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« Makers »

Numéro 5 - 2015 par Lionel Maes

juillet 2015

Le 13 décembre 2013, Arnaud Montebourg, alors ministre du Redressement productif du gouvernement français, et Fleur Pellerin, alors ministre déléguée chargée des petites et moyennes Entreprises, de l’Innovation et de l’Économie numérique, annoncent par communiqué de presse « les résultats de l’appel à projets FabLab, Aide au développement des ateliers de fabrication numérique ». Ce document propose une […]

Le Mois

Le 13 décembre 2013, Arnaud Montebourg, alors ministre du Redressement productif du gouvernement français, et Fleur Pellerin, alors ministre déléguée chargée des petites et moyennes Entreprises, de l’Innovation et de l’Économie numérique, annoncent par communiqué de presse1 « les résultats de l’appel à projets FabLab, Aide au développement des ateliers de fabrication numérique ». Ce document propose une définition du terme FabLab : « Un FabLab est un atelier de fabrication numérique qui permet de fabriquer toute sorte d’objets à l’aide de machines-outils pilotées par ordinateur. Dans un FabLab, on trouve par exemple des découpes laser, des fraiseuses numériques, ou encore des imprimantes 3D. » Pourquoi un tel engouement et, surtout, un tel investissement de la part d’un gouvernement pour le développement d’ateliers qui permettent de « fabriquer toute sorte d’objets » ? Pourquoi cette obsession autour de trois technologies de fabrication numérique ; tables de découpes lasers, fraiseuses numériques et imprimantes 3D ? Parce qu’avec les FabLabs, « on concrétise le virtuel. Les Français sont bricoleurs, et les FabLabs, c’est le bricolage à l’ère du numérique, c’est la créativité pour tous ! » Voilà donc un gouvernement qui soutient le bricolage, l’appropriation de la technologie et un « mouvement mondial, celui de la transformation numérique, celui de l’innovation, celui des makers, qui va remettre en cause les schémas traditionnels de l’industrie ».

Ce fameux « mouvement des makers » a été nommé, décrit et théorisé par trois personnages majeurs dans l’univers technologique américain : Neil Gershenfeld, professeur au Massachusetts Institute of Technology (MIT), créateur du premier FabLab, le Center for bits and atoms, dont le cours donné dès 1998 « How to make (almost) anything » porte sur l’informatique physique ou informatique embarquée ; Dale Dougherty, qui a lancé le magazine Make en 2005, les « Maker Faires » en 2006 et une société dédiée à ces activités : Maker Media Inc ; Chris Anderson, ancien patron du magazine Wired, actuel patron d’une société de fabrication de drones amateurs, qui a écrit le livre de référence du « mouvement » : Makers, the new industrial revolution2.

Un « besoin »

Qui sont les makers ? Si l’on se réfère à Dale Dougherty, chacun d’entre nous est un maker en puissance. En 2011, lors d’une conférence intitulée « We are makers », il diffuse les premières minutes d’un film de propagande industrielle sponsorisé par Chevrolet, daté de 1960, dont le premier plan donne à voir des enfants construisant un château de sable à la mer, scène commentée par une voix-off qui, pleine d’enthousiasme, nous assène : « Of all things americans are, we are makers. » Si les Français sont bricoleurs, les Américains sont donc déjà « makers » depuis (au moins) les années 1960. Il semble naturel, pour Dougherty, de réactualiser le message de ce film en enlevant la référence nationale. On passe du « We, americans, are makers » au « We are all makers ». Pourquoi ? Parce que nous avons tous en nous la capacité et ce besoin de créer, de produire des choses. Ce besoin est universel. Un maker n’est pas seulement un bricoleur, c’est un créateur, un producteur de nouvelles choses.

Dougherty donne à voir, lors de cette conférence, des exemples de créations de makers qui ont participé à l’une ou l’autre Maker Faire, des évènements rassemblant des makers qui, chaque année, viennent montrer leurs projets et partager leurs ressources et techniques. On peut ainsi découvrir une toute petite mobilette motorisée par une perceuse ou une voiture couverte d’animaux en plastique qui chantent et bougent de manière synchronisée. Prenant appui sur ces exemples, Dougherty nous dit : « Les makers sont des créateurs enthousiastes, des amateurs, qui adorent faire ce qu’ils font, mais ne savent pas toujours pourquoi ils le font. » Il précise que ce qui l’intéresse particulièrement, c’est le rapport que ces personnes entretiennent avec la technologie. Il y a, selon lui, une « prise de contrôle de la technologie » par ces personnes. Les makers ne sont pas « ordinaires », peuvent être « un peu radicaux », « subversifs », « en marge de la société ». Mais, finalement, cet aspect « subversif » rapidement évoqué n’est peut-être qu’un détail, un passage obligé pour tout maker : Steve Jobs et Steve Wozniak, lorsqu’ils mettaient au point le premier ordinateur de bureau au sein du Homebrew Computer Club, n’étaient-ils pas eux-mêmes des makers ? Henry Ford n’était-il pas lui aussi un maker3 ?

Un « mouvement »

Dans son livre Makers, the new industrial revolution, Chris Anderson revient sur la « période Homebrew Computer Club » de Steve Jobs et Steve Wozniak. Dans un chapitre intitulé « Makers de tous les pays, unissez-vous » (sic), il raconte comment le Homebrew Computer Club, fréquenté par Jobs et Wozniak au moment du développement du premier prototype de l’ordinateur personnel Apple, était lié à la pensée de Steward Brand qui militait pour la « libération informatique », un accès à la technologie pour tous, qui « émanciperait les esprits et les talents ». Brand est connu pour avoir publié à partir de 1968 The Whole Earth Catalog, un catalogue d’outils, de textes et d’informations destiné aux communautés autonomes aux États-Unis, dont le premier numéro était sous-titré « Access to tools ». La philosophie Do it yourself (DIY), profondément alternative, qui a émergé à la fin des années 1960 aux États-Unis et dont le Whole Earth Catalog est directement issu, aurait amorcé un mouvement continu qui, en passant par la création de clubs de makers, aurait abouti au succès mondial d’une entreprise, Apple. Lorsque l’on connait les guerres de brevets que mène cette entreprise, les efforts mis dans un design (software ou hardware) à l’opposé de l’open-source, les revendications d’étranges concepts marketing comme celui de l’interface « intuitive », difficile de ne pas y voir un paradoxe. Pour Anderson, point de paradoxe, mais un mouvement global, celui de l’innovation, celui des makers. En cela réside précisément la force du « concept maker ». Il est capable de rassembler dans un mouvement unique des pratiques qui peuvent être idéologiquement opposées ou qui n’ont simplement rien à voir entre elles. Un punk californien au début des années 1980 qui réalise des fanzines dans sa cave est autant maker que Mark Zuckerberg en train de développer Facebook, qu’un bricoleur qui fabrique une arme, un meuble ou une éolienne ou que Mitch Altman4 qui crée le prototype des trip glasses. C’est un mouvement large, qui ne repose pas sur des idées, mais sur un besoin universel de l’être humain. C’est dans notre ADN.

Une « révolution »

Pour expliquer en quoi les makers représentent actuellement un mouvement qui mène vers une « nouvelle révolution industrielle », Anderson spécifie plus précisément ce qu’est le maker contemporain par trois caractéristiques qui lui sont propres, liées à l’évolution de la technologie numérique. Premièrement, le nouveau maker « utilise des outils de bureau numériques pour créer des modèles de nouveaux produits et en réaliser des prototypes ». Ensuite, « sa norme culturelle exige que ces modèles soient mis à la disposition d’autrui et que les membres des communautés en ligne collaborent entre eux ». Enfin, « il utilise pour ses modèles des formats de fichiers courants, ce qui permet à quiconque, s’il le désire, de les adresser à des services de fabrication commerciaux qui les produiront dans la quantité voulue, aussi aisément qu’il les fabriquerait sur son bureau. Le cheminement de l’idée à la création d’entreprise s’en trouve radicalement abrégé, selon un effet identique à celui du web pour les logiciels, les informations et les contenus. » Par l’apport du numérique et par les pratiques collaboratives qui lui sont propres, le maker bricoleur devient maker entrepreneur. Et la voilà donc la révolution : « Les enfants pourraient fabriquer pour de bon ce qu’ils ont dessiné à l’écran. Considérez ce que cela signifierait pour eux de tenir en main ce qu’ils auraient rêvé. Ainsi créera-t-on une génération de makers. Ainsi naitra une nouvelle vague de créateurs d’entreprises industrielles. » Toute pratique créative, grâce à la technologie numérique, peut enfin se réaliser entièrement en engendrant une entreprise. Le mouvement des makers, c’est l’entrepreneuriat pour tous, et des innovations qui « partent des gens vers les entreprises », du « bas vers le haut ». La finalité du partage de l’information, de la collaboration en ligne, de l’apprentissage par l’expérimentation, des hobbys, de l’éducation à la technologie, c’est la création d’entreprises de niche. Et puisque nous avons tous le gène du maker, nous avons tous le gène de l’entrepreneur.

Qu’on ne s’y trompe pas. Lorsque le gouvernement français promet la « créativité pour tous », c’est de développement économique dont il parle. Le problème, c’est qu’au travers du terme maker, créativité et développement économique sont définitivement indissociables. Il est effectivement nécessaire de créer des espaces où la technologie est rendue accessible à tous. Pas tant pour créer de nouvelles générations d’entrepreneurs que pour apprendre, questionner, détourner. Surveiller aussi ; les développements technologiques conditionnent tellement notre quotidien que la compréhension des nouveaux enjeux technologiques pour tout le monde devient une condition nécessaire à la démocratie. Mais, dans la logique du mouvement des makers, ces activités n’ont qu’un sens et il est économique. Le mouvement des makers, c’est résumer la créativité humaine à son potentiel commercial.

  1. Arnaud Montebourg et Fleur Pellerin annoncent les résultats de l’appel à projets FabLab « Aide au développement des ateliers de fabrication numérique ».
  2. Pearson, 2012.
  3. Il est à noter que la conférence de Dale Dougherty se déroule à Detroit.
  4. Mitch Altman est un activiste américain qui a importé le concept des hackerspaces aux États-Unis. Il a notamment commercialisé, avec sa société Cornfield Electronics, les trip glasses, des lunettes de méditation qui provoqueraient des hallucinations par impulsions lumineuses.

Lionel Maes


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