Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Lire Dans la forêt quand on ne peut y aller (Lecture confinée, mais partagée du roman de Hegland)

Numéro 4 – 2020 - Covid-19 littérature livre par Justine Bauvir Marion Bouzet Véronique Bragard Ursule Couteaux Manon Delhaye Marjorie Guadagnin Elodie Hemberg Estelle Lams LeclercqLola Laura Lievens Mathilde Nootebos Marine Rencelot Camille Reul Margaux Savary Iris Vanhoutte Mélanie Vigneron Justine Wasterlain

juin 2020

Tout comme la crise que nous tra­ver­sons, le roman de Jean Hegland Dans la forêt (publié en 1996) appelle au dépouille­ment et à un retour à l’essentiel. Mais para­doxa­le­ment, alors que les pro­ta­go­nistes du roman appri­voisent la forêt, nous sommes confi­nées devant des écrans avec une nour­ri­ture pro­duite par­fois bien loin, empê­chées de véri­ta­ble­ment nous recon­nec­ter aux […]

Un livre

Tout comme la crise que nous tra­ver­sons, le roman de Jean Hegland Dans la forêt (publié en 1996) appelle au dépouille­ment et à un retour à l’essentiel. Mais para­doxa­le­ment, alors que les pro­ta­go­nistes du roman appri­voisent la forêt, nous sommes confi­nées devant des écrans avec une nour­ri­ture pro­duite par­fois bien loin, empê­chées de véri­ta­ble­ment nous recon­nec­ter aux autres et au vivant. Ayant bas­cu­lé du pré­sen­tiel au vir­tuel dans les uni­ver­si­tés, il nous a fal­lu inno­ver, nous adap­ter. Ensemble, pro­fes­seure et étu­diantes, nous nous pen­chons ici sur cet ouvrage-clé d’un effon­dre­ment gra­duel mais sur­tout de la recon­nexion au vivant et dis­cu­tons de com­ment habi­ter le monde (post)coronavirus.

Deux femmes, une mai­son rurale de Cali­for­nie et une forêt peu explo­rée. Ain­si com­mence le roman Dans la forêt de Hegland. Nell, le per­son­nage prin­ci­pal, lit une ency­clo­pé­die, sa sœur Eva danse. Très vite nous com­pre­nons qu’elle danse en silence car l’électricité a depuis un temps ces­sé d’atteindre ce coin recu­lé. Nell nous raconte, dans son jour­nal à la fois intime et pra­tique, com­ment le monde au bout de la route s’écroule dou­ce­ment : épi­dé­mies, pillages, fuite vers l’Est. Mais ce roman, contrai­re­ment à beau­coup d’autres, ne fait pas table rase et ne se foca­lise pas sur l’effondrement en temps que tel. Ce texte nous livre com­ment ces deux pro­ta­go­nistes vont dou­ce­ment se décou­vrir, se dépas­ser pour entrer dans l’écosystème de la forêt. 

Qu’est-ce que l’essentiel ? De la consommation au dépouillement

Alors que le monde autour d’elles sombre dans le chaos et qu’elles doivent vivre avec ce qu’il reste, Nell et Eva trient et éva­luent l’(in)utilité de ce qu’elles découvrent dans leurs tiroirs. Tout comme dans ce roman, la crise que nous tra­ver­sons nous fait réflé­chir aux élé­ments essen­tiels dont nous avons réel­le­ment besoin : écrans de télé­vi­sion, de smart­phones, séchoirs, kar­chers, ordi­na­teurs por­tables ou bien vieux livres pous­sié­reux ran­gés dans nos pla­cards, les lettres et pho­tos de nos familles et amis ? Nell se sou­vient de l’époque où elle jetait ses vête­ments dès qu’ils étaient un peu usés ou quand les restes de nour­ri­ture atter­ris­saient dans le com­post alors qu’ils n’avaient même pas été tou­chés. Cepen­dant, quand la nar­ra­trice repense à son ancienne façon de consom­mer, elle se sent à la fois conster­née et nos­tal­gique. Il semble ardu de sor­tir indemne de cette socié­té consu­mé­riste. Com­ment vivre sans élec­tri­ci­té ni pétrole des­quels nous sommes deve­nus si dépen­dants ? S’ensuit une longue période d’adaptation, de dépas­se­ment de la nos­tal­gie, où les deux per­son­nages vont faire sans, vont outre­pas­ser leurs dési­rs, voire leurs besoins, et entrer dans une nou­velle façon d’appréhender le mys­tère du monde. 

Un million de nuances de vert (222), d’idées à appréhender

Alors que les super­mar­chés se vident, Nell et Eva sont for­cées de réap­prendre à connaître ce qui peut les nour­rir : dans un pre­mier temps semences, pota­ger, pou­lailler… puis conserves, séchage de fruits. Ensuite, grâce à la redé­cou­verte de manuels amé­rin­diens, Eva va apprendre à recon­naître les espèces qui l’entourent : sureau, oseille, fram­boi­sier, glands… Elle étu­die ce que ceux qui habi­taient alors ces régions avaient eux-mêmes car­to­gra­phié. L’encyclopédie et le manuel de plantes indi­gènes donnent accès à des connais­sances par­fois cen­te­naires, mais ces ouvrages émergent éga­le­ment telle une forme d’exu­toire qui lui per­met d’é­chap­per à la dure réa­li­té qui l’entoure. Cette « com­mu­nau­té éco­lo­gique éten­due et com­plexe » (67) qu’est la forêt remet sur­tout en ques­tion la pré­sence-même de l’humain en son sein. Tout comme notre confi­ne­ment a ren­du les eaux de Venise plus propres, l’Himalaya visible à plus de deux cents kilo­mètres, la forêt du roman est res­tée fière, puis­sante et se suf­fi­sant à elle-même.

Faire le deuil d’un monde et en construire un autre

Le roman Dans la forêt est avant tout une his­toire de deuil : les deux pro­ta­go­nistes enterrent leur mère et leur père dans la forêt. Ces adieux dans la soli­tude ne sont pas sans nous rap­pe­ler les per­sonnes atteintes de Covid-19 disant au revoir à leurs proches par tablette inter­po­sée. Mais Dans la forêt, roman sur­vi­va­liste et eco­fé­mi­niste s’il en est, met sur­tout en avant le deuil d’un monde indus­triel, tech­no­lo­gique, violent et des­truc­teur. Les deux pro­ta­go­nistes s’accrochent d’abord à ce monde connu sans se poser de ques­tions ; elles vivent en espé­rant le réta­blis­se­ment de l’ancien sys­tème, aspi­rant à réa­li­ser leur rêve de dan­seuse ou d’universitaire. Le confi­ne­ment qu’elles affrontent les force à deve­nir adultes, matures, et sur­tout cri­tiques. Il est évident qu’alors que nous aus­si espé­rons embras­ser nos proches et ima­gi­nons un réta­blis­se­ment plus ou moins rapide de cette crise, le retour à la nor­male et la pros­pé­ri­té nous semblent pro­blé­ma­tiques. Loin de tout, sans élec­tri­ci­té, et avec des vivres tou­jours plus rares, les deux sœurs, Nell et Eva, voient leur monde, celui de leur enfance, mais aus­si de la tech­no­lo­gie liée au pétrole, prendre fin. 

Mais où est la forêt ?

Si la forêt est pour les sœurs tour à tour un lieu de jeux, de res­sources ali­men­taires, d’amour et de dan­ger, elle est aus­si un lieu mena­cé et fra­gile. De grands feux de forêt guettent. Ils la frôlent. Les cendres viennent de loin. Or la sur­vie des sœurs dépend de celle des bois. En cette période de confi­ne­ment, notre habi­ta­tion prend une place cen­trale. Les inéga­li­tés dans la qua­li­té du cadre de vie sont ren­for­cées. Et l’importance de la nature, dont l’humain fait par­tie, appa­rait comme essen­tielle. Jamais un bout de jar­din, de Ravel, de bois ou de parc n’a sem­blé aus­si précieux.

Nell et Eva redé­couvrent dans leur entrée dans la forêt une liber­té que Stig Dager­man décrit comme per­due dans son texte Notre besoin de conso­la­tion est impos­sible à ras­sa­sier : celle qui vient « de la capa­ci­té de pos­sé­der son propre élé­ment ». Comme le pois­son, l’oiseau ou l’animal ter­restre ont le leur. Comme Tho­reau a la forêt de Wal­den. Les deux sœurs apprennent, elles avancent len­te­ment, elles appri­voisent et fina­le­ment appar­tiennent plei­ne­ment à leur propre élément. 

Le confi­ne­ment fait naitre pareil désir. Ce besoin pres­sant de recon­naître les plantes, les noix, les arbres. Et cette envie de par­ta­ger cette connais­sance, cette envie de savou­rer une poi­gnée de feuille d’ail des ours. Peut-être encore plus que les autres années, replan­ter les graines récol­tées l’année der­nière, a pris une dimen­sion vitale. Pour qu’une tran­si­tion puisse se faire, pour qu’elle puisse exis­ter, il faut qu’il y ait une forêt. Et il faut, pour plus d’égalité, qu’elle soit commune. 

Brûler l’ancien monde pour pouvoir inventer un nouveau : se mettre des limites

Alors qu’elles entrent dou­ce­ment vivre dans la forêt, les deux sœurs apprennent à redé­fi­nir ce qui fait leur « chez elles ». Au fil du temps, leurs diverses pos­ses­sions deviennent un luxe super­fi­ciel. En appre­nant à vivre dans de nou­velles condi­tions, elles réa­lisent peu à peu que ce qui compte, dans l’adversité, n’est pas d’avoir, mais d’être, et sur­tout d’être ensemble. Cette réa­li­sa­tion les mène jusqu’à incen­dier leur propre mai­son, sans pour autant avoir l’impression de sacri­fier leur passé.

Dans notre situa­tion de confi­ne­ment, nous devons, nous aus­si, apprendre ou réap­prendre à accor­der de la valeur à ce qui compte vrai­ment, et ain­si réflé­chir ce qui défi­nit notre chez nous. Bien sûr, le luxe d’avoir un toit, des ordi­na­teurs, télé­phones et livres pour se diver­tir, ou encore une connexion inter­net pour res­ter en contact avec notre famille et nos amis, n’est pas à sous-esti­mer dans ces temps com­pli­qués. L’essentiel, cepen­dant, est, comme nous l’apprenons, de nous redé­cou­vrir, seuls, avec des proches, ou des moins proches. Ain­si, alors que l’on nous demande de « res­ter chez nous » nous accor­dons à cet espace de nou­velles valeurs, celle de l’entraide, mais aus­si de la réci­pro­ci­té, de l’accueil, du soin, du par­tage, à l’instar des deux sœurs qui deviennent à la fois pères et mères.

C’est pour se mettre une limite qu’à la fin de l’histoire, elles décident de brû­ler la mai­son parce « ce serait trop facile de reve­nir » (293). Leur mai­son est deve­nue une « tanière, empes­tant les pro­duits chi­miques » (292) qui doit être aban­don­née. Désor­mais seules, les sœurs vont devoir chan­ger leur vision du monde, et repen­ser leur futur en termes libé­ra­teurs. Nell gar­de­ra trois livres qui seront vrai­ment utiles pour leur future vie : les plantes indi­gènes de Cali­for­nie, un recueil de chants et récits pour enfants et l’index de l’encyclopédie.

La crise sani­taire nous invite à por­ter un regard simi­laire sur les pro­grès et à faire marche arrière si néces­saire. Eva rap­pelle à sa sœur que l’électricité n’a été inven­tée qu’en 1879 alors que l’humanité est sur la terre depuis plus de cent-mille ans. Hegland nous invite-elle à tout détruire et recom­men­cer ? Sym­bo­li­que­ment oui. Concrè­te­ment, elle nous convie à nous mettre des limites et ne plus avoir peur d’aller de l’avant. Quand on demande à Hegland com­ment se pré­pa­rer à l’effondrement, elle répond qu’il faut vivre comme s’il était déjà là. 

Apprivoiser d’autres temporalités

Les deux sœurs finissent par quit­ter le rythme des semaines pour vivre au fil du soleil, du cli­mat, de la lumière natu­relle, des sai­sons. Dans notre confi­ne­ment, nous avons aus­si per­du de temps à autre le fil des jours. Aucun lun­di de Pâques, jour férié d’habitude atten­du, n’est jamais pas­sé aus­si inaper­çu. Nous ne sommes pas à ce stade d’adéquation entre le temps de la nature et le temps de nos quo­ti­diens. Cer­taines obli­ga­tions sco­laires ou pro­fes­sion­nelles nous main­tiennent dans cette orga­ni­sa­tion pré­con­fi­ne­ment des horaires. Mais ce confi­ne­ment a peut-être ouvert une brèche, une prise de conscience sur la super­fi­cia­li­té du décou­page des jours et sera l’occasion de réflé­chir à un rythme plus adé­quat. La forêt connait l’été et l’hiver. Elle ignore ce qu’est un same­di soir.

Vers le déconfinement, vers la forêt : Hegland et les « fictions panier »

Par nos fenêtres, nous enten­dons au loin nos voi­sins qui s’affairent pour trom­per le temps. On jar­dine, on chante, on contemple, et nous, nous lisons. Mais nous sen­tons que quelque chose est en train de s’effriter. Nous nous deman­dons, à la lec­ture de ce roman si, une fois que nous retour­ne­rons dans notre monde, il sera encore per­ti­nent de rêver de Bal­let Per­for­mance et de Scho­las­tic Apti­tude Test. C’est comme une boule au ventre. Car bien­tôt, il fau­dra choi­sir, comme Nell, d’enterrer ces rêves afin de pou­voir réécrire une his­toire au-delà d’un sys­tème défaillant. Près de vingt-cinq ans après sa publi­ca­tion, le livre Dans la Forêt prend tout son sens dans le contexte actuel de pan­dé­mie. Tout comme les deux sœurs, face à de nou­veaux obs­tacles, nous réexa­mi­nons notre place dans le monde. Nous réa­li­sons notre infime posi­tion dans un sys­tème dont nous n’a­vons pas le contrôle, mal­gré nos croyances. 

Alors nous écri­vons, fai­sons le point. Para­doxe que d’écrire ces mots sur un ordi­na­teur, de faire cir­cu­ler ce texte via le web et pour­tant, l’un n’empêche pas l’autre. Entre­temps, nous avons com­men­cé à trier nos chambres, à pré­pa­rer du pes­to d’orties, à recon­naître que la fleur bleue qui pousse sous nos fenêtres s’appelle un mus­ca­ri. Nous aus­si, lors de notre lec­ture de ce roman, nous avons lu l’encyclopédie avec Nell et dan­sé avec Eva. Nous avons pleu­ré la perte de leur père et vou­lu par­tir avec Nell retrou­ver le monde d’avant. Nous avons res­sen­ti la peur des deux sœurs avant leur départ défi­ni­tif pour la forêt. La lit­té­ra­ture nous a fait vivre cela et plus d’une cen­taine d’autres vies. Nous nous sommes satis­faites de peu, de recon­nexion à notre ima­gi­naire et aux vies des autres. En nous résonnent les mots de Nell « com­ment ai-je pu vivre ici toute ma vie et en savoir si peu ? » (217). Recon­nec­ter avec notre être sen­suel, orga­nique, spi­ri­tuel, incon­trô­lable et sacré, et faire comme si nous y étions déjà. À lire l’effervescence de cette entrée défi­ni­tive dans la forêt, nous avons aus­si res­sen­ti, sous forme de ques­tion, une forme d’exaltation et de sacré : Com­ment, col­lec­ti­ve­ment et indi­vi­duel­le­ment, naitre encore ? Com­ment détruire l’inutile tout en main­te­nant une part d’essentiel ? Com­ment tirer des moments de crises ou des moments char­nières, comme ceux que nous sommes en train de vivre, des ensei­gne­ments qui nous per­mettent de mieux inves­tir nos existences ?

Dans un court essai The Car­rier Bag Theo­ry of Fic­tion (1986), l’écrivaine Ursu­la Le Guin pro­pose un chan­ge­ment de para­digme : le héro clas­sique en quête de linéa­ri­té et de domi­na­tion ne nous sert plus, nous avons besoin d’autres formes de nar­ra­ti­vi­té. Hegland nous pro­pose ici une fic­tion panier, comme l’appelle Le Guin, une nar­ra­tion qui récolte des his­toires dis­pa­rates, mais plu­rielles car « un roman est un sac-méde­cine, conte­nant des choses prises ensemble dans une rela­tion sin­gu­lière et puis­sante ». Les deux sœurs glanent des his­toires alter­na­tives1 d’espèces et de liens autres, affir­mant sans cesse com­bien nous sommes la forêt.

  1. Voir débat orga­ni­sé par Le monde fes­ti­val 2019, “Com­ment vivre dans un monde effon­dré ?” (novembre 2019).

Justine Bauvir


Auteur

Justine Bauvir est étudiante en Master langues modernes à l’UCLouvain

Marion Bouzet


Auteur

Marion Bouzet est étudiante en Master langues modernes à l’UCLouvain

Véronique Bragard


Auteur

Véronique Bragard est professeure en littérature à l’UCLouvain

Ursule Couteaux


Auteur

Ursule Couteaux est étudiante en Master langues modernes à l’UCLouvain

Manon Delhaye


Auteur

Manon Delhaye est étudiante en Master langues modernes à l’UCLouvain

Marjorie Guadagnin


Auteur

Marjorie Guadagnin est étudiante en Master langues modernes à l’UCLouvain

Elodie Hemberg


Auteur

Elodie Hemberg est étudiante en Master langues modernes à l’UCLouvain

Estelle Lams


Auteur

Estelle Lams est étudiante en Master langues modernes à l’UCLouvain

LeclercqLola


Auteur

Laura Lievens


Auteur

Laura Lievens étudiante en Master langues modernes à l’UCLouvain

Mathilde Nootebos


Auteur

Mathilde Nootebos est étudiante en Master langues modernes à l’UCLouvain

Marine Rencelot


Auteur

Marine Rencelot est étudiante en Master langues modernes à l’UCLouvain

Camille Reul


Auteur

Camille Reul est étudiante en Master langues modernes à l’UCLouvain

Margaux Savary


Auteur

Margaux Savary est étudiante en Master langues modernes à l’UCLouvain

Iris Vanhoutte


Auteur

Iris Vanhoutte est étudiante en Master langues modernes à l’UCLouvain

Mélanie Vigneron


Auteur

Mélanie Vigneron étudiante en Master langues modernes à l’UCLouvain

Justine Wasterlain


Auteur

Justine Wasterlain est étudiante en Master langues modernes à l’UCLouvain