nice, Edi­tions Demaistre, 1995.
  2. Gale­rie Alexandre de la Salle, Vence, février 1967.
  3. Sur la recons­truc­tion du temps de l’infans, répu­té sans sou­ve­nirs, lire par exemple, Mar­cel Aloc­co, « …d’un âge sans mémoire », Edi­tions L’Armourier, 2007.
  4. Maga­zine d’arts parais­sant à Nice, qui per­siste sur le Net.

Martine Monacelli


Auteur

professeure émérite des Universités, artiste plasticienne sous le nom de Louise Caroline et descendante de drapiers niçois. Elle travaille le tissu industriel encré, www.louise-caroline.weebly.com