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Manuel de savoir-vivre sur les forums en ligne

Numéro 3 mars 2014 par Baptiste Campion

novembre 2014

Une part importante du journalisme consistant maintenant à compiler ce qui se dit sur les « réseaux sociaux » et autres forums, et à le présenter comme étant l’expression de ce que pensent vraiment les citoyens, contribuant ainsi à structurer le débat public, il devient indispensable à la bonne santé de notre démocratie que chacun puisse se faire entendre en ligne. […]

Billet d’humeur

Une part importante du journalisme consistant maintenant à compiler ce qui se dit sur les « réseaux sociaux » et autres forums, et à le présenter comme étant l’expression de ce que pensent vraiment les citoyens, contribuant ainsi à structurer le débat public, il devient indispensable à la bonne santé de notre démocratie que chacun puisse se faire entendre en ligne. Place à la démocratie directe ! La difficulté, toutefois, est que pour qui n’en a pas l’habitude, les forums en ligne sont un peu comme le camping naturiste : ils obéissent à des règles que le citoyen lambda ne maitrise pas nécessairement, et dont le non-respect peut mener à des situations plus ou moins gênantes. Dans le cadre de sa mission d’éducation permanente, La Revue nouvelle vous propose les principes de base qui vous permettront de faire de manière éclairée vos premiers pas dans l’univers des forums en ligne, et d’y asséner vos premiers coups.

Il est rappelé que l’intervention sur les forums en ligne s’apparente à un sport de combat. Vous n’y venez pas pour vous informer ou pour échanger des idées, mais pour battre l’ennemi. Il est donc recommandé de ne pas s’aventurer sur un forum sans un entrainement minimal, au risque d’encourir de graves blessures narcissiques.

1. Dans le but de permettre à tout le monde de connaitre facilement vos opinions sans avoir à lire vos interventions, vous choisirez de préférence un pseudonyme explicite résumant bien tout ce que vous pourrez dire. Par exemple : « À bas le laxisme » ou « Citoyen honnête ». Si le pseudonyme est déjà pris ou si vous ne savez pas trop ce que vous voulez dire, rabattez-vous sur un mauvais jeu de mots comme « Al Berdeux » ou « Bart de Wavre ». Procédez de la même manière si vous devez préciser un lieu géographique, en mentionnant « Cuba » si vous défendez des vues communistes ou « Chicago » si vous êtes un chantre de Milton Friedman. Il ne sert à rien de donner votre véritable identité ou votre lieu d’habitation : personne ne cherchera à vous rencontrer.

2. Le principal ennemi du forumeur est le modérateur du forum chargé d’éviter les débordements, insultes, diffamations et autres propos racistes. Bref, tout ce qu’il est intéressant de faire sur un forum. Vous devez donc éviter d’être repéré de sorte à échapper à l’expulsion. Dans ce but, utilisez un langage codé qui empêchera les outils automatiques aidant le modérateur de détecter des mots clés potentiellement indicateurs d’un message problématique. N’hésitez pas à jouer avec la typographie en glissant des fautes volontaires dans les termes importants afin de les masquer à ces censeurs. Dénoncez ainsi les « politissiens », le « P$» ou les « is.lamistes » en toute sécurité.

3. Dans la mesure du possible, ces mots codés indiqueront clairement aux autres intervenants les sujets desquels vous pensez qu’il est interdit de parler et démontrera par conséquent la justesse de votre combat. Vous coderez, par exemple, les termes « juif », « musulman » ou « homosexuel », car il est bien connu qu’ils contrôlent les médias et qu’on ne peut pas en parler (le modérateur est à leur solde), alors que vous ne l’estimerez pas nécessaire pour « patineuse artistique » ou « prostatectomie ».

4. Si, malgré le respect de ces principes élémentaires, vos interventions sont bloquées par le modérateur, dénoncez avec véhémence cet acte de censure et dites que cela prouve que vos interventions sont vraies car elles dérangent. Si après cela, vous êtes quand même expulsé du forum, n’hésitez pas à y revenir sous une autre identité.

5. Si vous disposez de plusieurs identités, vous pouvez plus facilement donner un effet de masse dans les opinions que vous défendez. Vous disposerez aussi de plusieurs voix pour voter pour vos propres commentaires. Attention toutefois à ne pas vous tromper de nom dans la suite de vos interventions, au risque de voir la supercherie découverte, ce qui risquerait de vous attirer l’opprobre des autres forumeurs et de leurs différents avatars. Avec plusieurs identités, vous pouvez aussi alimenter le forum à vous tout seul, en dialoguant avec vous-même. Il est toutefois recommandé de consulter un psychologue dès l’apparition des premiers symptômes de schizophrénie.

6. Le cœur de toute intervention sur un forum est que vous, vous savez. Quel que soit le sujet discuté, vous savez mieux que les autres internautes (qui sont tous bêtes), que les politiciens (qui sont tous menteurs et corrompus) et surtout que les experts (qui sont tous coupés de la réalité, enfermés dans leur tour d’ivoire). Vous, vous êtes dans la vraie vie, vous voyez des vrais gens, et vous avez les deux pieds bien ancrés sur la terre qui, on le sait, ne ment pas. Vous êtes le Bon Sens incarné : ce que vous dites, tout le monde le sait, à moins d’être aveuglé par l’idéologie. Par conséquent, ce que vous voyez ou, mieux, ce que vous avez entendu dire par le voisin de la belle-sœur de votre cousine est votre meilleur argument pour démonter les mensonges que les experts de tous poils voudraient vous faire avaler. Si vous n’êtes pas convaincu que vous connaissez mieux la criminalité que le criminologue, le climat que le climatologue, l’enseignement que l’enseignant ou l’immigration que le sociologue (etc.), ce n’est même pas la peine de vous inscrire sur un forum.

7. L’orthographe, la grammaire, la syntaxe et la ponctuation seront approximatives. Dans le cas contraire, vous risquez d’être taxé d’intellectuel forcément coupé de la réalité, ce qui est très mauvais pour votre influence sur le forum. Un message bien écrit est hautement suspect : c’est que vous l’avez préparé à l’avance, en contradiction avec la bienséance en ligne qui exige une réaction à chaud fébrilement tapée sur le clavier sans se relire. C’est ainsi que s’exprime la vox populi : spontanée, vive, bouillonnante. Tout le monde sait bien qu’il existe (probablement) une étude américaine montrant que le nombre de votes favorables à une intervention est directement proportionnel au nombre de fautes qu’on y trouve.

7bis. Si vous vous inquiétez de l’image que vous donnerez de vous-même en multipliant les interventions mal écrites, dites-vous que, comme vous ne lisez pas ce qu’écrivent les autres, les autres ne vous liront pas non plus (voir conseil n°12). Ce n’est donc pas un problème.

8. Récusez systématiquement l’argument d’autorité (qui est une entourloupe des élites pour ne pas avoir à entendre ce que vous avez à dire), mais, si nécessaire, n’hésitez pas à glisser dans vos interventions des allusions du type : « Moi qui suis aussi chercheur, je sais donc quand même lire une courbe, et je peux vous dire que celles établies par les spécialistes de la question discutée sont fausses. » Toutefois, il est très important de rester très vague sur la nature de votre travail de « chercheur » ou votre discipline, surtout si vous ne l’êtes pas, car cela pourrait devenir gênant. Si vous l’êtes aussi d’ailleurs, car si vous étiez identifié en donnant trop de précisions, vous risqueriez le discrédit professionnel1.

8bis. Disposition particulière : porter le titre d’ingénieur à la retraite est un atout. Il est bien connu que l’ingénieur à la retraite a, nécessairement, un avis autorisé sur toutes les questions.

9. Quoi que vous ayez à dire, les deux principes centraux qui structureront toutes vos interventions sont : « Faites flèche de tout bois » et « Tout fait farine au moulin ». En particulier, les éléments contraires à votre thèse doivent être présentés comme étant des preuves de ce que vous dites ; l’absence de tout élément de preuve démontre la conspiration du silence qui entoure votre position, mais que les milieux autorisés cachent car elle dérange. Récusez, si nécessaire, les accusations de « théorie du complot » à votre encontre : c’est une tentative du système pour vous censurer, ou une vile attaque ad hominem de vos adversaires visant à vous faire passer pour fou.

10. Réclamez sans cesse un débat ouvert, surtout sur les questions controversées : il s’agit de ne pas avoir de réponses imposées par des spécialistes autoproclamés. Dans le même temps, montrez que tous les arguments des personnes ne pensant pas comme vous sont non recevables car faux, biaisés, orientés (la phrase à utiliser est généralement : « Les chiffres, on leur fait dire ce qu’on veut »), et qualifiez ceux qui les portent de « propagandistes », « adeptes de la pensée unique » ou tout simplement « trolls2 ».

11. En cas de duel rapproché avec un autre internaute, ne restez pas statique : changez d’angle d’approche sans cesse, baladez-le d’une question à l’autre, parlez d’une chose puis d’une tout autre chose en prétendant que c’est la même chose. Il ne pourra pas vous suivre et vous pourrez utiliser l’argument roi : « Vous refusez obstinément de répondre sur le fond du problème. »

12. La cohérence de l’argumentation n’a par conséquent strictement aucune importance. Elle est même vivement déconseillée car elle est contraire à l’efficacité. D’une part, plus vos arguments sont cohérents, plus vous risquez de devoir les préciser si par malchance vous tombiez sur un vrai spécialiste du sujet dont vous parlez, aboutissant nécessairement à l’étalage de votre ignorance. D’autre part, en explicitant vos positions, vous risquez surtout de dépasser le nombre limite de caractères autorisés pour les interventions.

13. Il est très dispensable de lire les interventions des internautes avec qui vous êtes en interaction. Cela vous prendrait beaucoup trop de temps (surtout si la discussion est animée) et nuirait à votre productivité (nombre de messages postés par heure). De toute façon, si c’est quand même pour leur dire qu’ils ont tort, à quoi bon perdre du temps à lire des choses forcément erronées ? S’il faut vraiment donner des gages de dialogue, mettez en exergue un terme des interventions des autres, et faites-lui dire ce que vous voudrez de sorte à servir vos propres positions.

14. En raison de la mise en application des principes précédents, une mauvaise foi à toute épreuve doublée d’endurance sera votre principale qualité. N’admettez jamais la moindre erreur ou imprécision, même indirectement. Lorsque vos positions apparaissent totalement intenables, n’hésitez pas à prétendre que vous avez toujours soutenu le contraire, mais que ce sont les autres, à court d’argumentation, qui ont honteusement déformé vos propos.

15. Ne lâchez jamais prise. Un adversaire est généralement battu aux points et non par KO. À l’usure, donc. S’il continue à contre-argumenter, dites que c’est la preuve qu’il est en difficulté, qu’il ne sait plus quoi dire et s’embrouille en essayant de masquer sa défaite. Si, découragé par la tête de pioche sur laquelle il est tombé en discutant avec vous, il arrête d’argumenter, faites savoir haut et fort que vous avez remporté la joute, ce qui est évidemment la preuve que vous aviez raison.

  1. Chacun sait qu’un chercheur qui souhaite se ridiculiser publiquement sur un sujet qu’il ne maitrise pas n’intervient pas sur des forums en ligne, mais publie un livre, comme Claude Allègre.
  2. C’est-à-dire des personnes créant volontairement la polémique sur une discussion en ligne, ou l’alimentant de façon artificielle, généralement avec des arguments fallacieux, dans le seul but de saboter la discussion et de faire acte de vandalisme.

Baptiste Campion


Auteur

Baptiste Campion est docteur en information et communication de l'Université catholique de Louvain. Il travaille maintenant comme professeur et chercheur à l'Institut des Hautes Études des Communications Sociales au sein du master en éducation aux médias. Ses travaux scientifiques ont principalement porté sur la communication éducative médiatisée, les effets cognitifs de la narration, les interactions en ligne et l'appropriation des technologies numériques, les transformations de l'expertise dans ce contexte particulier. À côté de ces travaux scientifiques, ces questions l'ont amené à réfléchir sur les conditions de la "démocratie numérique", de l'espace social dans une société hypermédiatisée ainsi que le rôle et la transformation des médias.