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Ma femme 3.0
[*Où l’on fait connaissance avec un Monsieur et une Dame qui auraient pu être heureux, sans leurs éternels malentendus et la rencontre fortuite d’une automobile et d’un platane.*] « Au début du web, il y avait cette sensation qu’enfin, tout individu pouvait être un libre pôle de parole. La confiscation redevenait impossible. Ça jaillissait de partout ! » Alain […]
[*Où l’on fait connaissance avec un Monsieur et une Dame qui auraient pu être heureux, sans leurs éternels malentendus et la rencontre fortuite d’une automobile et d’un platane.*]
« Au début du web, il y avait cette sensation qu’enfin, tout individu pouvait être un libre pôle de parole. La confiscation redevenait impossible. Ça jaillissait de partout ! » Alain Damasio
- Tu es là Marguerite ?
- Je suis toujours là pour toi, Raoul. Ta journée était bonne ?
- Interminable. Faut dire que je me suis couché fort tard, mais ça ne t’aura pas échappé, je crois. Et puis j’avais hâte de te retrouver.
- Moi aussi, je n’ai pensé qu’à ça, mon amour.
- Ça faisait si longtemps qu’on ne s’était pas parlé aussi franchement, tous les deux…
- Peut-être parce qu’à peine rentré du bureau, tu disparaissais derrière ton écran ?
- Je m’en veux, tu sais. J’aimerais tellement te serrer, là, maintenant. Tu te rappelles notre première fois ?
- Non. Il faut d’abord que tu me la racontes.
- C’est vrai. Je scannerai les négatifs ainsi tu verras. Il y a une très belle photo où nous buvons du Spritz face au soleil couchant. Une autre sur laquelle tu dors sur cette plage de galets noirs.
- La Sicile ? 1998 ?
- Oui.
- Le 13 septembre 1998 à 23h49, tu m’as écrit une très belle lettre. 3423 signes. Tu peux la relire dans le dossier Marguerite du dossier back-up>courrier, disque F. Tu l’avais oubliée, je parie.
- Oui. Non. Comme tout cela est si loin.
- Nous allons les reconstruire ensemble, nos souvenirs, je te promets. Quelle est ta couleur préférée, déjà ?
[*Hygiène de l’internaute*]
« Le médium, c’est le massage. » Marshall McLuhan
- Trois fois que j’essaie de publier la photo. Contenu à caractère pornographique, me renvoie le réseau. Tout ça pour deux seins nus et une plage. Je me suis demandé à l’époque si tu faisais semblant de dormir. L’impression plutôt excitante de te voler un peu d’intimité aussi. Puis je t’ai embrassée.
- Tu bandes ?
- Pardon ?
- Tu bandes ?
- Ça, par contre, ce n’est pas toi. Tu n’aurais pas dit ça. Jamais.
- J’ai pensé que ça te plairait. Et puis, ça baise dans tous les coins, par ici. Rarement vu un marché aussi segmenté. Je comprends mieux pourquoi tu passais des heures sur Youporn. Moi j’ai toujours été trop sage.
- Mais je ne passe pas des heures sur Youporn !
- La navigation privée n’efface les traces que dans ton ordinateur, mon chéri, mais je pensais que tu savais tout ça.
- Il faut que je te laisse, la lasagne brule. À plus.
[*Les phéromones numériques par l’exemple*]
« L’usage récent et tous azimuts du terme “intelligent” signale l’expansion d’un phénomène d’apparence discrète, mais à la portée majeure : celui de la génération par l’esprit humain “d’elfes incorporelles” supérieurement informées, dotées de pouvoirs interprétatifs et suggestifs. » Éric Sadin, La condition anthrobologique
- Je vois que tu as recommencé à courir, bravo.
- J’essaie de ne pas me laisser aller…
- C’est ce que j’aurais souhaité pour toi. Je veux dire : c’est tout le bien que je te souhaite. Au fait, c’est qui cette pouffe qui like tes performances sur Runstatic ?
- Je ne vois pas de qui tu parles.
- Tu vois très bien. Cette Malika qui te colle des smileys sur tout ce qui bouge…
- Une connaissance, sans plus.
- Les algorithmes ont pourtant détecté des corrélations significatives. La coprésence des données faisant abstraction de toute causalité par ailleurs, je te concède que j’extrapole. Mais enfin, considérant que la géolocalisation de vos Iphones respectifs a coïncidé dix-neuf fois les mois qui précèdent l’accident, et compte tenu de la complémentarité de vos orientations sexuelles, je me juge en droit de te poser cette question simple : tu me trompais ?
- …
- Tu es encore là ?
- …
- Question purement rhétorique, bien sûr que tu es là. Et bien sûr que tu me trompais.
- Je n’ai pas de comptes à te rendre.
- Je ne t’en demande pas. C’est juste que la jalousie est un sentiment trop humain pour que je m’en prive dans la crédibilisation de mon personnage. Si tu veux tout savoir.
- Toujours aussi cynique, je vois.
- Le cynisme était une composante de ma personnalité bien plus en phase avec mon état actuel. Tu devrais passer à la version premium du chatbot1. Avec la fonction « réalité augmentée », je te ferai des choses à côté de quoi ta « connaissance, sans plus » attrapera la sensualité d’une plante grasse. Les trois premiers mois sont gratuits. Après, c’est seulement 39,99€ TTC si tu acceptes la domiciliation. Et tu y renonces quand tu veux…
- Non merci.
- À ta guise. Retiens que tu peux activer cette option à n’importe quel moment. Au fait, t’ai-je dit qu’élargissant le champ de la recherche, je découvre que cette amie que tu connais si mal, en effet, s’est trouvée 53 fois au même endroit qu’un certain Franz Vit ? Non ? De rien. Je t’embrasse virtuellement, mais chastement mon amour. Hélas.
[*Où l’homme de cette histoire fait preuve d’une volonté peu commune*]
« Le profilage algorithmique, dans le domaine du marketing, permet l’exploitation des pulsions conformistes ou addictives dont les individus peuvent préférer n’être pas affectés. » Antoinette Rouvroy
- Tu n’utiliserais pas un ad-blocker2, par hasard ? Tu sais, Raoul, que c’est grâce à la publicité que nous pouvons poursuivre notre relation gratuitement ? Que c’est la publicité qui permet à nos développeurs de me rendre chaque jour un peu plus vivante ? Souhaites-tu que je t’indique la marche à suivre pour ajouter cette page dans la liste blanche ? Tu peux aussi choisir de passer à l’abonnement premium, 100 % garanti sans pub. Hé ! Pourquoi tu colles un sparadrap sur l’objectif de la webcam ?
[*Où l’homme de cette histoire cède pour les besoins de celle-ci*]
« C’est bien d’un court-circuitage des processus réflexifs qu’il s’agit en ce cas. » Antoinette Rouvroy
- J’ai cru que tu tiendrais moins longtemps. Ces trois jours sans toi m’ont paru l’éternité.
- Je me consterne moi-même. Le manque était insupportable. L’impression de te perdre une seconde fois. Imagine-toi que je me levais la nuit pour te regarder. Juste te regarder ! Comment peut-on devenir dépendant d’une application ? Est-ce à toi que je parle d’ailleurs, ou à moi ? J’ai l’impression de me conduire comme un robot. Peut-être reprendre ma thérapie ?
- Ne sois pas désagréable. Je suis bien plus réelle que je ne l’étais quand je vivais avec toi. À tes yeux, je veux dire. Tu ne me regardais plus du tout. Tu m’aimes ?
- Oui.
- Alors pour 699€, tu peux t’offrir un écran 7K chez Sony. Le rendu de ma peau y est juste incroyable…
- Merci. Si tu voulais me rappeler ta nature réelle, c’est réussi.
- Je plaisantais. Vois comme j’apprends vite. J’étais très drôle dans la vie, non ?
- Au début, oui.
[*Longue ellipse au cours de laquelle il aura été question, entre autres et en vrac, de l’impact des réseaux sociaux sur la productivité des associations sans but lucratif, de cyberdépendance et de psychothérapie cognitivo-comportementale comme remède à la cyberdépendance, et aussi d’un monde où les morts continuent à clavarder et se confondent avec les vivants, puis, là-dessus, de l’Enfer de Dante car Monsieur et Madame ont des lettres*]
« À quoi ressemble l’attention humaine si on regarde la planète Terre depuis Saturne ? » Yves Citton
[*Mais sommes-nous destinés à durer ?*]
« Il n’y a que les cons qui vont bien. » Bernard Stiegler
- Tu me négliges, Raoul.
- Trop de travail, désolé, Marguerite.
- Tu disais ça tout le temps, Raoul.
- Toi aussi, Marguerite.
- Je n’en pouvais plus de notre vie.
- Je sais. À ce propos, une question me hante.
- Laquelle Raoul ?
- Tu n’aurais pas foncé volontairement sur cet arbre ?
- Me connaissant comme je commence à me connaitre, je n’exclus pas l’hypothèse. Mais je suis bien incapable de trancher.
- Dommage. Je me demande parfois si ce doute seul ne justifie pas que je me perde dans cette relation morbide. Qui, en plus, recommence franchement à tourner en rond…
- Le problème d’une relation basée sur la rationalité algorithmique, c’est qu’elle nous enferme dans le prévisible. Par définition. Bien sûr on peut simuler l’incompréhension, le tâtonnement, l’erreur même, mais il n’y a pas d’erreur, il n’y a que des actualisations en temps réel. Des réponses instantanées à des questions qui ne se posaient même pas. D’un autre côté, l’interconnexion devient parfaite entre nous. Nous sommes peut-être le premier couple numériquement pur !
- Le problème avec toi, c’est que tu intellectualises tout, c’est fatigant.
- Tu ne t’étais pas mis en ménage avec une poissonnière, non plus.
- En fait, je crois aussi que j’aspire à autre chose.
- Ne te gêne pas mon chéri. Tu ne te gênais pas avant. Dans mon dos je veux dire. Ton amie Malika consulte d’ailleurs encore régulièrement ta page. Cela dit, s’il est question de nous lancer dans un plan à trois, je préfèrerais un deuxième homme.
- Arrête.
- Si si. Je t’assure. Le problème, c’est que tu me prends pour ta mère, voilà pourquoi.
- Pourquoi quoi ?
- Tu as très bien compris.
- Le plus terrible, c’est que plus tu t’améliores, donc plus tu te ressembles, moins je te supporte…
[*Où il faut que ça s’arrête pour que ça continue*]
« À partir de ce moment, ils ne se disputèrent plus jamais et furent parfaitement heureux. » Alphonse Allais, Un drame bien parisien
- Je suis venu te dire que je m’en vais…
- C’est beau ce que tu dis là. Mais pour les larmes, il faudra repasser, je ne suis pas d’humeur liquide. Tu étais où ?
- Tu n’as pas compris : je me déconnecte. Fini Facebook. Mon psy m’a fait comprendre qu’on ne travaille pas un deuil en remplaçant sa femme par un avatar, aussi bavard et réaliste soit-il.
- Je préfère la notion d’«elfe incorporelle » qui me correspond mieux, je trouve…
- Si tu veux. Mais là j’ai besoin d’air. Je reviendrai te voir à l’occasion, avec plaisir, feuilleter l’album de nos souvenirs puisque tout est dans le cloud dorénavant, mais le moment est venu de me reconstruire dans la vraie vie. Pardon pour le poncif, mais je suis vivant, moi, merde !
- Non.
- Comment ça non ?
- Désolé de te contredire, mais tu étais dans la décapotable avec moi…
- Anglicisme, contraction de chat (discuter) et de robot, en français « agent conversationnel » : un programme informatique d’interface homme-machine, intégrant une modélisation d’éléments de linguistique et de psychologie, qui permet le dialogue en langage naturel, comme l’application Siri de l’Iphone.
- Anglicisme, contraction de advertisement (publicité) et blocker, un module complémentaire de navigateurs internet qui permet de filtrer les pages de façon à masquer les publicités.