Livrer son corps en préservant son âme
Jordan Fox est un acteur porno gay français, véritable « star du X », reconnu par l’industrie pornographique internationale. Il est l’un des rares acteurs à s’être plusieurs fois exprimé publiquement sur son vécu, sur le rapport aux fans, sur la stigmatisation des acteurs. Il propose dans ce témoignage autobiographique une analyse toute en nuances de sa propre carrière.
« Mais pourquoi t’es-tu lancé dans le porno ? », voici la question que l’on m’a constamment posée durant ma carrière, déclinée dans toutes les nuances : « Pourquoi avoir décidé de devenir acteur X ? », « Comment en es-tu arrivé à faire du porno gay ? », « Qu’est ce qui t’a poussé à faire ça?»… Cette question revenait sans cesse me rappeler que mon métier était atypique, différent. Comprendre : « pas normal ».
On ne demande pas sans cesse à un électricien ou à une vendeuse pourquoi ils font leur métier. Mais dans le cas de l’industrie pornographique, l’origine de la vocation intrigue, interpelle. Peut-être que mes interlocuteurs attendaient une réponse versant dans le pathos (viol, abus dans mon enfance, souffrance affective, besoin pathologique de notoriété, etc.) pour corroborer leurs clichés sur cet univers à l’image glauque. Avec mon parcours très banal, ils auraient été déçus.
En fait je ne sais pas vraiment moi-même pourquoi je me suis lancé dans cette voie. Je l’ai fait sans trop me poser de question. Les raisons sont trop multiples pour qu’une seule se détache vraiment, certainement un mélange d’opportunisme, de transgression et de narcissisme, sans oublier l’appât du gain.
Les choses se sont faites par hasard et non à la suite d’un rêve ou d’une volonté particulière.
Jeune étudiant, je me suis vu proposer par l’entremise d’une connaissance de tourner une scène porno. Intrigué et flatté j’ai accepté autant par curiosité que pour l’argent. Le tournage fini, je retournais à ma vie, amusé de cette expérience. Mais le porno est venu à moi et la machine s’est mise en route. Quelques semaines plus tard, le producteur me rappelait : ma scène avait plu, j’avais du « talent ». J’ai tourné une seconde scène, puis une autre…, le mois suivant un magazine gay publiait un article me sacrant « nouvelle révélation du X gay ».
C’est allé si vite, tel un engrenage. J’ai alors décidé de mettre entre parenthèses mes études avec la promesse de m’y remettre plus tard pour me consacrer à ce qui devenait une carrière. En quelques mois je suis devenu « l’étoile montante du porno gay » puis l’on m’a qualifié de pornostar, le titre suprême dans ce business.
Ce fut une période très grisante, ma vie est devenue un tourbillon de voyages, tournages, shootings, interviews… Je suis passé subitement, brutalement, d’une vie un peu ennuyeuse d’étudiant en langues à l’université de Strasbourg à une vie de star de X. J’étais très heureux, trop heureux, euphorique.
Cet état, toutes les personnes qui ont connu le succès soudain le connaissent. On plane, on ne touche plus terre. Mais cela ne dure pas, car ce type de gloire est éphémère et beaucoup se perdent en essayant de jouer les prolongations.
Dans le porno tout va très vite. Après un bref casting (contrairement à une légende tenace, le producteur ne teste pas la marchandise), le tournage a lieu rapidement : quelques jours ou quelques semaines plus tard pour éviter que le candidat ne se ravise, puis la scène sort peu après sur internet. Plus de retour en arrière possible.
Si l’acteur plait, les tournages s’enchainent et les studios concurrents font tout pour travailler avec le nouveau hardeur du moment. Cette logique commerciale (proposer sur son site le même produit qui marche ailleurs) prend une autre dimension dans la psyché de l’acteur. Il se sent aimé, désiré puisqu’on se bat pour l’avoir et ce sentiment est exacerbé par le public qui exprime son admiration via les réseaux sociaux. Le fan projette son érotomanie sur l’acteur qu’il idéalise, et celui-ci s’en repait.
Moi-même, qui ne m’étais jamais trouvé particulièrement beau ou intéressant avant cela, je n’en revenais pas de tous ces messages d’inconnus qui disaient me trouver fantastique et fascinant. Cela me faisait plaisir d’y croire. Je m’enivrais de ces compliments. Je recevais via une boite postale des piles de courriers contenant lettres, dessins, poèmes à ma gloire, sans compter bien sûr les courriels et messages via les réseaux sociaux. Je restais lucide, mais je peux imaginer l’effet addictif de tels messages sur un acteur en mal d’affection.
J’ai été plutôt surpris de la fascination que provoquent les acteurs X auprès du public gay. Cela va de l’admiration à la vénération. Cela me paraissait disproportionné. Mon rôle était de stimuler l’excitation et la sexualité de ce public. Je ne m’attendais pas à autant d’intérêt pour ma personne. Certains fans voyaient en moi un ami ou un compagnon idéal… c’était touchant, mais révélateur d’une certaine déconnexion de la réalité. Il y a beaucoup de solitude dans le milieu gay, que l’omniprésence d’Internet et des réseaux sociaux a encore amplifié. Certaines personnes éprouvent sans doute le besoin de transférer leurs besoins et leurs attentes sur un personnage public car c’est plus facile que de se confronter à des rencontres réelles. Je n’ai jamais joué avec ces personnes pour en profiter, mais j’ai, au contraire, toujours été humain. Si au début s’entendre dire « tu es une lueur dans ma vie si triste, car je suis en dépression » ou « tu es un peu comme ma famille » est gratifiant, car on a l’impression d’apporter du bonheur, au fil du temps je l’ai ressenti comme une responsabilité de plus en plus dure à porter. Cela m’a interrogé sur la portée de mon métier et a en partie motivé ma décision de me retirer.
Si dans le X la gloire vient vite, le déclin est prompt aussi. Très vite (un à deux ans) les producteurs commencent à se lasser. Les propositions ralentissent car entretemps sont arrivés sur le marché de nouveaux visages plus jeunes et frais, plus à la mode. Les studios qui hier encore s’arrachaient un hardeur commencent à faire la fine bouche. Pour continuer à tourner, et donc par là même garder une visibilité, il faut souvent baisser ses cachets ou accepter des pratiques de plus en plus hard (uro, fist, SM…) ou non protégées. L’industrie si accueillante avec les acteurs débutants (j’ai même eu droit à un « bienvenu, on est tous une grande famille dans le X ») montre alors un autre visage et sait profiter de l’addiction de l’acteur à la gloire.
C’est cette descente que beaucoup d’acteurs vivent très mal. Un sentiment d’abandon commence à poindre, entrainant la perte de l’estime de soi voire la dépression. Certains y font face d’une manière radicale, mais efficace : ils stoppent leur carrière et essaient de changer de vie. D’autres se perdent dans l’alcool, la drogue ou les médicaments. La mortalité est élevée chez les acteurs pornos. Plusieurs de mes partenaires à l’écran sont décédés avant la trentaine. Derrière le physique parfait et le sourire enjôleur des pornostars se cache souvent une réalité moins joyeuse.
Pour ma part, j’ai fait le choix de me diversifier afin d’être moins dépendant des tournages en développant d’autres projets : collaborations artistiques, blog, tournées de shows… Cela m’a permis de rester populaire auprès du public et d’avoir une actualité sans avoir besoin de trop tourner ni d’être à la merci des studios. Mais mon cas n’est pas représentatif, beaucoup d’acteurs gays ne dépassent pas les deux ans de carrière.
Peut-être dois-je à ma bonne étoile le fait de ne pas m’être trop abimé dans cet univers : c’est l’envie de renouveau qui m’a poussé vers la sortie. Après sept ans de service (et une centaine de films) j’ai choisi de mettre un terme à ma carrière.
À la lassitude s’ajoute aussi la peur de finir comme ces acteurs vieillissants incapables de raccrocher, peur de ne plus me sentir capable de faire autre chose (car le porno est finalement réducteur) et l’envie de me réapproprier ma vie et mon corps après tant d’années d’exposition et d’impudeur. Le porno a changé mon rapport au corps de manière paradoxale : plus libéré, mais aussi plus vulnérable, j’ai moins confiance en moi aujourd’hui qu’avant ma carrière. Entendre toutes ces critiques a laissé des traces. Car choisir de s’exposer, c’est aussi subir des attaques. Et certains ne font pas de cadeaux à celui qu’ils considèrent comme immoral. Cela a été dur et parfois violent à certains moments.
Lorsque j’ai choisi d’arrêter le X j’ai naïvement voulu retrouver ma vie là où je l’avais laissée : j’ai repris mes études en entamant une formation dans le domaine du tourisme. Comme si le porno n’avait été qu’une parenthèse.
Cela ne s’est pas exactement passé comme cela. D’abord parce que je n’étais plus le même homme. Sept années passées dans cet univers rude m’ont aguerri, endurci et rendu plus méfiant et parfois agressif. C’était une façon de me protéger dans ce milieu, mais ces réflexes font désormais partie de moi et je le déplore.
Second obstacle, je n’ai pu effacer mon passé. Des étudiants m’ont reconnu et la nouvelle s’est vite répandue. Il suffit d’aller faire un tour sur la toile pour admirer mes anciens exploits.
Des personnes ont été bienveillantes, d’autres moqueuses, curieuses ou se sont détournées de moi du jour au lendemain. Ces réactions ont en commun le fait de poser un jugement avant de me connaitre. J’ai appris à travers cette expérience que le porno me suivra encore longtemps. Il ne me suffira pas de changer de nom et de profession pour ne plus être vu comme un acteur porno. Si j’occulte mon passé, on viendra me le rappeler. Je dois apprendre à vivre avec cette étiquette. Aujourd’hui j’ai trouvé du travail et je vis d’une manière plutôt discrète. J’évoque rarement mon passé et je ne me montre plus dans les médias. Je ne sais pas si je referai du X, peut-être occasionnellement, mais plus professionnellement.
Désormais jeune retraité voire rescapé de cette industrie depuis deux ans, recyclé non sans mal dans un métier plus classique, je peux poser un regard lucide sur cette expérience.
Quel bilan faire de mes années de pornostar gay ?
J’ai voyagé, gagné de l’argent, vécu une expérience unique en étant admiré et j’ai rendu des gens heureux.
Mais il en résulte aussi beaucoup de solitude car des amis d’avant le X m’ont tourné le dos et les amitiés du milieu porno intéressées par ma notoriété se sont détournées de moi, je n’ai plus rien à leur apporter.
J’ai sacrifié ma vie sentimentale, ma vie sociale et une part de mon avenir. J’ai perdu une partie de ma sensibilité et de ma légèreté.
J’ai gagné sur le plan matériel, mais perdu sur le plan humain. J’espère simplement que j’ai pu montrer que l’on peut faire du porno en restant un être sensible et garder ses valeurs. Livrer son corps en préservant son âme.
C’est tout ce que je souhaite aux jeunes qui aujourd’hui se lancent dans cette aventure sans toujours en mesurer les conséquences.
