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Lutte contre l’impunité et processus de réconciliation
De nombreux conflits à travers le monde, qu’ils soient internationaux ou internes, ont donné lieu à des atrocités dont les populations civiles furent les premières victimes. Le XXe siècle aura été marqué par le nazisme, le stalinisme, l’apartheid, les dictatures militaires, les opérations de purification ethnique… Parallèlement, la chute du mur de Berlin a permis à une « justice sans […]
De nombreux conflits à travers le monde, qu’ils soient internationaux ou internes, ont donné lieu à des atrocités dont les populations civiles furent les premières victimes. Le XXe siècle aura été marqué par le nazisme, le stalinisme, l’apartheid, les dictatures militaires, les opérations de purification ethnique… Parallèlement, la chute du mur de Berlin a permis à une « justice sans frontières » de commencer à s’imposer. Le sacro-saint principe de souveraineté nationale n’est plus un absolu. Une évolution importante, car ce principe fut cinquante années durant la pierre angulaire — non contestée — de l’ordre international. De nouveaux instruments de la lutte contre l’impunité ont vu le jour. Le mécanisme de « compétence universelle », la création des tribunaux pour l’ex-Yougoslavie et pour le Rwanda puis la Cour pénale internationale effective, depuis le 1er juillet 2002. Un apport certes fragile, mais majeur, car permettant de punir les bourreaux, de prévenir l’oubli et de dissuader les criminels potentiels.
À côté de ces tribunaux, une autre voie s’est développée à travers l’expérience des commissions d’enquête non judiciaires généralement connues sous le nom générique de Commissions vérité et réconciliation dont la plus célèbre est celle d’Afrique du Sud. Alors que les instances judiciaires, par définition (et bien que leur rôle soit essentiel), se concentrent sur un crime précis et sur quelques auteurs, les Commissions vérité et réconciliation contribuent, au sein d’une société, à panser les plaies, à établir une histoire commune, à rétablir le dialogue.
Au lendemain d’un crime collectif ou d’un régime de tyrannie, face aux carences d’une justice « classique », dans quelle mesure les formes alternatives de lutte contre l’impunité (les Commissions vérité et réconciliation ou les coutumes traditionnelles) peuvent-elles contribuer au retour à une paix durable ?
Je souhaiterais partir de l’hypothèse suivante : la monstruosité et la barbarie existent, mais le monstre n’existe pas. Les bourreaux n’étaient pas des monstres mais bel et bien, fait moins rassurant, des « êtres ordinaires », considère Germaine Tillion à la suite du procès de quelques-uns des grands criminels nazis. Ce même constat conduit Desmond Tutu à défendre une justice dite restauratrice en Afrique du Sud. « Nul ne devient un monstre s’il commet des actes monstrueux. Il faut souligner que considérer quelqu’un comme un monstre l’autorise à abdiquer toutes ses responsabilités morales, car les monstres n’en ont pas. Plus important, cela revient à nier le fait que les pires d’entre nous peuvent devenir meilleurs. »
Mon propos n’est pas de dresser un catalogue des monstruosités, mais de chercher les conditions permettant de recréer le lien social. « Dans la justice de réconciliation il s’agit moins d’opposer amis et ennemis que de faire émerger des règles communes », souligne Pierre Hassner. Si nul n’est prisonnier de son passé, comment engager un dialogue équitable et constructif avec son (ancien) adversaire ? Après une entreprise inhumaine conduite par des humains, comment traiter un passé d’horreur à grande échelle et poser les conditions véritables du retour à la paix ?
Tout reste à faire quand les armes se taisent. Toute solution durable implique qu’elle vienne de la nation elle-même. Il faut éviter la « chasse aux sorcières », il faut sortir des schémas trop manichéens. On a souvent tendance à voir et à juger en termes de noir et blanc, alors que c’est le gris qui domine avec toutes ses nuances. La violence s’analyse trop souvent sur le mode binaire au détriment de la spirale de la violence. Il ne s’agit pas pour autant de criminaliser le mouvement de libération, voire de le placer sur un pied d’égalité avec les tenants du régime répressif. La réconciliation n’est pas une question d’équilibre ou de tiédeur, elle conduit notamment à s’interroger sur la notion de guerre juste et à prendre en compte l’importance du contexte historique. Se pose alors l’enjeu fondamental de l’établissement des faits et des responsabilités. Il s’agit de solliciter la mémoire des situations de violence, non pour se complaire dans la radicalité du mal que l’homme peut infliger à l’autre ou enfermer les victimes dans la solitude et la douleur. Il s’agit de permettre le récit d’une histoire commune. De parler de mémoire, de laisser parler les mémoires afin d’ouvrir l’espoir, un avenir commun.
De nombreux pays qui se sont orientés vers la démocratie ont tenté de trouver une solution au problème en recourant à une Commission vérité et réconciliation. Une telle Commission consiste à répertorier les crimes commis par l’ancien régime et à démonter les mécanismes de la violence : Comment en est-on arrivé là ? Pourquoi ? Qui ? Au prix de quelles alliances ? Son rôle n’est pas de poursuivre ni de punir (elle n’a pas vocation à se substituer à la Justice). Grâce à un inventaire et à la publication des atrocités, elle veut à tout prix éviter que règne l’oubli par le biais de ce travail sur la mémoire (la mémoire officielle, instrumentalisée, interdite, orale, écrite). Elle porte aussi une valeur thérapeutique à travers le témoignage public des victimes de la violence. Il existe à ce jour une vingtaine de Commissions nationales, dont les résultats finaux sont très variables.
Les exemples du Guatemala,
de l’Afrique du Sud et du Chili
« Si la vérité est la condition première de la justice, les relations entre justice et réconciliation, mémoire et paix civile sont complexes. L’amnésie comme la vengeance engendrent toujours le pire. Mais après tout, comme le rappelait Ernest Renan en 1882, l’oubli est aussi constitutif des nations. L’indispensable recours au droit ne doit pas signifier que le juridique doive en tout temps et en tout lieu l’emporter sur le politique. Un peuple peut décider, pour ne pas insulter l’avenir, pour tourner une page sanglante, de donner plus d’importance à la réparation symbolique qu’aux procès sans fin, à condition d’avoir lu attentivement, et collectivement, cette page noire », analyse Louis Joinet, avocat, rapporteur spécial sur la lutte contre l’impunité à l’O.N.U. La position adoptée par de nombreux défenseurs des droits internationaux semble prescrire la recherche de la vérité de manière inconditionnelle.
Pour pouvoir tourner la page, encore faut-il l’avoir lue ! Plusieurs débats de fond restent à trancher dont la difficile question toujours formulée par Louis Joinet dans son dernier ouvrage au sujet de la garantie des droits de l’homme dans les périodes de transition vers la démocratie : comment articuler une démarche pragmatique de sortie de guerre ou de dictature et un processus d’entrée dans la paix ou la démocratie fondé sur le respect des droits humains ? La résolution du dilemme, dit-il, est d’autant plus délicate que, le plus souvent, la transition n’est pas le résultat d’une victoire (militaire ou diplomatique) de l’agressé-opprimé sur son agresseur-oppresseur, mais d’un accord résultant d’une négociation politique qui repose sur un compromis souvent arbitré par une instance internationale (l’O.N.U. privilégiant souvent, dans de tels accords, la fin des conflits plutôt que la nature de la paix). Nous sommes également devant un risque de confusion des rôles. « La justice ne se confond pas avec la vérité qui ne se confond pas avec la paix publique, ni avec le bien », précise Tzvetan Todorov. « Chacun a sa tâche spécifique, déjà bien difficile à accomplir. »
Les liens entre justice et réconciliation,
impunité, amnistie
La question de l’impunité se pose souvent au centre du débat entre les deux parties à la recherche d’un « introuvable équilibre », entre la logique de l’oubli qui anime l’ancien oppresseur et la logique de justice à laquelle en appelle la victime. Mais, d’une façon générale, l’amnistie constitue un point crucial, polémique et laborieux. Un prix très lourd à payer. « Demandons-nous s’il existe quelque alternative. Les forces de sécurité n’auraient vraisemblablement pas accepté, sans promesse d’amnistie, la transition vers une civilisation démocratique. L’amnistie était le prix à payer pour que les forces de sécurité se rallient à la transition » (Desmond Tutu). Pour éviter le bain de sang et pour sortir du cycle infernal de la vengeance, l’Afrique du Sud finit par trouver un accord inédit. Empruntant à la tradition africaine, à la psychanalyse et à la religion chrétienne, les nouvelles autorités mettent en place une Commission Vérité et Réconciliation. Elles accorderont une amnistie (à titre individuel et conditionnel) en échange d’aveux. « Notre procédure d’amnistie est un compromis mais un compromis par le haut. Lorsque l’amnistie est générale, comme cela a été le cas au Chili, vous faites à nouveau de la victime une victime en lui signifiant que vous ne pouvez prendre en compte ce qui lui est arrivé » (Desmond Tutu). Mais cette amnistie ne fait pas l’unanimité, certains cas restent fortement controversés (c’est le cas, par exemple, en ce qui concerne Steve Biko, fondateur du Mouvement de la conscience noire, torturé et assassiné par police en 1997).
L’usage des lois d’amnistie ou autres mesures de clémence pour justifier l’impunité apparait de plus en plus à contrecourant des évolutions récentes du droit international. Les associations de victimes et organisations internationales de défense des droits humains, véritables pionnières dans cette lutte contre l’impunité, insistent sur deux principes : le droit à la vérité ne peut compromettre le droit à la justice, les lois d’amnistie sont incompatibles avec le droit qu’a toute personne à ce que sa cause soit entendue équitablement par un tribunal impartial et indépendant. Tout État a le devoir de poursuivre, de quelque manière que ce soit, les graves violations des droits humains. Il n’existe pas de réconciliation juste et durable s’il n’est apportée une réponse au besoin de justice.
Il faudrait maintenant également traiter la question des coresponsabilités internationales dans ces tragédies de l’histoire contemporaine : les États-Unis au Chili, la France au Rwanda ou encore le fait que les Nations unies ont cautionné un accord garantissant l’amnistie du mouvement de rébellion au Sierra Leone à l’origine d’une débauche de violence ! Cela étant dit, Amnesty International insiste sur le fait que l’origine des crises est souvent à rechercher dans la longue liste des violences faites aux droits humains commises de façon systématique et en toute impunité. La lutte contre l’impunité demeure la pierre angulaire de l’éradication de la torture. L’impunité constitue un déni de justice pour les victimes. Elle contribue à instaurer un climat et une culture de violence.
Après avoir affirmé tous ces beaux principes dans l’absolu, comment sortir de l’imbroglio ? La lutte contre l’impunité ne s’arrête pas lorsqu’on a jugé deux ou trois bourreaux (la violence s’étend bien au-delà de la poignée de personnes inculpées). Elle ne peut se limiter à des mécanismes exclusivement judiciaires. Parfois les rapports de force sont tels qu’ils empêchent les poursuites et les sanctions. Le judiciaire ne suffit pas, le politique et la société civile ont un rôle fondamental à assurer. Quand toute une partie de la population a fermé les yeux sur trente ans d’apartheid, quand pratiquement un million de Rwandais ont été massacrés en l’espace de trois mois, il n’existe pas de solutions « parfaites » pour sortir d’une situation de violence extrême. Que faire dans l’immédiat ? Un processus de réconciliation s’étale aussi sur plusieurs générations. Les Commissions Vérité et Réconciliation ou les modes coutumiers de réparation propres à certains pays, ne peuvent apparaitre comme une alternative à la justice pénale. Il s’agit de réfléchir aux interactions et à l’articulation des procédés. Il s’agit également de mettre au clair les normes minimales à appliquer pour assurer la crédibilité de ces commissions.
Il faut enfin s’interroger sur le caractère opérant ou pas de la notion de pardon. Une notion galvaudée et souvent instrumentalisée. Le 18 avril 1978, le général Pinochet ne défend-il pas la loi d’amnistie au nom de la « réconciliation nationale » ? Par la suite, le gouvernement démocratique a cru que l’absence de sanctions permettrait de mettre en œuvre une politique de « pardon chrétien ». Cette notion mérite toute notre attention dans des pays où la majorité de la population se réclame croyante et pratiquante. Les Commissions Vérité et Réconciliation font explicitement référence à cette notion. En Afrique du Sud, Desmond Tutu avance clairement la question du pardon : « L’étude de la théologie nous apprend que nous ne devons désespérer d’aucun être humain car Dieu a un faible pour les pécheurs. Personne n’a le droit de juger qu’un homme est irrécupérable et donc condamné à l’enfer. Une vraie réconciliation passe par la mise à nu de l’horreur, des mauvais traitements, de la douleur, de la déchéance, de la vérité. Parfois, elle peut même aggraver les choses. C’est une entreprise risquée, mais qui vaut finalement la peine, car c’est en affrontant la véritable situation qu’on peut espérer parvenir à une vraie guérison. Un semblant de réconciliation ne peut qu’aboutir à un semblant de guérison. »
Après avoir évoqué ce travail de mémoire, cette logique de la justice puis celle de la réconciliation, il est désormais question de la logique du pardon ou plus précisément de l’antilogique du pardon. Une démarche à considérer dans le cadre d’une relation interpersonnelle pouvant comporter des incidences religieuses mais pas nécessairement. Au nom de soi, de la vie et de la volonté de sortir du cauchemar passé, le pardon peut-être un vecteur de lien social dans un au-delà de la violence. Hannah Arendt disait que, parmi les concepts politiques, il faut citer le pardon. Le pardon ne signifie jamais l’oubli, au contraire le pardon suppose qu’on se souvienne, qu’on assume ce qui s’est un jour produit. Si l’on peut parler d’un droit à la vérité et à la justice, il n’existe pas de droit au pardon, nul ne peut pardonner au nom d’autrui. Comment parler de critères d’exigence du pardon ?