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Marin
La fenêtre de la chambre et les longs rideaux blancs sont ouverts, mais du jardin en bas, aucun bruit, aucune odeur ne monte jusqu’ici. Le ciel est parfaitement limpide et tend partout ses ondes gorgées de lumière. Les maisons qui ferment l’ilot et les murs qui ferment les jardins contrastent avec la transparence, et un hêtre pourpre à contrejour, sombre comme une crevasse profonde, tranche sur la clarté aussi. Et nul vent. Rien ne bouge. Il n’y a que la fumée de la cigarette qu’elle tient dans la main droite qui tourne dans l’air immobile. D’abord mince, la volute s’enroule et s’épaissit à mesure qu’elle s’élève, puis elle ralentit et retombe pendant qu’une autre monte à sa place, inexorablement, de sorte que ce flux semble intarissable. Il arrive pourtant qu’un mouvement du bras forme des turbulences et bouleverse ce cours permanent, tels des rebondissements, des accidents – quand Marin avait six ans, trente-six ans, la semaine passée – et un cylindre de cendre se détache au contact de l’air et tombe dans le jardin jusqu’à ce que la braise s’éteigne au-dessus de la bague dorée qui souligne le nom de la marque, doré aussi, et le flux s’arrête.

La fenêtre de la chambre et les longs rideaux blancs sont ouverts, mais du jardin en bas, aucun bruit, aucune odeur ne monte jusqu’ici. Le ciel est parfaitement limpide et tend partout ses ondes gorgées de lumière. Les maisons qui ferment l’ilot et les murs qui ferment les jardins contrastent avec la transparence, et un hêtre pourpre à contrejour, sombre comme une crevasse profonde, tranche sur la clarté aussi. Et nul vent. Rien ne bouge. Il n’y a que la fumée de la cigarette qu’elle tient dans la main droite qui tourne dans l’air immobile. D’abord mince, la volute s’enroule et s’épaissit à mesure qu’elle s’élève, puis elle ralentit et retombe pendant qu’une autre monte à sa place, inexorablement, de sorte que ce flux semble intarissable. Il arrive pourtant qu’un mouvement du bras forme des turbulences et bouleverse ce cours permanent, tels des rebondissements, des accidents – quand Marin avait six ans, trente-six ans, la semaine passée – et un cylindre de cendre se détache au contact de l’air et tombe dans le jardin jusqu’à ce que la braise s’éteigne au-dessus de la bague dorée qui souligne le nom de la marque, doré aussi, et le flux s’arrête.
Si G. ne lui avait pas téléphoné, elle dormirait encore, elle dormirait dans le grand lit que Marin a apporté pour remplacer le sien, plus petit. Comme il travaille en province, il passe la semaine là-bas et le week-end ici : trois nuits par semaine, parfois quatre. Marin a dû passer ici près de mille nuits, mais elle ne se rappelle qu’une infime partie, et dans ces souvenirs, il y en a qui appartiennent à Marin. Il les lui a racontés et ils se sont greffés aux siens de sorte qu’elle a désormais l’impression de porter une partie de sa mémoire à lui. Il ne faut pas qu’elle oublie cette mémoire-là. Elle ne l’oubliera pas. Il suffira qu’elle regarde le lit, simple structure de bois recouverte d’un épais matelas, de draps et d’oreillers immaculés, où par habitude elle se couche toujours du côté qu’elle occupe quand Marin est là. Maintenant une surface vide s’étend à sa place, et si elle pose la joue sur le drap et ferme un œil, cette étendue se hérisse de petites crêtes blanches comme des vagues sous un dériveur – celui de Marin à Ostende quand il était enfant. Et si elle fermait les deux yeux, elle se rendormirait.
La cloche de l’église Saint-Boniface sonne l’heure comme dans les villages : il est huit heures. Assis dans l’herbe du jardin à côté, le voisin mange un croissant. Elle le croise parfois dans la rue, mais elle ne le connait pas. À part bonjour, ils ne se sont jamais parlé. Avant Marin, elle ne prenait pas de petit déjeuner. Quand il est là, il fait griller du pain, prépare du café, sort des confitures, du chocolat, des fruits, et dit que cette abondance lui rappelle les matins de vacances à la mer chez ses grands-parents. Ce sont eux, dit-il, qui lui ont transmis cette gourmandise et le plaisir de prendre son temps. Elle passe dans la pièce voisine, côté rue, qui sert de salon et de salle à manger et qui donne accès à la cuisine. Elle prépare du café. En attendant qu’il soit prêt, elle s’installe à la table noire de la salle à manger, face à la porte-fenêtre qui s’ouvre sur le balcon. Il y a un grand plat de fruits que Marin a ramenés du marché la semaine passée. Elle mange une poire, puis une grappe de raisin, puis une banane, puis elle se lève. Le café est prêt, mais elle ne va pas à la cuisine, elle va aux cabinets.
Elle est revenue dans la chambre, côté jardin. G. a dit qu’elle arriverait vers quatre heures et que J. les rejoindrait pour le diner. Entretemps elle n’a rien à faire. Elle va prendre un bain, elle va mettre un peu d’ordre, elle va descendre en ville pour faire quelques courses – fromagerie, charcuterie, marchand de vins, épicerie, boulangerie, marchand de fruits, ou inversement – et elle marchera lentement pour que le jour passe.
Elle descend la rue, puis tourne à droite dans la grande avenue bordée de marronniers et de platanes et va jusqu’à l’esplanade qui ferme l’artère. Le ciel uniforme enveloppe les reliefs de la ville comme un épais linceul de verre. Seuls les toits des faubourgs qui se confondent au loin semblent animés. On dirait qu’ils se soulèvent et ondoient comme des vagues jusqu’à l’horizon, et un beffroi, un clocher baroque ou une tour de verre se dressent ici et là au-dessus de cette marée tels des mâts qui fendent la transparence. Quand Marin vient ici, il tend le bras comme si la mer était à portée de main.
Elle traverse le Sablon et s’engage dans la rue sinueuse qui descend jusqu’à la place Saint-Jean. Là, des gens sont assis sur les bancs de pierre et ne font rien. Il y en a aussi qui semblent tourner en rond, comme perdus, alors que d’autres, guidés par le hasard, paraissent aller n’importe où – nulle part. Et elle, avec son pas lent, a peut-être l’air d’errer aussi.
Dans un petit square fermé par des charmes palissés, des adolescents courbés sur des skate-boards sautent au-dessus d’obstacles de fortune. Ils se lovent sur eux-mêmes et se soustraient un instant à la gravité, puis ils retombent, parcourant la lice dans un sens, dans l’autre, inlassablement, comme s’ils n’étaient jamais satisfaits de la hauteur, de la vitesse ou de la grâce de leur élévation, ou au contraire comme s’ils s’en fichaient complètement. Impossible de savoir ce qu’ils cherchent et elle se dit qu’ils ne cherchent peut-être rien sinon à tuer le temps.
Elle remonte maintenant avec ses courses vers le haut de la ville et traverse le parc d’Egmont. C’est Marin qui le lui a fait découvrir. Il doit être midi passé. Sous les arbres magnifiques, collègues, amis et couples installés sur les grandes pelouses mangent et parlent. Devant les grilles du palais, un homme à l’écart mange seul. On dirait qu’il pleure. Il mord dans son sandwich, mâche, avale, et essuie parfois ses joues du revers de la main. Elle ralentit et regarde autour d’elle comme si elle cherchait un endroit pour profiter comme les autres de la fraicheur et du calme, puis elle se ravise et accélère le pas. Elle court presque, l’air pressé de fuir ce jardin pourtant idyllique.
Elle sort par l’allée pavée qui longe les anciennes remises et le palace dont le haut profil domine tous les toits. Fromagerie, charcuterie, épicerie, boulangerie, fruits. Il ne lui manque que le vin. Elle voudrait celui que Marin lui avait offert pour son anniversaire. Il avait mis un smoking et jouait au maitre d’hôtel. Devant elle, une clocharde traine son fourbi de seuil en seuil. Elle ouvre les poubelles, les fouille, les referme et avance jusqu’au seuil suivant. Elle ne prend rien. Elle ouvre simplement les sacs, les inspecte, les referme et poursuit ainsi son errance sans objet. Au carrefour, la clocharde continue tout droit tandis qu’elle traverse le boulevard et s’engage dans une petite rue de l’autre côté. C’est là que se trouve le marchand de vins.
De retour à l’appartement, elle se déchausse et lance ses sandales dans un coin de la grande pièce, puis elle se jette sur le canapé qui fait face à la cheminée. Elle n’a rien à faire, elle attend. Elle repense au boulanger tout à l’heure. Il n’avait pas le pain que Marin choisit d’habitude et elle ne savait pas quoi prendre à la place. Elle devait avoir l’air un peu perdue, car le boulanger lui a dit : « Prenez celui-ci, je suis sûr que votre ami l’aimera » et ça lui a donné l’impression qu’il connaissait Marin mieux qu’elle.
À son arrivée, G. lui tend une boite à gâteau et une bouteille de champagne. Pour faire honneur à Marin, dit-elle. Un jour, ils ont mangé du gâteau aux poires et bu du champagne en imaginant qu’ils étaient une poignée de vieux à un thé dansant. Marin faisait danser les vieilles. Elles boiront le champagne quand J. sera là. En attendant elles ramassent les courses qui trainent par terre et les apportent à la cuisine. Elles vont trancher des poivrons, des courgettes et des aubergines qu’elles feront griller, elles laveront une laitue qu’elles garniront avec ce qu’elles trouveront, elles mettront la charcuterie et le vin au frais, elles pèleront des pommes de terre, puis elles s’installeront dans la grande pièce et joueront au tangram en bavardant. D’habitude, elles ne cherchent pas à reproduire les figures du livret qui accompagne le jeu, elles assemblent les pièces librement et voient si elles ont combiné des formes reconnaissables.
Avant de sortir ce matin, elle a fait infuser du thym, du romarin, de l’origan, du persil et de l’ail dans de l’huile d’olive pour accompagner les légumes grillés. Elle a également préparé une sorte de saumure au vinaigre pour les poivrons. Elle dit que la gourmandise de Marin l’a contaminée. Manger, manger, et boire. Le soleil commence à baisser au-dessus des maisons de l’autre côté de la rue et la lumière coule maintenant sur le parquet de la grande pièce comme des courants qui filent sur un lit d’ambre. Marin dirait : « Ne faisons rien, installons-nous là, dans l’air doré, et buvons du vin blanc. » Elles vont boire le pouilly-fuissé qu’elle a acheté tout à l’heure en grignotant des biscuits salés.
Maintenant J. est là et la nuit est tombée. Elles boivent du champagne et mangent du gâteau. Comme la porte-fenêtre du balcon est ouverte, elles n’ont pas allumé pour ne pas attirer d’insectes. On ne voit que leurs visages illuminés par les bougies qu’elles ont installées entre elles, trois amies qui bavardent comme des commères au coin du feu. Elles ne savent pas comment elles vont s’habiller et passent chacune leur garde-robe en revue. J. se demande si le beau pantalon d’été qu’elle a acheté l’année passée fera l’affaire, celui qu’elle a mis à cette réception chez A. Puis G. et J. se lèvent et prennent congé. En partant, G. dit qu’elle viendra la chercher demain matin à neuf heures. Elles auront une heure pour faire la route et une heure pour se perdre.
Juste sous la fenêtre de la chambre, une bande dallée fait penser à une terrasse même si la végétation a défait les joints. Du lierre grimpe sur le mur mitoyen et cache une partie de la maçonnerie. Ailleurs, la peinture blanche qui la couvrait s’est écaillée et a disparu, découvrant des pans entiers de briques nues. Au centre de la parcelle et sur les côtés, des touffes d’aubépines et de buddleias se tordent entre les herbes hautes qui occupent le jardin ensauvagé. Face au soleil, elle regarde ce que le hasard a fait sortir de terre et le ciel vide qui s’étire à perte de vue, puis elle se recouche. Les bras en croix et les jambes légèrement écartées, elle ressemble à l’homme dans le triangle rose que Marin a pendu au-dessus du lit. On dirait que le fond uniforme fait émerger le corps comme un trou ou une fosse découpés à l’emporte-pièce dans le vide. La silhouette n’a pas de visage, pas de trait propre, de sorte que ça pourrait être n’importe qui. C’est le seul ornement de la chambre avec un grand miroir sur la cheminée où se reflètent la blancheur des murs, l’homme dans le triangle rose et elle, parfaitement immobile.
Elle se lève et va à la salle de bain. Ses accessoires de toilette sont sur une tablette en marbre au-dessus des lavabos : brosse à cheveux, crème hydratante, fond de teint, dentifrice, brosse à dents, parfum. Entre eux s’étirent de grands espaces vides où Marin pose ses affaires quand il vient : peigne, pommade, rasoir, brosse à dents. Marin ouvrirait grand la fenêtre et dirait : « Allons nous promener en forêt, allons à la mer, allons flaner en ville. » Il dirait : « Vois comme il fait beau, nous serons heureux aujourd’hui. » Il ne dirait rien. En fait, elle ne sait pas ce que Marin dirait. Il est huit heures et demie. La cloche de l’église Saint-Boniface a retenti un coup.
Quand elle revient dans la chambre, elle porte une élégante robe de crêpe gris et des souliers à talon assortis. Elle se regarde dans le miroir et arrange ses cheveux. Si G. ne venait pas la chercher à neuf heures, elle dormirait encore. Mais il est trop tard maintenant, il est presque neuf heures et G. va arriver. Marin s’est tué la semaine passée sur l’autoroute de la mer et on l’enterre à onze heures dans le village de ses parents. Une heure pour faire la route et une heure pour se perdre. À côté, le voisin assis dans l’herbe avale son croissant et un café. Elle réalise alors qu’elle n’a pas pris de petit déjeuner et elle pleure.