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L’inconnu, ce héros

Numéro 7 Octobre 2023 par Anne-Marie Polomé

octobre 2023

Reve­nu sur terre, un désir m’a tou­ché, enva­hi, sub­mer­gé Il me fal­lait des paons, oiseaux de toute beauté !
Et depuis ce jour-là, au cœur de mes pensées,
Tous les « Léon » du monde sont venus se nicher.

Italique

— Léon, laisse-moi pas­ser ! Allez, Léon, je suis pres­sé !

Léon se dresse, fier comme Arta­ban, déploie lar­ge­ment son éven­tail et se tré­mousse, blo­quant la porte du jar­din. J’essaie de le contour­ner : rien à faire, il s’excite, l’aigrette dres­sée, le regard conquérant.

— Mais enfin, Léon, à quoi te sert-il de te pava­ner ain­si ? Je ne suis ni une oiselle, ni un rival !

Léon danse et se balance en transe. Je fuis son regard, siffle, chante, crie : peine per­due, Léon sort son grand jeu et braille un chant étrange : « léon, léon, léon… ».

Pom­meau d’arrosoir en main, je m’escrime alors en un bal­let moyen­âgeux alter­nant feintes et parades. Enfin, Léon se calme et bon­dit sur le muret d’où il me toise, hau­tain. Au fait, s’appelle-t-il bien Léon ? Je ne l’avais jamais vu aupa­ra­vant, cet oiseau !

Il est tard : presque huit heures du matin et le ren­dez-vous est fixé à 10 heures pré­cises !

Pour une fois qu’il fait sec, me voi­là condam­né à pul­vé­ri­ser une bruine sal­va­trice sur les ran­gées de poi­reaux géants suisses, varié­té Fan­tas­sins, ali­gnés comme un corps d’armée. Trop lent, l’arrosoir. Je sai­sis le tuyau, res­té alan­gui sous le soleil, le déroule, cours ouvrir le robi­net et un large jet rageur envoie val­din­guer la troupe. Flûte alors ! Il ne man­quait plus que cela ! Que va dire Grand-Mère ! Vite, je m’échine à redres­ser vaille que vaille les Fan­tas­sins puis file, tout boueux rendre un aspect pré­sen­table à ma tenue. Je ne vais quand-même pas res­ter en rade !

Tout au long du che­min, je cours, vole pour atter­rir à temps dans la cour de l’Athénée. Je pose un béret bleu-marine, bien de tra­vers vers l’oreille droite, enfile des gants noirs, prends ma place dési­gnée dans une file d’élèves, tous choi­sis de la même taille, et souffle un peu.

Du loin­tain nous par­vient enfin un fleu­ron des musiques mili­taires : la Marche du 7eRégi­ment de Ligne. Mon­sieur Van Door­nik, notre pro­fes­seur de gym­nas­tique, nous a drillés pen­dant des semaines et nous sommes deve­nus des pro­fes­sion­nels des défi­lés. Le pas de l’oie, n’exagérons quand-même pas, nous ne l’avons pas répé­té : ce n’était vrai­ment pas indiqué.

Les musi­ciens approchent. Fiers, nous nous met­tons au garde-à-vous. Résonne main­te­nant la Marche des Gre­na­diers et nous avan­çons. D’un pas mar­tial, nous fran­chis­sons la grille de la cour et pre­nons place der­rière une fan­fare, dans ce grand défi­lé du 11 novembre qui ras­semble toutes les écoles de la ville. Par­tout, tam­bours et trom­pettes tentent d’initier gamins et gamines à la marche ryth­mée. Les trot­toirs sont noirs de monde. Per­sonne ne parle. Des dra­peaux noir jaune rouge caressent les façades.

Devant le gran­diose monu­ment aux morts, le bourg­mestre dépose une gerbe, un clai­ron joue la tra­di­tion­nelle son­ne­rie « Aux Champs », puis une har­mo­nie inter­prète la « Bra­ban­çonne ». C’est très poi­gnant et nous nous abî­mons en réflexions pro­fondes qui mêlent boue, pluie, bles­sures et morts, à l’image d’un grand-père que nous ne connais­sons que par une pho­to sépia où il veille sur les siens. Plus loin, le mémo­rial de la cou­ra­geuse infir­mière tour­nai­sienne, Gabrielle Petit, fusillée en 1916 à l’âge de 23 ans, nous bou­le­verse comme toujours.

Tan­dis que je songe au cou­rage d’inconnus illustres, mon regard erre bien haut. Au faîte d’un toit, de nom­breux pigeons rou­coulent, par­ti­ci­pant à leur manière au recueille­ment ambiant. L’un d’eux fait même la roue. Leurs ancêtres, fac­teurs auda­cieux, ont aus­si méri­té l’auréole des mar­tyrs. Dans une ville voi­sine, il y a même un beau monu­ment à leur gloire. Ici, lorsque le calme s’étale, ils choi­sissent, comme per­choirs, les sta­tues qu’ils animent.

Toute la mati­née, nous mar­chons, res­pec­tueux, en plein milieu des rues, sillon­nant la ville dans un ordre pré­cis. En fin de par­cours, la grande parade annuelle s’effrite offi­ciel­le­ment. C’est alors que vient me saluer, une plume à la bou­ton­nière, un homme âgé d’une soixan­taine d’années au moins.

— Bon­jour gamin.
 — Bon­jour mon­sieur !
 — Tu dois avoir envi­ron 17 ans, n’est-ce pas ?
 — … ? Oui, je viens de les avoir.
 — Vois-tu, quand j’avais ton âge, et bien, … j’ai menti.
 — Men­ti ? Com­ment ça men­ti ! Pour­quoi ?
 — Eh bien, je vou­lais sau­ver mon pays. J’ai men­ti sur mon âge et me suis fait enrô­ler dans l’armée. J’ai même ser­vi sur l’Yser et j’ai été déco­ré pour avoir rame­né un canon sous le feu de l’ennemi. Quand je suis reve­nu à la vie civile, trou­ver un emploi a été labo­rieux. Figure-toi qu’on m’a dit sou­vent que j’avais eu tort de m’enrôler si jeune et que les autres de mon âge avaient fait des études, eux !

Pas­sa­ble­ment intri­gué, je me force à esquis­ser un sou­rire gêné. Lui, un poète peut-être, s’emballe, revi­vant sans doute son pas­sé dans les tranchées :

Dans le vent, la boue, le froid, tout cou­vert de poux,

J’ai rêvé d’être ailleurs, là où il fait plus doux

Quand Léon, voi­sin de misère, a déclamé,

Yeux au ciel, « Les Colombes » de Théo­phile Gautier.

Reve­nu sur terre, un désir m’a tou­ché, enva­hi, submergé

Il me fal­lait des paons, oiseaux de toute beau­té !

Et depuis ce jour-là, au cœur de mes pensées,

Tous les « Léon » du monde sont venus se nicher.

Je suis sou­dain deve­nu éle­veur de paons, conti­nue-t-il, sem­blant se par­ler à lui-même. J’ai même décou­vert une par­tie de leur his­toire. Cer­tains ont des ancêtres à Java, d’autres au Congo. Cer­tains braillent, d’autres sont muets. J’en ai des bleus, des verts, des pana­chés. Quand les mâles font la roue, ce feu d’artifice d’une rare beau­té m’embrase et consume d’horribles sou­ve­nirs de jeu­nesse. Il y a quelques semaines, j’ai vu trois paon­neaux sor­tir des œufs. De vraies mer­veilles. Dans presque deux ans, je sau­rai s’ils sont mâles ou femelles. D’ici là : sus­pens !

— Pour­quoi me racon­tez-vous, à moi, cette his­toire ?
 — Hier, Léon-le-Bleu, le roi de l’élevage, a quit­té le jar­din, ce qui ne lui était pas encore arri­vé tant il adore se pava­ner devant les paonnes, traîne déployée. Je l’ai sui­vi, ce qui n’était pas une siné­cure, crois-moi. Je l’appelais, il m’ignorait. Il a sau­té au-des­sus d’une grille de jar­din, celle que tu as ouverte peu après. J’y ai vu un signe. Léon-le-Bleu t’a choi­si. Il m’a per­mis de mettre sous cloche l’horrible période que j’ai vécue. Je pense qu’il peut t’aider à culti­ver la paix. Pour ses nuits, pas d’inquiétude. Tu as un pom­mier : il l’hébergera. En cas de pro­blème, voi­ci mon adresse.

Le vieillard me tend une carte et dis­pa­raît. La carte est vierge…

— Com­ment un tel oiseau pour­rait-il m’aider en quoi que ce soit !

De retour chez ma Grand-Mère qui m’héberge, je file au jar­din. Léon-le-Bleu, mon Léon donc, s’est octroyé une sieste sur l’arbre providentiel.

— Il sort d’où, celui-là, demande Grand-Mère.
 — Du pas­sé, je crois ! Il res­te­ra chez nous, tu veux bien ?

D’abord per­plexe, Grand-Mère accepte.

Je n’ai plus hési­té sur le choix de mes études : elles m’ouvriront sur le monde agri­cole et toutes les cultures et agri­cul­tures popu­laires. Je serai bioin­gé­nieur et essaye­rai de « cueillir », dans le monde, ce qui fait la gran­deur des pay­sans. Non, ce n’est pas le redres­sage des poi­reaux qui m’a conver­ti, mais Léon-le-Bleu et l’horreur des conflits. La paix est-elle une uto­pie ? Pas néces­sai­re­ment : si cha­cun tem­pé­rait ego, s’il per­met­tait à l’autre de s’exprimer, s’il s’ouvrait l’esprit au monde, il pour­rait peut-être deve­nir un germe de paix.

Je mis tout en œuvre pour for­mer mon esprit,

Accroître mes com­pé­tences, écou­ter autrui,

Et je par­tis alors vers de loin­tains pays

Tra­vailler aux filets que tissent les amis

Pour qu’un beau jour enfin, l’humanité entière

Vainque la peur de l’autre qui dresse des frontières.

Cin­quante ans se sont écou­lés depuis ces évè­ne­ments. Grand-mère et Léon se sont envo­lés. Agro­nome affi­lié à « Agri­cul­ture sans Fron­tières », j’ai mili­té pour le rap­pro­che­ment des pay­sans du monde entier, ceux-là même qui nour­rissent l’humanité.

Au cœur de mes pen­sées, tous les Humains, abso­lu­ment tous, sont venus se nicher.

Anne-Marie Polomé


Auteur

Docteure en sciences chimiques. Sa carrière académique se déroula où elle fut assistante et professeure de chimie aux futurs Ingénieurs de Gestion. Elle y donna également des cours d’été en chimie. Elle fait actuellement, comme flutiste, partie de la Philharmonie Concordia d’Ottignies-LLN. Elle publie sur Internet (Crescendo Magazine) la biographie de femmes compositrices des XVIIe, XIVe et XXe siècles.