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L’inconnu, ce héros
Revenu sur terre, un désir m’a touché, envahi, submergé Il me fallait des paons, oiseaux de toute beauté !
Et depuis ce jour-là, au cœur de mes pensées,
Tous les « Léon » du monde sont venus se nicher.
— Léon, laisse-moi passer ! Allez, Léon, je suis pressé !
Léon se dresse, fier comme Artaban, déploie largement son éventail et se trémousse, bloquant la porte du jardin. J’essaie de le contourner : rien à faire, il s’excite, l’aigrette dressée, le regard conquérant.
— Mais enfin, Léon, à quoi te sert-il de te pavaner ainsi ? Je ne suis ni une oiselle, ni un rival !
Léon danse et se balance en transe. Je fuis son regard, siffle, chante, crie : peine perdue, Léon sort son grand jeu et braille un chant étrange : « léon, léon, léon… ».
Pommeau d’arrosoir en main, je m’escrime alors en un ballet moyenâgeux alternant feintes et parades. Enfin, Léon se calme et bondit sur le muret d’où il me toise, hautain. Au fait, s’appelle-t-il bien Léon ? Je ne l’avais jamais vu auparavant, cet oiseau !
Il est tard : presque huit heures du matin et le rendez-vous est fixé à 10 heures précises !
Pour une fois qu’il fait sec, me voilà condamné à pulvériser une bruine salvatrice sur les rangées de poireaux géants suisses, variété Fantassins, alignés comme un corps d’armée. Trop lent, l’arrosoir. Je saisis le tuyau, resté alangui sous le soleil, le déroule, cours ouvrir le robinet et un large jet rageur envoie valdinguer la troupe. Flûte alors ! Il ne manquait plus que cela ! Que va dire Grand-Mère ! Vite, je m’échine à redresser vaille que vaille les Fantassins puis file, tout boueux rendre un aspect présentable à ma tenue. Je ne vais quand-même pas rester en rade !
Tout au long du chemin, je cours, vole pour atterrir à temps dans la cour de l’Athénée. Je pose un béret bleu-marine, bien de travers vers l’oreille droite, enfile des gants noirs, prends ma place désignée dans une file d’élèves, tous choisis de la même taille, et souffle un peu.
Du lointain nous parvient enfin un fleuron des musiques militaires : la Marche du 7eRégiment de Ligne. Monsieur Van Doornik, notre professeur de gymnastique, nous a drillés pendant des semaines et nous sommes devenus des professionnels des défilés. Le pas de l’oie, n’exagérons quand-même pas, nous ne l’avons pas répété : ce n’était vraiment pas indiqué.
Les musiciens approchent. Fiers, nous nous mettons au garde-à-vous. Résonne maintenant la Marche des Grenadiers et nous avançons. D’un pas martial, nous franchissons la grille de la cour et prenons place derrière une fanfare, dans ce grand défilé du 11 novembre qui rassemble toutes les écoles de la ville. Partout, tambours et trompettes tentent d’initier gamins et gamines à la marche rythmée. Les trottoirs sont noirs de monde. Personne ne parle. Des drapeaux noir jaune rouge caressent les façades.
Devant le grandiose monument aux morts, le bourgmestre dépose une gerbe, un clairon joue la traditionnelle sonnerie « Aux Champs », puis une harmonie interprète la « Brabançonne ». C’est très poignant et nous nous abîmons en réflexions profondes qui mêlent boue, pluie, blessures et morts, à l’image d’un grand-père que nous ne connaissons que par une photo sépia où il veille sur les siens. Plus loin, le mémorial de la courageuse infirmière tournaisienne, Gabrielle Petit, fusillée en 1916 à l’âge de 23 ans, nous bouleverse comme toujours.
Tandis que je songe au courage d’inconnus illustres, mon regard erre bien haut. Au faîte d’un toit, de nombreux pigeons roucoulent, participant à leur manière au recueillement ambiant. L’un d’eux fait même la roue. Leurs ancêtres, facteurs audacieux, ont aussi mérité l’auréole des martyrs. Dans une ville voisine, il y a même un beau monument à leur gloire. Ici, lorsque le calme s’étale, ils choisissent, comme perchoirs, les statues qu’ils animent.
Toute la matinée, nous marchons, respectueux, en plein milieu des rues, sillonnant la ville dans un ordre précis. En fin de parcours, la grande parade annuelle s’effrite officiellement. C’est alors que vient me saluer, une plume à la boutonnière, un homme âgé d’une soixantaine d’années au moins.
— Bonjour gamin.
— Bonjour monsieur !
— Tu dois avoir environ 17 ans, n’est-ce pas ?
— … ? Oui, je viens de les avoir.
— Vois-tu, quand j’avais ton âge, et bien, … j’ai menti.
— Menti ? Comment ça menti ! Pourquoi ?
— Eh bien, je voulais sauver mon pays. J’ai menti sur mon âge et me suis fait enrôler dans l’armée. J’ai même servi sur l’Yser et j’ai été décoré pour avoir ramené un canon sous le feu de l’ennemi. Quand je suis revenu à la vie civile, trouver un emploi a été laborieux. Figure-toi qu’on m’a dit souvent que j’avais eu tort de m’enrôler si jeune et que les autres de mon âge avaient fait des études, eux !
Passablement intrigué, je me force à esquisser un sourire gêné. Lui, un poète peut-être, s’emballe, revivant sans doute son passé dans les tranchées :
Dans le vent, la boue, le froid, tout couvert de poux,
J’ai rêvé d’être ailleurs, là où il fait plus doux
Quand Léon, voisin de misère, a déclamé,
Yeux au ciel, « Les Colombes » de Théophile Gautier.
Revenu sur terre, un désir m’a touché, envahi, submergé
Il me fallait des paons, oiseaux de toute beauté !
Et depuis ce jour-là, au cœur de mes pensées,
Tous les « Léon » du monde sont venus se nicher.
Je suis soudain devenu éleveur de paons, continue-t-il, semblant se parler à lui-même. J’ai même découvert une partie de leur histoire. Certains ont des ancêtres à Java, d’autres au Congo. Certains braillent, d’autres sont muets. J’en ai des bleus, des verts, des panachés. Quand les mâles font la roue, ce feu d’artifice d’une rare beauté m’embrase et consume d’horribles souvenirs de jeunesse. Il y a quelques semaines, j’ai vu trois paonneaux sortir des œufs. De vraies merveilles. Dans presque deux ans, je saurai s’ils sont mâles ou femelles. D’ici là : suspens !
— Pourquoi me racontez-vous, à moi, cette histoire ?
— Hier, Léon-le-Bleu, le roi de l’élevage, a quitté le jardin, ce qui ne lui était pas encore arrivé tant il adore se pavaner devant les paonnes, traîne déployée. Je l’ai suivi, ce qui n’était pas une sinécure, crois-moi. Je l’appelais, il m’ignorait. Il a sauté au-dessus d’une grille de jardin, celle que tu as ouverte peu après. J’y ai vu un signe. Léon-le-Bleu t’a choisi. Il m’a permis de mettre sous cloche l’horrible période que j’ai vécue. Je pense qu’il peut t’aider à cultiver la paix. Pour ses nuits, pas d’inquiétude. Tu as un pommier : il l’hébergera. En cas de problème, voici mon adresse.
Le vieillard me tend une carte et disparaît. La carte est vierge…
— Comment un tel oiseau pourrait-il m’aider en quoi que ce soit !
De retour chez ma Grand-Mère qui m’héberge, je file au jardin. Léon-le-Bleu, mon Léon donc, s’est octroyé une sieste sur l’arbre providentiel.
— Il sort d’où, celui-là, demande Grand-Mère.
— Du passé, je crois ! Il restera chez nous, tu veux bien ?
D’abord perplexe, Grand-Mère accepte.
Je n’ai plus hésité sur le choix de mes études : elles m’ouvriront sur le monde agricole et toutes les cultures et agricultures populaires. Je serai bioingénieur et essayerai de « cueillir », dans le monde, ce qui fait la grandeur des paysans. Non, ce n’est pas le redressage des poireaux qui m’a converti, mais Léon-le-Bleu et l’horreur des conflits. La paix est-elle une utopie ? Pas nécessairement : si chacun tempérait ego, s’il permettait à l’autre de s’exprimer, s’il s’ouvrait l’esprit au monde, il pourrait peut-être devenir un germe de paix.
Je mis tout en œuvre pour former mon esprit,
Accroître mes compétences, écouter autrui,
Et je partis alors vers de lointains pays
Travailler aux filets que tissent les amis
Pour qu’un beau jour enfin, l’humanité entière
Vainque la peur de l’autre qui dresse des frontières.
Cinquante ans se sont écoulés depuis ces évènements. Grand-mère et Léon se sont envolés. Agronome affilié à « Agriculture sans Frontières », j’ai milité pour le rapprochement des paysans du monde entier, ceux-là même qui nourrissent l’humanité.
Au cœur de mes pensées, tous les Humains, absolument tous, sont venus se nicher.