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Matières à « réflection » version longue
Dans le cadre de la Saison « ÉcoleS de Nice » organisée par la Ville de Nice, sous le commissariat général de Jean-Jacques Aillagon, et des célébrations du 40e anniversaire du Centre Pompidou, le MAMAC, (Musée d’Art Moderne et d’Art Contemporain de la Ville de Nice) où l’on peut voir en permanence des œuvres du Nouveau-Réalisme, de […]
Dans le cadre de la Saison « ÉcoleS de Nice » organisée par la Ville de Nice, sous le commissariat général de Jean-Jacques Aillagon, et des célébrations du 40e anniversaire du Centre Pompidou, le MAMAC, (Musée d’Art Moderne et d’Art Contemporain de la Ville de Nice) où l’on peut voir en permanence des œuvres du Nouveau-Réalisme, de Fluxus et de Supports-Surfaces, présentera durant l’été 2017 un panorama de l’Art contemporain sur la Côte d’Azur de 1947 à 1977, période qui a notamment vu en partie naître et se côtoyer ces tendances constitutives de presque toute l’Ecole de Nice. Marcel Alocco, né en 1937 à Nice, est l’un des artistes qui a contribué à Fluxus et à l’esthétique Supports-Surfaces, en rupture avec tout académisme. Egalement écrivain et poète, il est l’un des pivots de ce qu’on a appelé « l’Ecole de Nice ». Son travail sur le matériau, notamment sa stratégie personnelle du fragment (le Patchwork), a donné naissance à une œuvre picturale ouverte, multiforme, toujours en construction, dans lequel s’interpénètrent démarches et pratiques singulières. Nous l’avons rencontré pour évoquer les prémisses de cette mouvance incarnée par une poignée d’individus déterminés à questionner et déconstruire la peinture.
Martine Monacelli : Raphaël Monticelli a dit de vous que vous écriviez en peintre et peignez en écrivain. Vous venez de la littérature que vous n’avez jamais dissociée de la peinture. Pourriez-vous nous expliquer la spécificité de votre territoire ?
Marcel Alocco : Ecrire et peindre sont deux pratiques disjointes. Mais la culture est un tout. Ecriture et peinture sont inséparables dans le penser. Penser à faire sens est évident pour l’écrivain, moins pour un peintre auquel les naïfs demandent, ou demandaient, de d’abord « faire beau ». Le sens était, quand il était demandé, dans des représentations symboliques, convenues. Le peintre exprimait en « faisant le beau », comme un chien bien dressé : la femme peinte était Sainte Agathe parce que les seins coupés, cet homme le Christ parce que sur la croix, ou Napoléon parce qu’avec un bicorne et dominant à cheval le champ de bataille… Pareil pour les abstraits, ils créaient un code avec le géométrique, l’expressionnisme, le gestuel, etc. … Assis dans son fauteuil, Matisse disait tout de même que le travail du peintre était de créer des signes. Tout cela possède son intérêt, mais définir une notion de beauté, quelle qu’elle soit, c’est figer le sens comme il l’est dans les panneaux de signalisation du code de la route. C’est pourquoi la Beauté n’existe pas, des beautés se fabriquent constamment différentes dans nos têtes. Finalement l’intérêt de la peinture est dans l’ambivalence, ou mieux dans la complexité du sens que le plasticien matérialise.
J’ai dit en 1981, à propos d’Albert Chubac qu’à la question « Pourquoi tu peins ? » il fallait répondre : « Pour faire parler les curieux ». La peinture n’existe que pour provoquer la parole. Elle s’est déplacée de la grotte à l’église, de l’église au château, du château au musée, du musée à la rue, et peut-être est-elle en train de se dissoudre pour n’être plus nulle part. Michel Butor disait reconnaître l’œuvre d’un créateur quand la découvrant il « restait sans voix ». Donc une œuvre pour laquelle, pour parvenir à un peu la dire, il faudrait trouver un autre agencement des mots, voire inventer un vocabulaire nouveau. En regardant la peinture avec ma formation littéraire, j’étais prêt pour les attitudes qui reprenaient les problèmes à la racine. Prêt pour Fluxus.
M.M. : Précisément votre œuvre de plasticien s’inscrit dans le mouvement Fluxus auquel vous avez adhéré et que vous avez fait connaître dans votre revue Identités. Pouvez-vous nous rappeler sa genèse ?
M.A. : Depuis les deux années adolescentes durant lesquelles j’avais passé mes jeudis à l’Ecole Municipale de dessin, dite Villa Thiole, récompensé par un premier prix de dessin et d’aquarelle et assez bien mis sur les rails du conformisme pour que le directeur Edouard Fer me propose de m’inscrire aux Arts Déco, j’avais choisi d’aller passer le Bac au Lycée Masséna… dans la section la plus scientifique ! En terminale j’ai bifurqué en Philo-Lettres car je m’étais déjà plutôt impliqué dans l’écriture. Je bricolais parfois entre figuration et abstraction, sans conviction. Puis j’ai fait quelques collages avec ajouts de petits objets. Donc l’esprit Fluxus arrivait avant que nous ayons connu son existence. J’ai rencontré Ben en 1958, participé à ses publications et je l’ai publié dans mes revues Identités, et puis dans Open. J’ai fait la connaissance de George Brecht dès son arrivée à Villefranche en 1965, et publié l’entretien enregistré ce jour là avec lui et Ben dans le n° 11/12 d’Identités centré sur l’École de Nice. Robert Filliou était présent, et me donnera une étrange collaboration de présentation et traductions de jeunes poètes japonais. J’avais dans le numéro suivant aussi repris un long extrait d’un entretien de John Cage, et sollicité des déclarations d’artistes dans l’esprit Fluxus.
Je n’ai pas adhéré à Fluxus parce qu’il n’y avait pas adhésion à un groupe, c’était un courant sans rives fixes. Seul George Maciunas, à New-York, dressait des listes dans lesquelles figuraient des artistes américains, mais aussi des Japonais et des Européens, dont les Niçois. Certains artistes, comme Filliou, refusaient d’être Fluxus, mais collaboraient avec Maciunas. Lequel les listait, avec raison car ils étaient bien dans l’esprit Fluxus. A partir de 1966 avec la liberté de Fluxus je me suis reposé le problème du comment faire sens en peinture. Tous les moyens et matériaux permettant l’expression étaient pour nous valides, pourquoi pas la peinture ? Les « Toutfaits », Ready-mades de Duchamp avaient été pris de façon négative, comme condamnation. Fluxus les interprétait en positif comme liberté du tout possible, pourvu qu’il y ait sens. D’où en 1967, ready-made aidé, la boîte de peinture blanche industrielle sur laquelle j’avais seulement inscrit « Seule vraie peinture », œuvre dont parle Denys Riout dans le texte « La vérité en peinture selon Marcel Alocco » publié dans la revue Nu(e) n°32. Cette proposition ajoutait une couche positive, en blanc, pour dire la potentialité d’user pour faire sens de toutes les couleurs dont le blanc est la totalisation optique, la peinture n’étant que l’image illusoire qu’on construirait à partir de la matière muette. Denys Riout concluait « Marcel Alocco accomplit ici, non sans ironie, la promesse de son illustre prédécesseur, Paul Cézanne qui écrivait à l’un de ses admirateurs : “je vous dois la vérité en peinture et je vous la dirai.” » Ce rapprochement m’intéresse. Pas que j’aie consciemment répondu à Cézanne, mais il est ainsi dit que par cet humus de la culture nous sommes toujours des héritiers, et la mise en évidence de cet héritage constitue le cœur de ma démarche.
MM : En 1865, dans une lettre à Manet Baudelaire écrit : « vous n’êtes que le premier dans la décrépitude de votre art ». Il prophétise ainsi la crise que traverse la peinture à la fin du XIXe siècle. Les luttes artistiques multiples et quasiment simultanées qui voient le jour dans la deuxième moitié du XXe siècle s’inscrivent-elles dans cette crise ?
M. A. : Les crises sont la santé de l’art. Etat de crise presque permanente. Lorsque les crises sont plus aiguës, ça donne la Renaissance, l’Impressionnisme, et toutes les avant-gardes qui se succèdent au XXe siècle. Dada et ses conséquences, dont Marcel Duchamp deviendra le repère symbolique, marquent un tournant en séparant absolument la fonction décorative de la fonction exploratrice. Après la deuxième guerre mondiale qui, comme la première, explose ou redistribue les valeurs, l’accélération de la circulation des idées aidant, souffle un grand vent de liberté créatrice. Ensuite, peu à peu les institutions reprennent tout en main, et les jeunes créateurs ces vingt dernières années ne peuvent plus parler de leurs travaux sans se dire subversifs… Justement parce qu’en général ils ne le sont guère. Lorsque je vois des expositions collectives actuelles, j’ai l’impression de revoir la Biennale de Paris de 1971. Depuis vingt ou trente ans l’art est d’abord scolastique : beaucoup de bons élèves, qui comme les bacheliers du quinzième siècle re-machouillent le toujours même corpus avec pour seul objectif d’être plus visibles que leurs voisins. On préfère la pulsion, forcément répétitive, plutôt que la réflexion. L’étonnant est que ces répétitions fassent encore parfois scandales. La génération précédente sera accusée d’avoir été trop théoricienne… Il est vrai qu’il y avait, autour de quelques idées génératrices, beaucoup de bouillie pour les chats !
Actuellement l’art n’est plus guère en crise, si ce n’est dans son marché devenu fou. Ce qui est une tout autre chose.
MM. : Est-ce à dire que l’impact de l’Ecole de Nice est peu sensible dans la peinture aujourd’hui en France ?
M.A. : De même que Ben, Viallat et moi avons bénéficié des conversations avec Arman et Brecht, il est certain que ceux qui constituent la « deuxième vague » ont tous été influencés par leurs aînés, ne serait-ce que comme détonateurs. Martin Miguel me disait il y a peu le choc révélateur qu’avait été pour lui la visite de l’exposition de 1967 Galerie de La Salle. Et Pierre Brana écrivait, dans mon catalogue d’expo à Yesines, comment la présence de l’Ecole de Nice, invitée à Bordeaux lors de Sigma en 1969, avait perturbé son groupe d’amis peintres et écrivains. D’autres ont pu saisir les problématiques toutes prêtes que nous avions travaillé quelques années à mettre à jour. Mais la succession dans la création ne se fait plus principalement dans les ateliers comme jusqu’au début du vingtième siècle. La culture se diffuse par des réseaux complexes, les disciplines ont de plus en plus interféré. Il n’y a plus voix unique, ni voie unique… Davantage de choix, de liberté ? Peut-être. Mais dilution, éparpillement — et davantage de champ donne moins de force. Perte du Nord… Et puis depuis trente ans je constate dans la critique une mutation progressive des publicistes en publicitaires. L’histoire de l’art, malgré quelques petits points de résistance, ne se fait plus par la critique des périodiques, mais vingt ou trente ans après lorsque des chercheurs, souvent universitaires, essaient de documenter et analyser les démarches.
Aujourd’hui l’Ecole de Nice est une histoire, allant disons de 1958 à 1976 qui, comme les mouvements dont des fragments la constituaient, n’influence plus que d’avoir naguère influencé. Autrement dit, un jeune artiste à Nice n’est pas mieux, ni plus mal, alimenté qu’à Lyon, Bordeaux ou Paris, Milan ou Berlin.
M.M.: Pourtant à la fin des années 1950, et jusqu’au milieu de années 1970, un ensemble de peintres a bel et bien incarné une période de rupture — l’ « Ecole de Nice ». J’emploie les guillemets car ce n’est ni une école, ni un mouvement localisé à Nice. Vous avez publié le premier ensemble de textes sur ce collectif. Voudriez-vous nous en préciser les contours, et dire ce qui vous a attiré dans son esprit et ses pratiques ?
M.A. : Il y a déjà pas mal de littérature sous le titre Ecole de Nice, mais jusqu’à une date récente elle ne s’appuie malheureusement que rarement sur des recherches sérieuses. J’ai tenté en 1995, disposant de moyens éditoriaux limités, de donner une image schématique mais construite du phénomène, en me donnant quelques collaborations que je pensais compétentes, pour éviter d’être trop subjectif1.
L’Ecole de Nice n’avait rien d’institutionnel, elle résultait de la prise de conscience par un groupe d’artistes d’un fait socio-historique dans l’art. Dans une France très centralisée, tout dépendait de Paris. Et puis, dans la première moitié des années 1960, sur la Côte d’Azur, seul lieu « provincial » où ce phénomène a lieu, au moins une dizaine d’artistes locaux émergent au niveau national et plus. La première exposition intitulée Ecole de Nice a lieu en 19672, mais deux ou trois manifestations plus informelles avaient déjà réuni une partie de ses participants, notamment à la Galerie A, en 1966. Fin 1967, le « Hall des remises en question » est un moment de regroupement décisif. Sa pluralité était annoncée par cinq affiches semblables, « L’Art c’est… qui sont de Ben (l’art c’est mon cul), Erick Dietman (l’art c’est un mot), George Brecht (l’art c’est ça, avec image d’une montre) Filliou (l’art c’est fruité, sur fond jaune) et Marcel Alocco (l’art c’est SMKST). Cette manifestation prise en charge financièrement par Patrick Saytour, Ben Vautier et moi-même, marquait la confluence des divers courants de pensées, avec la participation de Fluxus et « La Cédille qui sourit », avec grâce à Ben divers Nouveaux-Réalistes, et à la demande de Saytour et de moi-même, de Viallat, Dolla, Daniela Palazzoli et quelques autres que Ben n’appréciait pas vraiment à ce moment-là… En 1968 ou 1969, dans une de ses publications, à propos de ceux que j’avais invités à « Environs » à Tours, il désignait notre tendance, – plusieurs travaillant sur ce qu’on commençait à dire « toiles libres » – comme étant « les chiffonniers d’Alocco ». Pour Ben tout était ou blanc ou noir, c’était tissu-chiffon peinture-peinture matissienne, donc méprisable dans son interprétation duchampienne. Mais cette diversité, comme on le voit parfois conflictuelle, faisait la richesse créatrice niçoise : on s’écharpait sur nos positions, mais on continuait les rencontres pour argumenter ou rigoler en copains. Puis une deuxième vague éclot, les plus jeunes, qui pour la plupart sortent à peine des Arts Déco, – ou pour une moitié en ont été exclus — s’affirment à partir de 1969, comme Valensi, Dolla, et aussi Charvolen, Isnard, Maccaferri, Miguel, Chacallis les cinq qui formeront le « Groupe 70 », des jeunes artistes plus libérés dans l’ensemble du dogmatisme formel de Supports-Surfaces comme on pourra le constater lors de la Biennale de Paris en 1973, et enfin Jean Mas, un dernier sursaut freudien de Fluxus à Nice. Au début le groupe Ecole de Nice se constituait par cooptation, reconnaissance par nos pairs, mais marchands et institutions sensibles à la marchandise ou à la brosse à reluire ont un peu biaisé le jeu, et nous ont joints ici ou là dans certaines expos quelques artistes que nous n’aurions pas choisis.
MM : Bien qu’historique, en raison de la démarche très diversifiée de ses artistes, l’Ecole de Nice partant se refuse ou échappe à toute définition qui tenterait de la limiter à un regroupement esthétique ?
M.A. : Les esthétiques d’un ici-maintenant ne sont pas aussi autonomes que voudraient l’affirmer ceux qui artistes ou critiques les proclament et les incarnent. L’Ecole de Nice est un conglomérat liant Nouveau-Réalisme, Fluxus et conceptuels, et Supports-Surfaces, et puis diverses positions plus ou moins intercalaires. Incarnant la production qui répond à un même temps, fin 1950 et années soixante, les artistes héritent d’une même histoire, vivent la même société, sont composantes d’une même culture, font face aux même problèmes. Il y a des points communs entre chacun des courants qui d’ailleurs, à l’analyse, ne sont pas si cohérents qu’ils le disent : dans le résultat, l’œuvre de Devade s’inscrit bien dans la tradition des abstraits américains contemporains et dans l’esprit est sans doute plus loin de Viallat que de Klein, lequel est au fond aux antipodes d’Arman, alors que Ben et Arman sont souvent voisins. Mon obsession de la récupération des débordements de la peinture et des « équevilles » du travail exploite le même ressort significatif que les « poubelles » d’Arman… lequel a aimé, plus tard, jouer avec les accumulations d’objets présent dans les ateliers des artistes : pinceaux, tubes de peintures, encres…
MM : Vous vous êtes fait le concepteur de la peinture en Patchwork (non pas au sens du quilt américain mais au sens d’œuvre en tant que matériau), réponse au questionnement de l’esthétique traditionnelle qui s’est traduit par la naissance du mouvement Supports-Surfaces. Comment vos interrogations sur les constituants de la peinture sont-elles nées ? Et pourquoi l’importance du drap ?
M.A. : Pendant l’entretien de 1965 à Villefranche, Ben demande à George Brecht si avant sa démarche actuelle il a « peint des toiles ». George Brecht répond : « entre 1955 et 1957 j’ai fait des tableaux sur des draps. Je versais de l’encre puis je les étendais. Il s’agissait de recherches sur le hasard ». Le mot « drap » était pour moi très fort. J’ai entendu bien sûr drap de lit. Le tissu dans lequel se passe tellement de temps et tant de choses. Il signifiait l’amour, la naissance, le sommeil et les rêves, la mort… et le drap devient linceul. Et puis le format déterminé par les dimensions du corps humain, au format des gestes à froisser ou repasser, à plier, à étendre. Plus forte encore comme drap, l’histoire forte du tissu et du corps a obligé mon choix : je n’ai d’abord travaillé expérimentalement que dans la matière des draps.
La vraie question était : peut-on encore donner du sens à la peinture ? Buren, Mosset, Parmentier, Toroni présentaient des toiles en clamant « nous ne sommes pas peintres ». D’autres se sont dit qu’on pouvait examiner le problème à partir des moyens de la peinture, sur quoi j’étais d’accord. Mais ceux qui allaient devenir Supports-Surfaces réduisaient les composants au châssis, à la toile et à la couleur. Matérialisme primaire. Ils oubliaient l’essentiel : l’homme debout portant tout son héritage iconique. Tandis qu’avec l’« Idéogrammaire », recherche de ce qui fait la tache devenir signe, j’affirmais que « Toute peinture fait image » et je revendiquais des milliers d’années de peinture, jusqu’à l’art pariétal préhistorique. Fluxus, mon vaste paysage sans horizon, se réduisait chez eux aux clôtures du jardin de curé. Ironie, de tirer leçon de la peinture sur toile libre « All Over » de Pollock, de la manipulation du tissu plié de Hantaï, ils s’enfermaient dans une impasse qui allait les obliger à revenir vers des pratiques « abstraites » ou même bien académiquement « figuratives ».
J’allais donc construire, avec des images signes ou repères, une représentation de l’héritage culturel universel, ce qui ne pouvait se réaliser qu’au niveau symbolique. Ce serait donc, comme le « Musée imaginaire », à la fois infini et toujours inachevé.
Disposer sur une surface des images d’origines et de temps différents, parmi les plus reconnaissables, raconte toujours une histoire. Ma solution pour contenir ce « texte » et pour qu’il ne soit lisible que dans sa plasticité, a été de déchirer et mélanger au hasard les morceaux. Cette démarche exigeait bien sûr d’abandonner le châssis. J’ai cousu parce que si la logique de la peinture est de coller, – la peinture en général colle bien papier ou tissus – , la logique du tissu est la couture. A partir du tissu déchiré, le fil, les nœuds, les tresses, les filets, le tissage et le détissage, le retour dans l’histoire mythique du tissage inventé par les femmes avec leurs cheveux selon l’hypothèse freudienne… Et la présence de Fluxus dans le souci de déborder, récupérer les fils, les tissus de sol maculés, les essuie-pinceaux, les vêtements tachés de couleurs au travail, et l’affirmation par une exposition en 1974 chez Ben, « La peinture déborde » présentant tout cela dans la reconstitution d’un atelier symbolique. J’ai intitulé une expo personnelle à Paris, Galerie Oudin, « Au confluent de Fluxus et de Supports-Surfaces ». George Brecht avait dit : « je ne pense jamais à ce que je fais comme étant de l’art ou pas. C’est une activité, c’est tout. »
Comme je le disais au tout début de cette conversation, la notion de Beauté ne répond qu’au convenu, pour l’activité, et l’activité créatrice encore davantage. L’intérêt est dans le sens qui naîtra de l’action.
M.M. : Votre œuvre est en effet habitée une volonté d’utiliser l’acquis pictural des siècles passés, un musée imaginaire allant d’Adam et Eve à Mickey en passant par le taureau de Lascaux. Quelle en est la raison ?
M.A. : Il était évidemment impossible d’imager sur tissu tout le « Musée imaginaire ». J’ai donc choisi d’en montrer des échantillons représentatifs des temps, de Lascaux à Matisse, et de diverses cultures d’Europe, d’Asie, d’Afrique, d’Amérique… Eve et Adam, d’ après Cranach, sont entrés dans mon vocabulaire relativement tard, mais en sont devenus le thème central. Ils sont, dans notre culture au moins, à la fois origine et totalisant. Et l’homme et la femme dans les autres cultures, ça devrait, avec des connotations différentes, plus ou moins fonctionner quand même. L’ambition était d’œuvrer dans l’illimité, mais on ne peut faire sens qu’en restreignant le regard sur un objet. J’ai voulu aussi sortir du musée en figurant la BD ou le code de la route, quoiqu’aujourd’hui tout soit devenu muséal. D’accord, nous aussi sommes coupables car, après Duchamp et ses copains contemporains Dada etc, Fluxus a, en sortant tout du musée, contribué à ce que tout devienne potentiellement muséable. Bon, je sais bien, ce sont surtout les sciences humaines du vingtième siècle qui ont changé notre regard. Mais peut-être que l’artiste exprime avant qu’on ait compris ? Et appelle les discours exploratoires, les mots qui manquent…
MM : Ce sera la dernière question mais peut-être la plus significative car elle touche à l’intime de l’artiste. Le fil, les fils, sont dans votre œuvre un élément central. Jacques Simonelli prétend que vous vous êtes infiltré dans le tissu afin de combler, et je vous cite, « ce lieu vide de l’absence », afin de tisser /re-tisser votre histoire, une histoire marquée par de terribles absences et pertes, thème qui hante aussi vos écrits3. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce tissage/ de-tissage incessant, cet effort pour recoudre le monde ? Enfin, pour reprendre les mots de Maïté Bouyssy, n’y a‑t-il pour vous de bonheur que déchiré ?
M. A. : J’achèverais donc la quatre-vingtième année d’une vie pas trop mal remplie à encore tenter de combler le vide de l’absence ? Comme sans doute attraper le temps du bonheur dont on a le goût alors qu’il est déjà parti avec la seconde passée. Un temps insaisissable, qu’on ne peut matérialiser. Le plasticien a peut-être l’illusion en travaillant dans la matière d’en saisir quelques traces.
Nous tirons le fil de la pelote que menacent les ciseaux de la nocturne Parque Clotho. Tisser/détisser/retisser/re-détisser, c’est Pénélope qui de ce fil tente de tromper le temps des prétendants, en tissant quoi ? Du drap ? Oui, mais ce drap est destiné à devenir le linceul de Laërte. Comme si tant que le drap du linceul n’est pas terminé, Laërte, le père qui fut roi avant Ulysse, ne pouvait pas mourir. Or, en l’absence de son fils, son ombre royale semble comme un sur-moi fantomatique aider Pénélope à arrêter les prétendants. Détisser/retisser, est-ce la vie qui comble l’absence ? Dans chaque période de mon travail il y a un manque, une faille, un vide, un déchiRAGE. Rendant compte du livre de Philippe Delerm Journal d’un homme heureux, qui vient de paraître, j’ai écrit dans Perform’Arts4 que si je tenais et publiais mon journal je l’intitulerais Journal d’un homme pas malheureux. Ce que voient mes amis Jacques Simonelli et Maïté Bouyssy dans mon texte et mon textile, n’est-ce pas d’abord un peu leur regard ? Moi j’avance à tâtons plutôt qu’en éclaireur. Je ne peux me voir que dans des miroirs, qui tous en inversant, et imparfaits, déforment. Dans le NU(e) n° 32, sous le titre d’un roman resté inédit Une manufacture des écritures, il y a ce paragraphe : « On s’est battu contre soi et contre les mots pour un peu s’avancer et des décennies après que la jeune personne ait saisi le stylo avec la prétention d’éclairer au moins sa propre pensée – on était à la fois ambitieux et modeste — on s’aperçoit qu’on n’a sûrement avancé que dans l’âge. »
MM : Votre dernière remarque nous éclaire tout de même ! Elle nous invite à regarder votre œuvre comme le récit inachevé de constructions convulsives dont vous tentez de structurer/recoudre les fragments éparpillés par le temps…
Propos recueillis en octobre 2016 par Martine Monacelli
- Introduction à L’Ecole de Nice, Editions Demaistre, 1995.
- Galerie Alexandre de la Salle, Vence, février 1967.
- Sur la reconstruction du temps de l’infans, réputé sans souvenirs, lire par exemple, Marcel Alocco, « …d’un âge sans mémoire », Editions L’Armourier, 2007.
- Magazine d’arts paraissant à Nice, qui persiste sur le Net.