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Manifeste du Forum pour d’autres indicateurs de richesse
Le collectif Forum pour d’autres indicateurs de richesse (FAIR) regroupe une soixantaine de chercheurs et de militants associatifs qui partagent une réflexion critique sur les indicateurs économiques et ceux de progrès des sociétés. L’occasion de son lancement, au début de 2008 en France, fut la création de la Commission Stiglitz (Commission sur la mesure de la performance économique et du progrès social) sur proposition de Nicolas Sarkozy. Depuis lors, FAIR diffuse son manifeste, traduit en plusieurs langues, et mène diverses actions pour susciter un vaste débat démocratique sur le progrès des sociétés, sur sa mesure et sur l’élaboration d’indicateurs alternatifs au PIB.
Site : http://www.idies.org/index.php?category/FAIR.
État de crises, urgence de la transformation
Année après année, les dérèglements écologiques, sociaux et économiques se sont ancrés de façon systémique, et s’intensifi ent. La crise fi nancière mise au devant de la scène mondiale n’est, en effet, que la face la plus visible pour l’instant de multiples crises structurelles, qui soumettent depuis longtemps déjà certaines des populations du monde à des situations de précarité extrême et à des drames humains, dans un contexte où les inégalités s’aggravent.
En quelques décennies, le développement productiviste exacerbé de certains pays du monde, la montée en charge d’un capitalisme de la démesure, la dévotion faite à la libéralisation économique et à l’individualisme, nous ont conduits à un bilan sévère :
- 20 % de la population mondiale utilise 80 % des ressources naturelles ;
- la pauvreté extrême perdure au coeur d’une société d’abondance, comme en témoigne notamment la crise alimentaire mondiale ;
- les comportements prédateurs et les logiques militaristes d’une partie de l’humanité ont détruit des biens communs de base, et ont mené l’ensemble des populations et la planète « dans le mur ».
Nous illustrons dans les faits ce que disait Gandhi : « Il y a assez de ressources sur cette terre pour répondre aux besoins de tous, mais il n’y en aura jamais assez pour satisfaire les désirs de possession de quelques-uns. »
Ce que Gandhi n’avait pas prévu, c’est que le développement des activités humaines sous sa forme actuelle provoquerait une telle atteinte aux biens communs en général, et aux ressources naturelles en particulier ; que le devenir de la planète, mais plus encore de l’humanité, en serait lui-même hypothéqué.
Le seul exemple du changement climatique et des migrations forcées qui en découlent (plus 230 millions de personnes seront déplacées d’ici 2050, selon les prévisions des institutions internationales) nous enseigne que les crises sont intimement liées. Que la solution ne se situe plus seulement dans une meilleure répartition des richesses dans un monde de croissance illimitée, mais dans l’invention de nouvelles donnes sociales, écologiques, économiques et démocratiques pour que l’histoire collective perdure.
Aujourd’hui, au moins dans certaines régions du monde, le véritable risque (voire déjà la réalité) n’est pas seulement de manquer structurellement de biens et services, mais celui d’être défi nitivement privé de certaines ressources communes de base (ex. sol sain, eau, air respirable…), pourtant considérées jusque-là comme intrinsèquement dues à chacun, et inaltérables.
Nous constatons désormais la limite, voire la perte défi nitive de certaines richesses naturelles, ce qui signifi e que nous nous apprêtons à remettre aux générations émergentes et futures un patrimoine de moindre valeur que celui que nous avons reçu. Le constat est identique dans le domaine de la diversité culturelle, pourtant reconnue comme le « premier patrimoine de l’humanité » — article 1 de l’Agenda 21 de la culture de Barcelone, 2004 — dont la destruction actuelle (ou annoncée) atteint une ampleur jamais égalée, créant un terreau propice à l’émergence de nouvelles logiques de guerre.
Dans ce contexte, nous considérons qu’il est urgent de rappeler que l’accès de tous à l’identité et aux échanges culturels, à un niveau de vie décent et à la consommation de base qu’il sous-tend, à un cadre de vie choisi et aux fondamentaux du bien-vivre sans lesquels le « bien-être » ne peut exister, appartient aux droits essentiels énoncés dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Et qu’il est de notre responsabilité individuelle et collective de savoir le garantir.
« Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. » Déclaration universelle des droits de l’homme 1948, article 1
« Toute personne a droit à un niveau de vie suffi sant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires ; elle a droit à la sécurité en cas de chômage, de maladie, d’invalidité, de veuvage, de vieillesse ou dans les autres cas de perte de ses moyens de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté. » Déclaration universelle des droits de l’homme 1948, article 25
Les déséquilibres environnementaux, sociaux et économiques sont aujourd’hui tels que considérer le « bien-être de tous » comme axe central d’un nouveau projet sociétal (et donc de la notion de progrès) ne relève plus tant d’un seul retour aux visions humanistes que d’une impérieuse nécessité au bénéfi ce de la survie de tous. Nous pouvons dire cyniquement que, « grâce » aux impacts destructeurs et désormais incontestables du changement climatique, ou encore aux effets en chaîne de la crise fi nancière, les avis convergent peu à peu vers l’idée que changer de système de référence n’est pas une alternative, mais la seule issue possible.
Le monde change, mais nos systèmes de référence perdurent
Pour résoudre un problème, il faut changer l’état d’esprit qui l’a créé, Albert Eistein.
Plus que jamais, ce postulat prend sens, car il trace une hypothèse pour « sortir du mur » et pour imaginer les nouvelles voies dont la société actuelle et les populations à venir ont besoin.
Bien que l’état de crises ne soit plus aujourd’hui contesté, les outils d’analyse utilisés par les décideurs politiques et économiques, ou encore le traitement statistique et médiatique du « progrès » continuent de se référer très directement au système de pensée antérieur, dans lequel l’économique et le fi nancier prédominent. Deux aspects illustrent parfaitement cette déviance : d’une part, une narration uniforme du monde réalisée à travers la seule vision de l’ultracapitalisme ; d’autre part, les outils offi ciels de la mesure de la « richesse ».
Le piège d’un monde raconté à l’aune de l’ultracapitalisme
Au fil des dernières décennies, et comme nous le démontre Riccardo Petrella1, nous avons collectivement appris un monde dans lequel le sens même des mots a changé. Ainsi, le référentiel communément admis, c’est que croissance économique signifi e progrès. La « performance des entreprises » fait référence à leur capacité à générer de la valeur pour l’actionnaire et à produire au coût économique le plus bas. La « liberté d’entreprendre », en soi légitime, s’est transformée en logique de non-droit (pas de système de veille, disparition de la régulation démocratique)…
Le système productiviste a ainsi tracé la ligne de conduite pour tous. Nous avons collectivement oublié que « croissance » veut dire « grandir », et que nous pouvons faire le choix de grandir avant tout « en humanité », « en relations humaines », « en éducation », « en préservation de l’environnement », en « sécurité économique et sociale », « en qualité démocratique »…
À l’heure de la crise fi nancière et économique, nombre de décideurs et de médias feignent de découvrir que la démesure de l’économie virtuelle a un impact sur l’économie réelle (comme si les délocalisations à outrance des dernières décennies n’avaient pas été avant tout justifi ées par des logiques fi nancières et boursières). Le néolibéralisme semble offi ciellement mis sur le bûcher. Et pourtant, l’argent que l’on annonçait inexistant pour éradiquer la pauvreté et la faim dans le monde coule brusquement à fl ots pour sauver les banques. Les analystes économiques continuent de faire du moral des places boursières le baromètre du mieux être du monde. Le modèle de développement industriel fait incontestablement naufrage, mais tout est mis en oeuvre pour que l’ultracapitalisme puisse renaître dès que le cyclone sera passé, ce qui est illusoire selon nous.
Le leurre des outils offi ciels de mesure de la « richesse »
Depuis plusieurs décennies, ces outils nous inculquent que « hors de la croissance économique, pas de salut » ; des indicateurs économiques et financiers en berne nous menant, paraît-il, forcément dans une situation d’impasse et de dépression collective. Qu’importe le contenu des fl ux fi nanciers (même s’ils émanent de la vente d’armes, des coûts de la réparation et des soins induits par les accidents de la route, ou encore des activités portant atteinte à l’environnement), pourvu qu’ils augmentent !
Notre rapport au développement humain et au bien-être collectif doit ainsi, nous dit-on, être analysé en fonction de la façon dont nous dépensons (dans l’économie réelle ou virtuelle), et à l’aune de nos volumes de production et d’achats (choisis ou contraints).
Or, nous savons aujourd’hui que la croissance du produit intérieur brut, qui est censée nous donner des nouvelles de la santé collective des pays et des territoires, ne refl ète ni la progression de la santé sociale et des relations humaines ni celle de la préservation des ressources naturelles.
Il ne s’intéresse pas, par exemple, à la manière dont les richesses économiques qu’il recense sont réparties entre les membres de la société. Il ne peut donc pas donner de signaux sur d’éventuels facteurs de décohésion sociale. Il ne prend pas en compte les dégâts engendrés à l’occasion de la production, ni les atteintes au patrimoine collectif dont est dotée une société à un moment donné. Il ignore, notamment, les déprédations opérées sur le patrimoine naturel par l’activité industrielle et commerciale. Il donne la primauté au calcul de la valeur monétaire des biens et services produits, et déconsidère beaucoup d’autres éléments pourtant fondamentalement liés à l’accès au bien-être des populations et à la préservation de la nature : la qualité de l’air et de l’eau, l’aptitude des individus à la conscience et à l’expression, à l’autonomie et à la paix, le niveau d’éducation et de santé, la capacité de la société à maintenir ses membres dans une relative égalité des conditions, le bénévolat, le travail domestique…
De nombreux travaux ont déjà démontré, et depuis longtemps, que cette vision réductrice des échanges (au sens littéral « un don et un retour ») nous induit en erreur pour tracer les perspectives d’un développement humain durable. Nul n’a besoin d’être économiste pour constater que « les échanges Nord-Sud » ou « les échanges commerciaux », etc. n’ont rien à voir avec un aller-retour équilibré ; et que limiter la notion de richesse au calcul monétaire et fi nancier des transferts de biens et de services est une usurpation du terme.
Dans ce contexte, une refonte du PIB, par extension des « imputations monétaires », peut-elle suffi re à évaluer le « bien-être » de la société et de tous, sur une planète préservée ? Nous ne refusons pas par principe toute tentative en ce sens. Mais elle ne saurait, en tout état de cause, être autre chose qu’une posture de transition, une contribution à la contestation de la vision qui nous est imposée depuis plusieurs décennies et qui assimile la croissance économique au progrès. La refonte du produit intérieur brut est inopérante si l’enjeu visé est bien celui du développement humain durable dans toutes ses dimensions.
Un nombre encore limité d’indicateurs non monétaires comme l’indice de développement humain du Programme des Nations unies pour le développement (en cours de redéfi nition), des indicateurs divers de « santé sociale » ou encore l’« empreinte écologique » permettent de porter de nouveaux regards sur l’évolution des sociétés et sur celle des ressources naturelles. C’est un début. Nous devons poursuivre les travaux, afin de définir des instruments de mesure au service d’une vision multidimensionnelle du progrès (« le bien-être pour tous, sur une planète préservée ») et faisant l’objet d’un débat démocratique continu (pour leur élaboration et leur suivi). Mais comment nous y prendre ?
Renouveler ensemble nos valeurs et nos outils de pilotage
Sortir de la spirale des destructions environnementales et sociales, de la folie matérialiste et de l’atonie démocratique passe par une remise à plat des référentiels d’action qui régissent le monde. Ce qui suppose, notamment, l’élaboration collective des repères que nous souhaitons désormais adopter
Il est, dans ce cadre, par exemple urgent de prendre conscience de la confusion entre les notions de « niveau de vie » et de « qualité de vie ». Il est tout aussi urgent de redonner à la « qualité de vie » un sens collectif, qui ne se réduise pas une simple agrégation des préférences individuelles mais qui intègre la prise en compte d’un rapport éclairé aux autres, à la nature et à soi-même, à « l’harmonie entre les humains, et l’harmonie entre les humains et la nature ».
Ainsi, ce que nous devons apprendre pour promouvoir le « bien-être » humain et planétaire, et pour pouvoir le mesurer, c’est notre capacité à mettre en oeuvre les principes de :
- responsabilité, et notamment le choix de la « simplicité volontaire » (être mesurés dans la demande en « avoirs » pour être « justes » dans la répartition et l’usage des ressources) ;
- solidarité (au sens littéral « nous sommes partie d’un tout ») ;
- altérité, qui permet la reconnaissance de chacun dans ses différences, et la recherche des interactions entre tous pour constituer de nouvelles formes de capital social — cf. Amartya Sen ;
- égalité d’accès pour tous à la dignité, aux droits, aux « biens communs » matériels (ex. eau, alimentation, habitat…) et immatériels (exemples, éducation, culture…), au bien-être et à la douceur de vivre.
Redéfinir le tableau de bord de notre richesse nationale implique, au préalable, une interrogation et une mise au débat de ce qui fait « valeurs » (au sens littéral : « forces de vie »), de ce qui compte vraiment, de ce qui fait sens dans les échanges, de la place octroyée à la dimension démocratique du « bien vivre ensemble ».
Il paraît difficile de penser que cette démarche puisse se réaliser dans la neutralité idéologique, car elle nécessite de faire des choix. De nombreuses questions sont ainsi posées : qu’est-ce que qu’une société « riche » ? Souhaitons-nous rester dans la posture schizophrénique du moment, qui est marquée par l’antinomie entre l’appel quasi consensuel à l’adoption de nouvelles pratiques de consommation (au nom de la lutte contre le « trop » effet de serre, et plus globalement du développement durable), et la perpétuation de références économiques totalement contradictoires avec les enjeux sociaux et environnementaux ? Sommes-nous prêts à admettre que le fait même « d’être en société » nous importe, et que la cohésion de cette société et l’équilibre des échanges en son sein constituent un bien commun qui a une valeur ?
Il paraît ainsi grand temps d’engager une réflexion sur les objectifs de notre société, dans la droite ligne de la réfl exion de Kant : « Le problème essentiel, pour l’espèce humaine […], c’est la réalisation d’une société civile administrant le droit d’une façon universelle. »
Ici, aucun expert (économiste ou autre), aussi compétent soit-il, ne détient seul les clefs pour défi nir les cadres du « bienêtre », de la valeur des échanges et de leur analyse. La légitimité de la défi nition du projet sociétal et de ses indicateurs d’évaluation relève d’une négociation collective, et revient à l’ensemble des parties prenantes en présence.
C’est ensemble que nous devons décider d’opter pour une posture d’adaptation, qui revient à conforter aussi longtemps que possible un monde sur le déclin (à l’image du récent sauvetage financier des banques via les fonds publics) ou de choisir un autre modèle, avec d’autres repères.
C’est en redonnant sens aux échanges non économiques et à « ce qui compte le plus » pour nous que nous serons en capacité de redéfi nir la notion de richesse, de refonder les règles du partage, les supports d’échanges comme la monnaie, mais aussi les modalités de compte, ou encore les systèmes de redistribution appropriés. Que nous serons en mesure de redonner sa juste place — et non pas toute la place — à l’économie.
Le chantier est trop vaste, et l’enjeu démocratique trop fort, pour que qui que ce soit puisse imaginer qu’un type d’acteurs, une Commission ou un réseau soit en mesure de les embrasser de façon exclusive. Dans ce cadre, de nombreux intervenants portent la responsabilité de lancer sans attendre, au niveau national et dans les territoires, des débats publics ouverts, pluralistes et éclairés par la diversité des formes d’expertise, autour de la question de la richesse et des logiques d’échanges. Et parmi ces personnes : les chercheurs, les enseignants et autres acteurs de l’éducation, les parlementaires (dans leur double rôle d’intervenants nationaux et de référents locaux), les élus territoriaux, les syndicalistes, les animateurs des partis politiques, les coordonnateurs de réseaux professionnels ou citoyens…
La rédaction de ce texte a été coordonnée par Hélène Combe, et elle a bénéfi cié de contributions et suggestions de plusieurs membres de FAIR, notamment Florence Jany-Catrice, Dominique Méda, Patrick Viveret, Jean Fabre, Jean-Marie Harribey, Isabelle Cassiers et Jean Gadrey.