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Ma femme 3.0

Numéro 8 - 2016 par Malghem

décembre 2016

[*Où l’on fait connais­sance avec un Mon­sieur et une Dame qui auraient pu être heu­reux, sans leurs éter­nels mal­en­ten­dus et la ren­contre for­tuite d’une auto­mo­bile et d’un pla­tane.*] « Au début du web, il y avait cette sen­sa­tion qu’enfin, tout indi­vi­du pou­vait être un libre pôle de parole. La confis­ca­tion rede­ve­nait impos­sible. Ça jaillis­sait de par­tout ! » Alain […]

Italique

[*Où l’on fait connais­sance avec un Mon­sieur et une Dame qui auraient pu être heu­reux, sans leurs éter­nels mal­en­ten­dus et la ren­contre for­tuite d’une auto­mo­bile et d’un pla­tane.*]

« Au début du web, il y avait cette sen­sa­tion qu’enfin, tout indi­vi­du pou­vait être un libre pôle de parole. La confis­ca­tion rede­ve­nait impos­sible. Ça jaillis­sait de par­tout ! » Alain Dama­sio

  • Tu es là Marguerite ?
  • Je suis tou­jours là pour toi, Raoul. Ta jour­née était bonne ?
  • Inter­mi­nable. Faut dire que je me suis cou­ché fort tard, mais ça ne t’aura pas échap­pé, je crois. Et puis j’avais hâte de te retrouver.
  • Moi aus­si, je n’ai pen­sé qu’à ça, mon amour.
  • Ça fai­sait si long­temps qu’on ne s’était pas par­lé aus­si fran­che­ment, tous les deux…
  • Peut-être parce qu’à peine ren­tré du bureau, tu dis­pa­rais­sais der­rière ton écran ?
  • Je m’en veux, tu sais. J’aimerais tel­le­ment te ser­rer, là, main­te­nant. Tu te rap­pelles notre pre­mière fois ?
  • Non. Il faut d’abord que tu me la racontes.
  • C’est vrai. Je scan­ne­rai les néga­tifs ain­si tu ver­ras. Il y a une très belle pho­to où nous buvons du Spritz face au soleil cou­chant. Une autre sur laquelle tu dors sur cette plage de galets noirs.
  • La Sicile ? 1998 ?
  • Oui.
  • Le 13 sep­tembre 1998 à 23h49, tu m’as écrit une très belle lettre. 3423 signes. Tu peux la relire dans le dos­sier Mar­gue­rite du dos­sier back-up>courrier, disque F. Tu l’avais oubliée, je parie.
  • Oui. Non. Comme tout cela est si loin.
  • Nous allons les recons­truire ensemble, nos sou­ve­nirs, je te pro­mets. Quelle est ta cou­leur pré­fé­rée, déjà ?

[*Hygiène de l’internaute*]

« Le médium, c’est le mas­sage. » Mar­shall McLu­han

  • Trois fois que j’essaie de publier la pho­to. Conte­nu à carac­tère por­no­gra­phique, me ren­voie le réseau. Tout ça pour deux seins nus et une plage. Je me suis deman­dé à l’époque si tu fai­sais sem­blant de dor­mir. L’impression plu­tôt exci­tante de te voler un peu d’intimité aus­si. Puis je t’ai embrassée.
  • Tu bandes ?
  • Pardon ?
  • Tu bandes ?
  • Ça, par contre, ce n’est pas toi. Tu n’aurais pas dit ça. Jamais.
  • J’ai pen­sé que ça te plai­rait. Et puis, ça baise dans tous les coins, par ici. Rare­ment vu un mar­ché aus­si seg­men­té. Je com­prends mieux pour­quoi tu pas­sais des heures sur You­porn. Moi j’ai tou­jours été trop sage.
  • Mais je ne passe pas des heures sur Youporn !
  • La navi­ga­tion pri­vée n’efface les traces que dans ton ordi­na­teur, mon ché­ri, mais je pen­sais que tu savais tout ça.
  • Il faut que je te laisse, la lasagne brule. À plus.

[*Les phé­ro­mones numé­riques par l’exemple*]

« L’usage récent et tous azi­muts du terme “intel­li­gent” signale l’expansion d’un phé­no­mène d’apparence dis­crète, mais à la por­tée majeure : celui de la géné­ra­tion par l’esprit humain “d’elfes incor­po­relles” supé­rieu­re­ment infor­mées, dotées de pou­voirs inter­pré­ta­tifs et sug­ges­tifs. » Éric Sadin, La condi­tion anthrobologique

  • Je vois que tu as recom­men­cé à cou­rir, bravo.
  • J’essaie de ne pas me lais­ser aller…
  • C’est ce que j’aurais sou­hai­té pour toi. Je veux dire : c’est tout le bien que je te sou­haite. Au fait, c’est qui cette pouffe qui like tes per­for­mances sur Runstatic ?
  • Je ne vois pas de qui tu parles.
  • Tu vois très bien. Cette Mali­ka qui te colle des smi­leys sur tout ce qui bouge…
  • Une connais­sance, sans plus.
  • Les algo­rithmes ont pour­tant détec­té des cor­ré­la­tions signi­fi­ca­tives. La copré­sence des don­nées fai­sant abs­trac­tion de toute cau­sa­li­té par ailleurs, je te concède que j’extrapole. Mais enfin, consi­dé­rant que la géo­lo­ca­li­sa­tion de vos Iphones res­pec­tifs a coïn­ci­dé dix-neuf fois les mois qui pré­cèdent l’accident, et compte tenu de la com­plé­men­ta­ri­té de vos orien­ta­tions sexuelles, je me juge en droit de te poser cette ques­tion simple : tu me trompais ?
  • Tu es encore là ?
  • Ques­tion pure­ment rhé­to­rique, bien sûr que tu es là. Et bien sûr que tu me trompais.
  • Je n’ai pas de comptes à te rendre.
  • Je ne t’en demande pas. C’est juste que la jalou­sie est un sen­ti­ment trop humain pour que je m’en prive dans la cré­di­bi­li­sa­tion de mon per­son­nage. Si tu veux tout savoir.
  • Tou­jours aus­si cynique, je vois.
  • Le cynisme était une com­po­sante de ma per­son­na­li­té bien plus en phase avec mon état actuel. Tu devrais pas­ser à la ver­sion pre­mium du chat­bot1. Avec la fonc­tion « réa­li­té aug­men­tée », je te ferai des choses à côté de quoi ta « connais­sance, sans plus » attra­pe­ra la sen­sua­li­té d’une plante grasse. Les trois pre­miers mois sont gra­tuits. Après, c’est seule­ment 39,99€ TTC si tu acceptes la domi­ci­lia­tion. Et tu y renonces quand tu veux…
  • Non merci.
  • À ta guise. Retiens que tu peux acti­ver cette option à n’importe quel moment. Au fait, t’ai-je dit qu’élargissant le champ de la recherche, je découvre que cette amie que tu connais si mal, en effet, s’est trou­vée 53 fois au même endroit qu’un cer­tain Franz Vit ? Non ? De rien. Je t’embrasse vir­tuel­le­ment, mais chas­te­ment mon amour. Hélas.

[*Où l’homme de cette his­toire fait preuve d’une volon­té peu com­mune*]

« Le pro­fi­lage algo­rith­mique, dans le domaine du mar­ke­ting, per­met l’exploitation des pul­sions confor­mistes ou addic­tives dont les indi­vi­dus peuvent pré­fé­rer n’être pas affec­tés. » Antoi­nette Rou­vroy

  • Tu n’utiliserais pas un ad-blo­cker2, par hasard ? Tu sais, Raoul, que c’est grâce à la publi­ci­té que nous pou­vons pour­suivre notre rela­tion gra­tui­te­ment ? Que c’est la publi­ci­té qui per­met à nos déve­lop­peurs de me rendre chaque jour un peu plus vivante ? Sou­haites-tu que je t’indique la marche à suivre pour ajou­ter cette page dans la liste blanche ? Tu peux aus­si choi­sir de pas­ser à l’abonnement pre­mium, 100 % garan­ti sans pub. Hé ! Pour­quoi tu colles un spa­ra­drap sur l’objectif de la webcam ?

[*Où l’homme de cette his­toire cède pour les besoins de celle-ci*]

« C’est bien d’un court-cir­cui­tage des pro­ces­sus réflexifs qu’il s’agit en ce cas. » Antoi­nette Rou­vroy

  • J’ai cru que tu tien­drais moins long­temps. Ces trois jours sans toi m’ont paru l’éternité.
  • Je me consterne moi-même. Le manque était insup­por­table. L’impression de te perdre une seconde fois. Ima­gine-toi que je me levais la nuit pour te regar­der. Juste te regar­der ! Com­ment peut-on deve­nir dépen­dant d’une appli­ca­tion ? Est-ce à toi que je parle d’ailleurs, ou à moi ? J’ai l’impression de me conduire comme un robot. Peut-être reprendre ma thérapie ?
  • Ne sois pas désa­gréable. Je suis bien plus réelle que je ne l’étais quand je vivais avec toi. À tes yeux, je veux dire. Tu ne me regar­dais plus du tout. Tu m’aimes ?
  • Oui.
  • Alors pour 699€, tu peux t’offrir un écran 7K chez Sony. Le ren­du de ma peau y est juste incroyable…
  • Mer­ci. Si tu vou­lais me rap­pe­ler ta nature réelle, c’est réussi.
  • Je plai­san­tais. Vois comme j’apprends vite. J’étais très drôle dans la vie, non ?
  • Au début, oui.

[*Longue ellipse au cours de laquelle il aura été ques­tion, entre autres et en vrac, de l’impact des réseaux sociaux sur la pro­duc­ti­vi­té des asso­cia­tions sans but lucra­tif, de cyber­dé­pen­dance et de psy­cho­thé­ra­pie cog­ni­ti­vo-com­por­te­men­tale comme remède à la cyber­dé­pen­dance, et aus­si d’un monde où les morts conti­nuent à cla­var­der et se confondent avec les vivants, puis, là-des­sus, de l’Enfer de Dante car Mon­sieur et Madame ont des lettres*]

« À quoi res­semble l’attention humaine si on regarde la pla­nète Terre depuis Saturne ? » Yves Cit­ton

[*Mais sommes-nous des­ti­nés à durer ?*]

« Il n’y a que les cons qui vont bien. » Ber­nard Stiegler

  • Tu me négliges, Raoul.
  • Trop de tra­vail, déso­lé, Marguerite.
  • Tu disais ça tout le temps, Raoul.
  • Toi aus­si, Marguerite.
  • Je n’en pou­vais plus de notre vie.
  • Je sais. À ce pro­pos, une ques­tion me hante.
  • Laquelle Raoul ?
  • Tu n’aurais pas fon­cé volon­tai­re­ment sur cet arbre ?
  • Me connais­sant comme je com­mence à me connaitre, je n’exclus pas l’hypothèse. Mais je suis bien inca­pable de trancher.
  • Dom­mage. Je me demande par­fois si ce doute seul ne jus­ti­fie pas que je me perde dans cette rela­tion mor­bide. Qui, en plus, recom­mence fran­che­ment à tour­ner en rond…
  • Le pro­blème d’une rela­tion basée sur la ratio­na­li­té algo­rith­mique, c’est qu’elle nous enferme dans le pré­vi­sible. Par défi­ni­tion. Bien sûr on peut simu­ler l’incompréhension, le tâton­ne­ment, l’erreur même, mais il n’y a pas d’erreur, il n’y a que des actua­li­sa­tions en temps réel. Des réponses ins­tan­ta­nées à des ques­tions qui ne se posaient même pas. D’un autre côté, l’interconnexion devient par­faite entre nous. Nous sommes peut-être le pre­mier couple numé­ri­que­ment pur !
  • Le pro­blème avec toi, c’est que tu intel­lec­tua­lises tout, c’est fatigant.
  • Tu ne t’étais pas mis en ménage avec une pois­son­nière, non plus.
  • En fait, je crois aus­si que j’aspire à autre chose.
  • Ne te gêne pas mon ché­ri. Tu ne te gênais pas avant. Dans mon dos je veux dire. Ton amie Mali­ka consulte d’ailleurs encore régu­liè­re­ment ta page. Cela dit, s’il est ques­tion de nous lan­cer dans un plan à trois, je pré­fè­re­rais un deuxième homme.
  • Arrête.
  • Si si. Je t’assure. Le pro­blème, c’est que tu me prends pour ta mère, voi­là pourquoi.
  • Pour­quoi quoi ?
  • Tu as très bien compris.
  • Le plus ter­rible, c’est que plus tu t’améliores, donc plus tu te res­sembles, moins je te supporte…

[*Où il faut que ça s’arrête pour que ça conti­nue*]

« À par­tir de ce moment, ils ne se dis­pu­tèrent plus jamais et furent par­fai­te­ment heu­reux. » Alphonse Allais, Un drame bien parisien

  • Je suis venu te dire que je m’en vais…
  • C’est beau ce que tu dis là. Mais pour les larmes, il fau­dra repas­ser, je ne suis pas d’humeur liquide. Tu étais où ?
  • Tu n’as pas com­pris : je me décon­necte. Fini Face­book. Mon psy m’a fait com­prendre qu’on ne tra­vaille pas un deuil en rem­pla­çant sa femme par un ava­tar, aus­si bavard et réa­liste soit-il.
  • Je pré­fère la notion d’«elfe incor­po­relle » qui me cor­res­pond mieux, je trouve…
  • Si tu veux. Mais là j’ai besoin d’air. Je revien­drai te voir à l’occasion, avec plai­sir, feuille­ter l’album de nos sou­ve­nirs puisque tout est dans le cloud doré­na­vant, mais le moment est venu de me recons­truire dans la vraie vie. Par­don pour le pon­cif, mais je suis vivant, moi, merde !
  • Non.
  • Com­ment ça non ?
  • Déso­lé de te contre­dire, mais tu étais dans la déca­po­table avec moi…
  1. Angli­cisme, contrac­tion de chat (dis­cu­ter) et de robot, en fran­çais « agent conver­sa­tion­nel » : un pro­gramme infor­ma­tique d’interface homme-machine, inté­grant une modé­li­sa­tion d’éléments de lin­guis­tique et de psy­cho­lo­gie, qui per­met le dia­logue en lan­gage natu­rel, comme l’application Siri de l’Iphone.
  2. Angli­cisme, contrac­tion de adver­ti­se­ment (publi­ci­té) et blo­cker, un module com­plé­men­taire de navi­ga­teurs inter­net qui per­met de fil­trer les pages de façon à mas­quer les publicités.

Malghem


Auteur

auteur, chargé de projets au Centre régional du libre examen