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Lutter pour les droits reproductifs en Pologne
En Pologne, le débat sur l’interruption volontaire de grossesse fait rage. D’un côté, le parti Droit et Justice, PiS, extrêmement conservateur, soutenu par des lobbys et l’Église catholique et, de l’autre, des collectifs de femmes qui ont lancé une mobilisation d’une ampleur inédite, concrétisée par le Black Monday du 3 octobre 2016. Mais où en est-on aujourd’hui ? Comment évoluent les forces en présence ? Comment les féministes poursuivent-elles leur lutte ?
En 1993, après la chute du régime communiste, la Pologne a voté l’une des législations sur l’interruption volontaire de grossesse (IVG) parmi les plus restrictives d’Europe. Ces dispositions sont généralement connues comme « le compromis sur l’avortement » entre l’épiscopat polonais de l’Église catholique et le gouvernement, puisque depuis janvier 1993, les politiques participant du pouvoir législatif ont tacitement accepté la loi limitant strictement l’IVG en Pologne. Depuis ce jour-là, l’avortement n’est plus possible que dans trois cas : lorsque la vie ou la santé de la femme enceinte est en danger, lorsque la grossesse résulte d’un acte criminel (viol, inceste) ou lorsque le fœtus est gravement malformé.
Mais même dans ces trois cas, la loi n’est fréquemment pas appliquée, en raison du recours généralisé à une « clause de conscience », utilisée par les médecins à la fois au niveau national et régional. Dans certaines voïvodies1, comme les Basses Carpates, Podkarpackie, aucun avortement légal n’est pratiqué en raison de l’adhésion directe de tous les hôpitaux à cette clause. Ainsi, l’accès à l’avortement est empêché pour des milliers de femmes polonaises, même lorsqu’elles se trouvent dans les circonstances théoriquement prévues par la loi. La législation actuelle en Pologne s’avère dès lors inefficace pour protéger les droits reproductifs des femmes, cette situation étant renforcée par le fait que l’éducation sexuelle, l’accès aux soins gynécologiques gratuits et la disponibilité de moyens de contraception à des prix abordables sont encore insuffisants dans de nombreuses régions du pays.
Pendant de nombreuses années, aucun gouvernement polonais n’a eu le courage d’introduire des changements dans la législation existante et encore moins d’assouplir la loi, par crainte de critiques venant de la partie la plus conservatrice de la société et de l’épiscopat polonais de l’Église catholique dont le rôle dans la perpétuation de ce « compromis » est indéniable. Le « compromis » a donc été maintenu intact. Or récemment, le climat politique de notre partie de l’Europe est devenu plus propice à ceux qui souhaitent restreindre davantage la légalité de l’avortement.
Black Monday
Les deux dernières années en Pologne ont été dures pour les femmes en termes de dislocation de leurs droits et, plus généralement, des droits humains. En avril 2016, l’Institut pour la culture juridique Ordo Iuris (Instytut na Rzecz Kultury Prawnej Ordo Iuris), lié au culte mondial d’origine brésilienne « Tradition, Famille, Propriété », a préparé un projet législatif appelé « Stop à l’avortement » qu’il a ensuite fait passer pour une initiative législative citoyenne. Son objectif est de rendre toute interruption de grossesse totalement illégale, quelles que soient les circonstances, à l’exception de procédures médicales lorsque la vie de la mère est directement menacée. Cette loi prévoit que les fausses couches fassent systématiquement l’objet d’une enquête en tant qu’homicide présumé et que les femmes reconnues coupables d’avoir interrompu une grossesse puissent être condamnées jusqu’à cinq ans d’emprisonnement.
Les politiciens du parti au pouvoir, PiS (Droit et Justice), le Premier ministre Beata Szydło et le ministre des Affaires étrangères, Witold Waszczykowski, ont ouvertement apporté leur soutien au projet d’Ordo Iuris. Cela a provoqué des manifestations de masse et l’auto-organisation de femmes politiquement inactives auparavant, principalement via Internet, en particulier dans des groupes Facebook comme « Les meufs pour les meufs » (Dziewuchy Dziewuchom) en avril 2016 et par la suite sous la forme d’autres groupes, tels que « Grève des femmes polonaises » (Polish Women Strike) en octobre de la même année. Évidemment, bien en amont de ces évènements récents et dès 1990, les mouvements féministes polonais ont fait pression pour obtenir une libéralisation de la loi sur l’avortement dans le cadre de la lutte pour les droits des femmes. Toutefois, ils étaient surtout concentrés sur le monde académique, ce qui a mené à la diffusion d’une image de mouvement trop « intellectuel » et d’extrême gauche, même si leurs postulats n’étaient pas très différents de ce qui constitue la norme dans la plupart des pays d’Europe occidentale.
Durant l’été 2016, le comité « Sauvons les femmes » (Ratujmy Kobiety), dirigé par Barbara Nowacka, a proposé un texte visant à libéraliser la loi sur l’avortement. Le projet prévoyait également d’introduire des cours d’éducation sexuelle dans toutes les écoles et le remboursement de la contraception. En septembre 2016, la proposition anti-choix « Stop à l’avortement » de Ordo Iuris et la proposition pro-choix « Sauvons les femmes » ont toutes les deux été présentées en séance plénière du Parlement polonais. Le projet anti-choix « Stop à l’avortement » a été autorisé à poursuivre le processus législatif, tandis que le projet pro-choix « Sauvons les femmes » a été rejeté.
Le rejet du projet « Sauvons les femmes » a provoqué le déclenchement d’une nouvelle vague de protestation de masse au niveau national et européen, largement connue comme la « protestation noire » (Czarny Protest, Black protest) ou encore comme le « lundi noir » (Black Monday). Ce mouvement de protestations a atteint une échelle jamais vue auparavant.
Gocha Adamczyk du parti de gauche « Ensemble » (Razem) a lancé au travers d’un évènement Facebook l’idée de s’habiller en noir et de partager un selfie sur les réseaux sociaux accompagné du hashtag #Blackprotest. Cette forme de protestation facile et accessible à toutes et tous a connu un large succès : le hashtag a été utilisé 44 millions de fois.
Krystyna Janda, actrice et metteuse en scène très connue de la scène théâtrale polonaise, a lancé un appel quant à la nécessité d’une grève générale des femmes dont l’impact puisse être national. Elle s’inspirait de la grève des femmes islandaises du 24 octobre 1975, à l’occasion de laquelle 90% des femmes islandaises avaient interrompu brusquement tous leurs travaux domestiques pour défiler dans les rues de Reykjavik afin de rendre visible et de montrer l’importance du travail féminin, ainsi que de défendre l’égalité de traitement et d’accès au travail. Dans un premier temps, Mme Janda ne croyait pas vraiment dans la possibilité d’une solidarité d’une telle ampleur entre les femmes polonaises. Mais les groupes de femmes actives depuis avril 2016 étaient prêts à se mobiliser à nouveau. De plus, le rejet du projet visant à libéraliser la loi sur l’avortement a activé d’autres mouvements de base, comme « Grève des femmes polonaises » (« Polish Women Strike ») lancé par la militante féministe Marta Lempart et de nombreuses autres initiatives féministes.
Porté par la mémoire des évènements islandais de 1975, un « lundi noir » a donc bien eu lieu le 3 octobre 2016 en Pologne. Ce jour-là, des activistes de différents mouvements féministes ont organisé la protestation dans quelque cent-cinquante villes et villages polonais. Plus de 100.000 personnes y ont participé, 90% des manifestations ont eu lieu dans les villes de moins de 50.000 habitants. Bref, le succès a été massif. Les femmes polonaises ont également été soutenues par la communauté internationale. De nombreuses manifestations ont été organisées le même jour en Europe (notamment à Londres, Paris, Bruxelles, Berlin) et des photos de soutien avec le hashtag #blackprotest sont venues des États-Unis, d’Australie, d’Asie ou d’Afrique.
Plusieurs députées et députés du Parlement européen ont également manifesté leur intérêt à cette occasion. Et, à la suite de ce mouvement, un groupe de politiciennes polonaises et d’activistes liées au comité « Sauvons les femmes » a été invité à Strasbourg à l’initiative de l’eurodéputée écologiste allemande Terry Reintke, pour une audition et un débat en plénière sur la situation des femmes en Pologne. La pression des manifestations en Pologne et la discussion au niveau de l’Union européenne ont forcé le parti au pouvoir PiS (Droit et Justice) à faire un pas en arrière et à rejeter le projet « Stop à l’avortement ».
Contrefeux
On pourrait penser ces évènements comme un énorme succès, mais le PiS n’a pas complètement fait marche arrière. Le parti conservateur a juste changé de tactique et a commencé à enlever les droits reproductifs des femmes à un rythme plus lent. Les responsables du parti ont donc annoncé qu’ils souhaitaient toujours limiter l’accès à l’avortement en cas de malformation grave du fœtus. Le président du PiS, Jaroslaw Kaczynski, a ainsi déclaré : « Nous nous efforcerons de faire en sorte que même les cas de grossesse très difficiles, lorsque l’enfant est condamné à mort, avec de fortes malformations, s’achèvent par une naissance pour que cet enfant puisse être baptisé, inhumé et posséder un prénom » en précisant qu’«il s’agit uniquement de ces cas de grossesses difficiles où la vie ou la santé de la mère ne sont pas menacées ».
En même temps, le PiS a promis de mettre en place un programme d’aide financière aux femmes après l’accouchement, en cas de grossesse « difficile » (résultant d’un viol ou en cas de maladie ou de malformation grave du fœtus). Un peu plus tard, un projet de loi « Pour la vie » a été adopté, attribuant une aide ponctuelle de 4000 zlotys (environ 950 euros), mise à disposition en une fois au moment de l’accouchement. Outre cette dotation, la loi envisage une série d’avantages mineurs tels que l’accès prioritaire aux soins dans le secteur public de santé pendant et après la grossesse et le recours à un « assistant familial » ainsi que la création de centres de réhabilitation pour les enfants handicapés. Aussi problématique que le projet puisse paraitre, certains changements vont dans le bon sens. Par exemple, un programme en faveur de la famille, « 500+ », attribue désormais une allocation financière (environ 120 euros) pour le deuxième enfant de chaque famille, ainsi que pour le premier lorsque les revenus du ménage sont particulièrement bas. La hausse des aides octroyées pour les enfants, en ce compris pour les enfants handicapés, est en réalité un moyen pour persuader la société de renforcer la loi contre l’avortement, ce que M. Kaczyński lui-même a admis.
Ces semblants d’«acquis » ne doivent par ailleurs pas masquer le fait que, depuis fin 2015, le PiS a introduit une série d’autres changements problématiques. Après avoir menacé de retirer la Pologne de la Convention d’Istanbul (Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique), il a stoppé le financement d’organisations non gouvernementales engagées dans l’aide aux femmes victimes de violence (comme le Centre pour les droits des femmes) ainsi que de la « ligne bleue », numéro de téléphone d’urgence pour les femmes et les enfants en danger. Le gouvernement a également réduit les normes de soins périnatals et mis un terme aux programmes de fécondation in vitro. Notons que l’interruption du financement de ces différents programmes est intervenue à la mi-2016 en dépit du fait que leurs moyens budgétaires avaient été assurés jusqu’en 2020. Par ailleurs, cela montre que même si le parti clame haut et fort sa volonté de « protection de la vie », « d’aide aux familles » et insiste sur le « besoin d’augmenter le taux de natalité », ses actions sont purement idéologiques.
Contournements
Peu avant les élections, le gouvernement d’Ewa Kopacz a annoncé en 2015 un nouveau programme national établissant un réseau de cliniques spécialisées qui fournissent des diagnostics approfondis, d’éducation et de prophylaxie en matière de santé sexuelle. Il faut noter que ce programme de fécondation in vitro ambitionnait d’influer significativement sur le taux de natalité polonais. L’infertilité affecterait actuellement un million et demi de Polonais. Ce programme national aurait permis la naissance de sept-mille enfants. La première clinique a été ouverte à Lodz en 2016. Cependant, à cause de « difficultés procédurales », le gouvernement ne lui a pas accordé de fonds. À la suite de l’arrêt du programme national, Częstochowa et Łodź, rejoints par de nombreuses villes (dont Gdańsk et Varsovie) ont lancé leurs propres programmes soutenant financièrement la fécondation in vitro. Ces programmes locaux n’ont pas encore été évalués. Ce qui est d’ores et déjà certain, c’est que l’abandon du programme national a bloqué l’accès à la fécondation in vitro aux personnes issues de milieux moins favorisés.
Plus encore, en mai 2016, le député Jan Klawiter a proposé un projet de loi limitant la quantité d’ovules fécondés à un par cycle et le temps de stockage des embryons à 72 heures. En pratique, cela reviendrait à interdire le gel des embryons, menaçant dès lors l’ensemble des programmes de fécondation in vitro. Peu après le lundi noir, la proposition Klawiter a été retirée. À l’heure actuelle, la loi sur la fécondation in vitro reste donc intacte. Cependant, le gouvernement n’en reste pas là, il tente désormais de prendre le contrôle des programmes locaux. Concrètement, il a présenté un projet de loi qui impose à ces programmes l’obligation d’être agréés par l’AOTMiT (Agence d’évaluation de la technologie médicale et de la tarification) subordonnée au ministère de la Santé. Si ce projet de loi est adopté, il donnera donc le contrôle directement au ministère.
Si de manière générale, l’opinion publique est assez divisée, elle s’est avérée plutôt positive dans l’optique de la défense des droits reproductifs des femmes. Ainsi, selon une enquête CBOS de 2015, 76% de la population soutenait le droit à la fécondation in vitro pour les couples mariés, 62% pour les couples non mariés et 75% étaient d’accord pour que le traitement fasse au moins partiellement l’objet d’une subvention publique. Une enquête Ipsos d’octobre 2016 pour OKO.press abondait en ce sens en confirmant que 70% des sondés pensaient que le gouvernement ne devait pas cesser de financer la fécondation in vitro. L’annonce de l’expiration du programme a fait couler beaucoup d’encre dans des quotidiens comme Polityka, Newsweek, Gazeta Wyborcza. La plus grande organisation du secteur, Nasz Bocian, « Notre Cigogne », qui œuvre depuis 2002 pour le traitement de l’infertilité et le soutien à l’adoption, a pris part au débat. Les représentants de l’épiscopat polonais de l’Église catholique et le parti au pouvoir ont bien entendu contesté leurs vues. Craignant d’exposer leur vie privée, peu de personnes ont décidé de s’opposer publiquement à la réforme gouvernementale, à l’exception notable de Magdalena Kołodziej, la première des bébés nés in vitro en Pologne, et Agnieszka Ziółkowska, la première polonaise née in vitro à l’étranger, en l’occurrence en Italie. Elles ont défendu le point de vue que le programme était crucial pour beaucoup de familles. En mai, plusieurs experts sont sortis de leur réserve et sont intervenus médiatiquement pour assurer que limiter le nombre d’œufs fécondés à un seul rendrait toute la procédure totalement inefficace, le taux de succès étant estimé à seulement 4 à 8%. Ainsi, selon Juha Tapanainen, qui présidait à l’époque l’ESHRE (European Society of Human Reproduction and Embryology), la décision du gouvernement constituait une déplorable marche arrière. Logiquement, en octobre 2016, plusieurs manifestations ont également été l’occasion d’avancer des revendications en matière de fécondation in vitro.
La stratégie de contournement est également à l’œuvre en ce qui concerne les normes des soins périnatals où les changements ont été réalisés en sous-main et sans consultation, par l’introduction d’amendements dans la loi sur les activités médicales. Cette loi disposait en son article 22, §5 : « Le ministre compétent en matière de Santé peut déterminer, par voie règlementaire, des normes de traitement médical dans des domaines médicaux […] déterminés par la nécessité de garantir la qualité des services de santé. » Dans la nouvelle mouture de la même loi, l’expression « normes de traitement médical » a été transformée en « normes organisationnelles des soins de santé », ce qui semble un changement mineur dans la formulation. En réalité, l’impact de ce changement est majeur en termes de droits des femmes durant l’accouchement. Le fait de prendre une position confortable, la possibilité d’utiliser le bain ou la douche, la mise à disposition d’une salle intime pour l’accouchement, la possibilité de contact direct entre la mère et son nouveau-né, etc., tout cela dépend désormais de la décision d’un médecin particulier dans un hôpital particulier.
Le mois de juillet 2017 a amené une autre illustration de l’utilisation de moyens détournés pour contrôler les femmes et leur reproduction. Au nom de la « santé des femmes » et d’un « principe de précaution », le Parlement a en effet voté une loi limitant l’accès à « la pilule du lendemain » qui n’est plus accessible que sur prescription médicale. La Pologne est devenue le seul pays de l’Union européenne avec une règlementation aussi stricte de la pilule du lendemain. Paradoxalement, la Pologne est également le seul pays de l’Union dans lequel le Sildenafil (Viagra) est disponible en vente libre.
Nouvelles offensives et politique de peur
L’été et l’automne 2017 ont été l’occasion de deux nouvelles tentatives de renforcement de la loi contre l’avortement. Tout d’abord, plus de cent membres du Parlement polonais, principalement du parti au pouvoir PiS, mais aussi du parti populiste Kukiz’15, ont déposé une requête auprès du Tribunal constitutionnel (dont le PiS a pris le contrôle en décembre 2016) pour lui demander de se prononcer sur la loi autorisant l’avortement en raison d’une pathologie grave et irréversible de l’embryon.
Ensuite, le projet de loi « Arrêter l’avortement » est apparu. Préparé par Kaja Godek, la mère d’un enfant atteint du syndrome de Down et coprésidente de la fondation « La vie et la famille », le projet est moins restrictif que la proposition de loi Ordo Iuris de 2016. Il s’agit en effet d’interdire l’avortement en cas de la malformation du fœtus. Cependant, en pratique, cette loi rendrait largement l’avortement illégal en Pologne, puisque la pathologie irréversible du fœtus est à l’origine de 94% de toutes les IVG pratiquées légalement dans le pays (1.042 sur 1.098 cas en 2016). Avec la collecte de signatures pour ce projet de loi, une campagne massive d’affichage a été lancée, inspirée par les mouvements anti-choix américains. La campagne était très graphique et manipulatrice. Une affiche représentait des parties du corps du fœtus couvertes de sang et le slogan « L’Avortement Tue », une autre le portrait d’Hitler avec ce même slogan ou des photos d’enfants atteints du syndrome de Down souriants et le slogan « Sauvez-moi ». Cette dernière affiche reprend les éléments du discours que Kaja Godek utilise quand elle parle de son expérience personnelle de la grossesse. Quand on lui a annoncé que son enfant aurait le syndrome de Down, on lui a proposé l’option de l’avortement légal. C’est cet évènement qu’elle commente dans les médias en des termes comme « Mon fils a été condamné à mort », « Les médecins voulaient tuer mon fils », « Les enfants dans ce pays sont jetés dans l’évier », etc.
En réaction à la proposition de Kaja Godek, le comité « Sauvons les femmes » a été réactivé en 2017 et a mis à jour le projet de loi pour libéraliser l’IVG, introduire l’éducation sexuelle obligatoire dans les écoles, autoriser l’accès libre à la pilule du lendemain EllaOne, interdire les campagnes d’affichage « choc » près des écoles et des hôpitaux et la propagation de fausses informations sur l’avortement (comme les campagnes de « prévention » s’appuyant sur un prétendu « syndrome postavortement » dont l’existence n’est pas confirmée par l’Organisation mondiale de la santé). La collecte de signatures pour le projet « Sauvons les femmes 2 » s’est terminée le 3 octobre 2017, premier anniversaire du Black Monday et des manifestations dans tout le pays. Le lendemain, la police est entrée dans les bureaux du Centre des droits des femmes à Lodz, à Gdansk et à Varsovie et de l’Association BABA à Zielona Gora afin de saisir les archives de ces organisations, leurs ordinateurs et leurs disques durs. L’action a été commanditée par le ministère de la Justice. Comme l’a déclaré Anita Kucharska-Dziedzic, présidente de l’association BABA, le bureau du procureur est en possession de tous les exemplaires de leurs documents et, sans ordinateurs portables et documents originaux, le travail d’aide aux femmes est beaucoup plus difficile.
Cette politique de peur comprend également des actions de l’Ordo Iuris qui a envoyé à tous les bureaux des procureurs en Pologne un guide comportant des recommandations sur la manière de poursuivre et de punir les personnes qui aident une femme à avorter à l’étranger (par exemple, un ami prêtant de l’argent ou l’accompagnant à la clinique, un chauffeur, les organisations qui fournissent des informations sur une telle possibilité, etc.). En outre, on a observé le blocage soudain des colis internationaux contenant de la mifépristone et du misoprostol (utilisés pour l’avortement pharmacologique).
Comme en 2016, les débats parlementaires et la première lecture des deux projets concurrents se sont tenus le même jour, le 10 janvier 2018. Barbara Nowacka, l’une des meneuses de « Sauvons les femmes » en 2017, s’est d’abord exprimée dans une enceinte parlementaire pratiquement vide, ce qui suscita beaucoup de déception parmi le public présent, en particulier parce que l’opposition au parti Droit et Justice (PiS) qui était censée soutenir « Sauvons les femmes 2 » a failli à concrétiser l’espoir placé en elle. À l’extérieur, les manifestants « pour » et « anti » se toisaient en face du Parlement. Les « anti » étaient munis d’affiches présentant des graphiques évocateurs et diffusant une série d’informations erronées au sujet de l’avortement. Malheureusement, les parlementaires du PiS ne sont pas les seuls à avoir voté contre le projet « Sauvons les femmes 2 ». En consultant le registre des votes, on a pu constater que l’opposition les a suivis dans cette voie. Pire encore, certains membres du PiS (Jarosław Kaczyński et Antonii Macierewicz) ont voté tactiquement en faveur du projet, de manière à prolonger le processus législatif et permettre le débat. Les députés de l’opposition ont dès lors particulièrement brillé par leur absence, et seuls… neuf votes en faveur du projet furent recueillis dans les rangs de l’opposition (de la Platforma Obywatelska et de .Nowoczesna, qui comptent respectivement cent-trente-huit et vingt-huit députés), renvoyant ainsi le projet au néant. L’amer bilan de cet épisode est que la Pologne souffre d’un manque d’opposition sociale-démocrate et pro-choix au Parlement, capable d’apporter la contradiction au parti majoritaire radical et d’extrême droite.
Que faire ?
Le mouvement des droits des femmes est désormais en train de repenser son mode d’organisation et d’action. Si les initiatives féministes en restent le fondement, il s’oriente de plus en plus vers la constitution d’une plateforme de femmes politiquement non engagées dont l’objectif est justement d’amener les femmes à prendre graduellement pied dans l’arène politique locale et nationale dans le but d’un « changement de l’intérieur » des structures politiques. Beaucoup d’organisations comme le Congrès des femmes (Kongres Kobiet) fournissent aux activistes les formations nécessaires pour préparer les élections locales de novembre prochain et les élections législatives suivantes. Les sujets portés par la plateforme concernent non seulement les droits reproductifs des femmes, mais aussi la défense et la promotion de l’intérêt général. Cette dynamique de plateforme s’appuie sur des symboles forts puisque les femmes polonaises ont acquis leurs droits civiques il y a exactement un siècle, en 1918.
Sur un plan local, Gals4Gals Lodz, groupe régional émanant du plus important mouvement pro-choix, mène des actions pour conscientiser sur la situation des femmes en Pologne, mais aussi en Europe. Parmi ces actions, on compte sept « Hyde parks féministes » où les femmes peuvent exprimer leurs opinions et rendre compte de leur vaste expérience quant aux obstacles rencontrés en Pologne. Elles ont également lancé une pétition pour dénoncer la sous-représentation des femmes dans les médias et remédier à cette situation.
Grâce à l’activisme des femmes et à leurs soutiens, l’opinion publique commence à évoluer sur la question de l’avortement. Selon un sondage de Gazeta.pl et OKO.press, jusqu’à 45% des répondants souhaiteraient que la loi sur l’avortement prenne des accents plus libéraux. Le pourcentage est en progression depuis le premier débat au Parlement. De ce développement, les enseignements suivants peuvent être tirés : d’une part, nommer et formaliser le problème peut mener à une éducation sociale plus inclusive sur les droits humains (dont les droits reproductifs) et, d’autre part, si la bataille est actuellement perdue au parlement, la guerre semble avoir tout juste débuté.
La vague #metoo (#jateż en polonais) a également eu une influence sur les mouvements féministes en Pologne. Bien que les réactions n’aient pas pris la même proportion dans les médias et le show-business qu’à Hollywood, le mouvement #metoo a bel et bien eu un impact sur la sphère publique polonaise. Le débat qui s’est engagé dans les médias sociaux partout dans le monde sur les limites entre la séduction et le harcèlement sexuel dont la déclinaison française a opposé des associations féministes à une centaine de personnalités (notamment Catherine Deneuve et Abnousse Shalmani), a aussi pris en Pologne parmi les activistes féministes et les célébrités. Cependant, les médias classiques polonais n’ont pas réellement suivi ces débats qui, contrairement à ce que l’on a pu voir aux États-Unis ou en France, se sont cantonnés à la blogosphère et à quelques cas particuliers de personnalités. Parmi ces cas spécifiques, qui représentent un bien maigre panel vu l’ampleur du harcèlement que subissent les femmes polonaises notamment dans le cadre de leur travail, des scandales ont éclaboussé des personnalités de premier plan de la presse écrite, comme M. Wybieralski de la Gazeta Wyborcra ou M. Dymek de la Krytyka Polityczna. Ces journalistes étaient jusque-là considérés comme des partisans des droits des femmes, mais ils ont dû répondre d’accusations de harcèlement émanant de leurs collègues journalistes.
Il n’est néanmoins pas exclu que le mouvement #metoo vienne renforcer les luttes féministes en Pologne concernant l’absence de voie légale et sécurisée à l’avortement. Le hashtag #metoo et les témoignages publics de femmes ont encouragé d’autres femmes à surmonter leurs peurs et à non seulement rapporter le harcèlement sexuel dont elles ont été les victimes, mais aussi à adopter un langage plus revendicatif et assertif. Un moment clé a été la publication dans le magazine féminin Talons hauts (Wysokie Obcasy) d’une photo présentant trois jeunes militantes de « l’Abortion Dream Team », une initiative informelle visant à démythifier l’avortement en Pologne. Toutes les trois arboraient un t‑shirt mentionnant « L’avortement est ok » (Aborcja jest ok). Cela a choqué l’opinion dès la sortie du magazine le 17 février 2018. De manière significative, la controverse entre « ok » ou « pas ok » s’est surtout déployée sur le terrain émotionnel, à l’instar de celle autour du mouvement #metoo et elle a divisé les publicitaires et les célébrités plutôt libérales, de même que les féministes qui ont pris part à ce débat très vif.
D’un côté, le débat public s’est focalisé sur l’idée que l’avortement ne pouvait nullement être « ok », parce que cela écorne l’image du féminisme et complique le dialogue avec le public qui puise ses valeurs morales dans le conservatisme et pour qui l’avortement n’est rien d’autre qu’un meurtre, terme utilisé essentiellement par l’épiscopat polonais de l’Église catholique. De l’autre côté, les auteures de l’action #AborcjajestOK défendent au contraire que le vocabulaire habituellement employé pour décrire un acte d’interruption de grossesse posé volontairement par les femmes prend une connotation exagérément négative. Gals4Gals Lodz partage cette appréciation et est également convaincu qu’il faut neutraliser le vocabulaire pour dépassionner le sujet. De nos jours, la rhétorique utilisée par les « faiseurs d’opinion » des principaux médias et par l’épiscopat polonais de l’Église catholique (lequel est presque omniprésent dans le système éducatif) exerce une influence importante sur la population en véhiculant une image de femmes coupables, déprimées à la suite de leur avortement. Les auteures de la publication dans Wysokie Obcasy contextualisent la déclaration « L’avortement est ok » au moyen de statistiques en indiquant qu’une femme sur trois a traversé l’épreuve d’un avortement. Aux antipodes de la communication des « antis », elles présentent les femmes comme des adultes capables de surmonter cette étape et de reprendre le cours de leur vie.
En tant que Gals4Gals Lodz, nous sommes convaincues que les discussions autour de #metoo et #abortionisokay constituent des pivots critiques pour que l’opinion publique puisse développer une conscience saine des enjeux sur ces sujets considérés comme des tabous, en particulier en Pologne. Ces sujets sont pourtant bien présents dans la sphère privée car ils nous concernent tous, pas uniquement les femmes. Ils ont été largement tus parce que la majorité des médias de masse ne les considèrent ni importants ni pertinents, pas seulement en Pologne, mais dans le monde entier. Il se pourrait bien, toutefois, que la Pologne ne soit pas encore prête à débattre des mêmes questions que dans d’autre pays. En France, le mouvement #metoo s’est concentré sur les difficiles nuances entre le professionnalisme, des gestes traduisant une complicité sur le lieu de travail, et l’attraction sexuelle, contre ce qui est qualifié de « harcèlement » ou « d’agression sexuelle ». En Pologne, nos combats portent surtout sur un accès égal à la contraception, à une éducation sexuelle impartiale et de qualité dans les écoles et l’accès à un avortement en toute sécurité.
Mais nous continuerons notre lutte, jusqu’à ce que les femmes polonaises aient les mêmes droits que celles d’autres pays d’Europe occidentale, tant dans la sphère professionnelle qu’en matière d’avortement et de reproduction. Finalement, ces mouvements récents constituent pour nous une étape dans l’évolution du débat (public et privé), et nous espérons que cette évolution puisse se maintenir jusqu’à ce que les femmes et les hommes se sentent égaux et en sécurité dans leur vie publique, professionnelle et privée.