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Louvain-la-Neuve a quarante ans. Des utopies bâtisseuses aux confrontations refondatrices

Numéro 9 Septembre 2012 par Paul Thielen

septembre 2012

Le rêve de Lou­­vain-la-Neuve n’est pas seule­ment la fin d’une nuit de cau­che­mar han­tée de « Walen bui­ten ». En 1968, les uni­ver­si­taires fran­co­phones sont pous­sés dehors, mais ils font de cet exil un exode. Fina­le­ment la volon­té fla­mande d’en finir avec l’enseignement d’expression fran­çaise dans sa région est l’occasion pour exi­ger de l’État un finan­ce­ment adé­quat. Le […]

Le rêve de Lou­vain-la-Neuve n’est pas seule­ment la fin d’une nuit de cau­che­mar han­tée de « Walen bui­ten ». En 1968, les uni­ver­si­taires fran­co­phones sont pous­sés dehors, mais ils font de cet exil un exode.

Fina­le­ment la volon­té fla­mande d’en finir avec l’enseignement d’expression fran­çaise dans sa région est l’occasion pour exi­ger de l’État un finan­ce­ment adé­quat. Le pla­teau de Lau­zelle à Otti­gnies est choi­si. L’UCL y a depuis long­temps réser­vé un ter­rain pour un centre de phy­sique nucléaire. Et pour ne pas vivre sur un cam­pus iso­lé dans la cam­pagne, une ville est conçue : Louvain-la-Neuve.

La réac­tion des gens du coin n’est pas trop affable. L’expropriation de ter­rains agri­coles et de quelques mai­sons n’est pas appré­ciée. Et lorsque les expul­sés de Leu­ven viennent annon­cer « bui­ten » aux habi­tants du quar­tier de La Baraque, beau­coup d’étudiants ne com­prennent pas pour­quoi une uni­ver­si­té « à la ren­contre d’une région » com­mence par éva­cuer la popu­la­tion locale. En arri­vant dans ce quar­tier ancien, des étu­diants incitent ceux qui n’ont pas reven­du leur mai­son à res­ter avec eux. La Baraque devint le sym­bole de l’expérimentation sur l’habitat et de la recherche d’alternatives. Le contact avec les autres loca­li­sa­tions d’Ottignies res­te­ra difficile.

L’ucl ne vit pas sans contro­verse. Fin 1970, une longue grève en faveur de l’accueil des étu­diants étran­gers a inter­rom­pu les cours et sti­mu­lé la réflexion inter­dis­ci­pli­naire. On découvre plus tard un « rap­port confi­den­tiel » envoyé aux évêques par Mgr Mas­saux, rec­teur, et par Mgr De Vroede, vice-rec­teur. Ils dénoncent toutes sortes de dérives dans l’ucl. Pour Lou­vain-la-Neuve, ils pro­mettent la pré­sence d’éducateurs dis­crets et effi­caces pour assu­rer un contrôle plus étroit.

Le quartier Biéreau

La ville ne des­cend pas du ciel. Elle maté­ria­lise des espoirs divers de construc­tion d’une nou­velle société.

En quelques années, une remar­quable équipe ucl réus­sit un pari qui trans­forme le ter­ri­toire au sud de Bruxelles. La pre­mière ren­trée est orga­ni­sée dans le quar­tier Bié­reau, aux pieds d’une biblio­thèque qui est appe­lée à deve­nir un musée en 2015.

Les usa­gers prennent pos­ses­sion du site. Des loge­ments étu­diants au milieu des­quels s’aventurent quelques familles. Le kit de sur­vie pour deux ou trois ans : phar­ma­cie, banques, café Mit­cho, supé­rette, mar­chand de jour­naux, pas de bou­lan­ge­rie ni de boucherie.

En avant-garde : six mai­sons com­mu­nau­taires de ser­vice. Le Maphys, cercle de la Facul­té des sciences repré­sen­tant les maths-phy­siques, le ci pour les ingé­nieurs, le cse (Centre spor­tif étu­diant), le cru (centre reli­gieux), le centre Gali­lée, le ciee (Cercle inter­na­tio­nal des étu­diants étran­gers) — son petit café à Leu­ven était connu dans le monde entier. Des étu­diants sont logés aus­si en appar­te­ments de moins de dix per­sonnes avec living, cui­sine et sani­taires com­muns. Plu­sieurs de ces appar­te­ments se sont don­né un pro­jet socio­cul­tu­rel. On les éti­que­tait appar­te­ments com­mu­nau­taires, ce sont les ancêtres des kaps, les kots-à-pro­jet d’aujourd’hui.

C’est bien l’originalité de la culture d’habitat qui s’est déployée autour de l’UCL. Une liai­son forte entre l’action cultu­relle et l’habitat en com­mun. Pas sim­ple­ment dans un but éco­no­mique ou affec­tif, comme beau­coup de coha­bi­ta­tions actuelles, mais des pro­jets de socié­té : pro­mou­voir la place de la femme, infor­mer sur les pays du Sud, assis­ter un handicapé.

Quelques fois par an, cette culture s’exprime par des stands et des ani­ma­tions sur la Grand-Place et le reste de la cité. L’exemple des kots-à-pro­jet est repris main­te­nant dans plu­sieurs pays. Il en existe à Paris du côté de la Cha­pelle, pro­jet kaps « Koloc’ A Pro­jets soli­daires », liés au déve­lop­pe­ment local.

Lou­vain-la-Neuve n’est pas une ville étu­diante. Dès les pre­miers moments, d’autres habi­tants s’installent. Dans un pre­mier temps habi­ter à Lou­vain-la-Neuve est réser­vé à ceux qui étaient au ser­vice de l’ucl, direc­te­ment ou via l’animation. On parle de loi cade­nas, levée plus tard.

Mais c’est à la Ferme du Bié­reau que le cœur de Lou­vain-la-Neuve com­mence à battre dès le mois d’aout 1972. D’abord dans un camp inter­na­tio­nal où se retrouvent aus­si des habi­tants en train de s’installer. Et sur­tout à tra­vers ce sou­ci per­ma­nent de la liai­son entre l’animation cultu­relle et l’habitat grâce à l’asbl Corps et Logis, héri­tière des « alter­na­tives » du début des années 1970. ucl et Ville ont repris la marque Ferme du Bié­reau pour des acti­vi­tés cultu­relles variées. Ce qui se passe main­te­nant autour de l’espace fer­mier et dans le quar­tier de La Baraque montre que, mal­gré de longues ten­sions, est réus­sie la coexis­tence de concep­tions dif­fé­rentes du vivre ensemble.

Du Conseil des résidents à l’Association des habitants

À l’automne 1971, des acteurs du sec­teur socio­cul­tu­rel venus visi­ter ensemble le site de Lou­vain-la-Neuve prennent sou­dain conscience de ce qu’une ville se construit avec une ges­tion effi­cace, mais unique. Pour beau­coup des futurs usa­gers de la ville, l’ucl est à la fois pro­prié­taire, employeur, rédac­teur de règle­ments, inter­mé­diaire avec les ins­tances publiques… Deux futurs habi­tants sus­citent un conseil des rési­dents qui demande à ren­con­trer régu­liè­re­ment les maitres d’œuvre de la ville nouvelle.

La com­po­si­tion du conseil reste fort ouverte et variable pen­dant plu­sieurs mois afin d’incorporer pro­gres­si­ve­ment tous ceux qui deviennent les uti­li­sa­teurs de la ville. Ceux qui vont y étu­dier, y tra­vailler, y loger, y four­nir des ser­vices, déve­lop­per des com­merces, lan­cer des entre­prises… On ne veut pas se limi­ter aux habi­tants ni aux membres de l’ucl. Faute d’autre mot, on parle alors de « rési­dents ». Le socio­logue Jean Remy pré­co­nise tou­jours le nom d’«usagers » pour évo­quer cette diversité.

Ces ren­contres sont en tout cas le lieu d’un large échange d’informations. Les repré­sen­tants de l’ucl jouent la trans­pa­rence, mais ils annoncent essen­tiel­le­ment ce qui est déjà déci­dé et dans lequel il sera dif­fi­cile d’introduire des modi­fi­ca­tions fondamentales.

En reli­sant les comptes ren­dus du Conseil des rési­dents et de son jour­nal Labule de 1972 à 1977, on n’y voit rien d’autre de vrai­ment signi­fi­ca­tif que l’action des crèches. Pour celles-ci, face au pro­jet ucl qua­li­fié de « crèche mam­mouth » de près de cent-cin­quante enfants, les parents réus­sissent à impo­ser des lieux plus réduits et dis­per­sés dans les quar­tiers. Le Conseil sou­tient aus­si effi­ca­ce­ment la mixi­té étu­diantes-étu­diants dans les loge­ments de l’UCL. Mais les marges de manœuvre sont limi­tées. Afin d’assurer le finan­ce­ment de la construc­tion, per­sonne ne veut don­ner aux Belges contri­bu­teurs l’image d’une com­mu­nau­té faible. Il faut « abso­lu­ment » com­plé­ter la dalle de recou­vre­ment du centre-ville et donc accep­ter un grand centre com­mer­cial, des loge­ments de plus grand confort… Pour assu­rer des com­mu­ni­ca­tions fiables, il faut une gare rer et de grands par­kings. Les habi­tants et autres usa­gers peuvent don­ner leur avis dans les pro­ces­sus, mais essen­tiel­le­ment pour évi­ter des inconvénients.

Après quelques années, le Conseil des rési­dents se trans­forme en Asso­cia­tion des habi­tants. La pre­mière année de Lou­vain-la-Neuve, dans le quar­tier Bié­reau-Gali­lée, étu­diants et habi­tants adultes par­tagent sou­vent des enjeux com­muns. Au fil du temps la coha­bi­ta­tion devient de plus en plus dif­fi­cile. Trois types de causes, les trois b : bruit, bitures, bap­têmes dont beau­coup sup­portent mal les rituels. Conflits aus­si entre étu­diants et auto­ri­tés com­mu­nales par­ti­cu­liè­re­ment sur l’heure de fer­me­ture des débits de bois­sons. Il y a aus­si les mai­sons uni­fa­mi­liales, louées par plu­sieurs étu­diants, cau­sant une hausse des prix.

Une ville jeune depuis quarante ans

De la jeune ville on disait : la ville sans cime­tières, la ville sans vieillards. Au début de Lou­vain-la-Neuve, deux per­sonnes de plus de soixante ans. Aujourd’hui de plus en plus de gens vendent leur vil­la pour ache­ter un appar­te­ment à Lou­vain-la-Neuve. Cer­taines cherchent des for­mules ori­gi­nales comme la coha­bi­ta­tion-kan­gou­rou : per­sonne âgée et habi­tant jeune assu­rant une pré­sence. Inter­gé­né­ra­tion­nel est le mot à la mode. Le sys­tème des emphy­téoses n’a pas per­mis d’éviter la spé­cu­la­tion et c’est à une refonte juri­dique de la pro­prié­té immo­bi­lière que l’on pense. Au temps des familles décom­po­sées et recom­po­sées, des veu­vages de longue durée, de la mobi­li­té inter­na­tio­nale des jeunes diplômés…

La cité elle aus­si avait pris un coup de vieux. La place des Sciences retrouve aujourd’hui sa jeu­nesse. Pour rem­pla­cer les poutres pour­ries on lui taille un cos­tume pur chêne du pays. Le musée va s’habiller en seconde main de la cape de la biblio­thèque. L’art mural couvre de cou­leurs ce que les urba­nistes avaient ima­gi­né rouge brique et gris béton.

Cer­tains disent que le rôle his­to­rique de l’ucl comme bâtis­seuse de ville est ter­mi­né. N’est-il pas venu le temps de la refon­da­tion ? L’utopie fon­da­men­tale du quar­tier Sciences était de créer une alliance nou­velle entre les techno­sciences et la vie de tous les jours. Cela reste un enjeu essentiel.

Tout au long de ces qua­rante ans, autour de la place Gali­lée ou ailleurs dans la ville, se sont déve­lop­pées des acti­vi­tés de culture scien­ti­fique. Dès 1974, l’animation urbaine Éner­gie sur la place, les ren­contres cher­cheurs-habi­tants. Les inno­va­tions autour de l’écologie scien­ti­fique, de la bioé­thique, de l’informatique ont fait l’objet de réflexions cri­tiques, de par­tages de docu­ments, de for­ma­tions. La part prise par des pion­niers de la ville dans le giec, dans la Mai­son du déve­lop­pe­ment durable… est notable.

Mais les enga­ge­ments des jeunes dans les études scien­ti­fiques et la car­rière de recherche res­tent faibles. La facul­té des Sciences a lan­cé le pro­jet « Science infuse » dans l’espoir d’attirer davan­tage de voca­tions. Le temps est venu de faire le point sur la science dans la ville. De nou­velles formes de par­tage des savoirs se déploient : savoirs coopé­ra­tifs, sciences citoyennes, des réflexions autour des tiers-lieux proches des bâti­ments cultu­rels, des ter­ri­toires apprenants.

Dans la ville de 2012, com­ment revi­si­ter les uto­pies pionnières ?

Paul Thielen


Auteur

Paul Thielen est docteur en biologie .