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Limite petit bain
[rouge]Le roman Limite petit bain paraitra chez LiLys Editions le 10 mars 2022. [/rouge]
Disponible en librairies, il est également possible de le précommander en allant sur le site https://lilyseditions.com/.
[Extrait]
— Tu sais, les gens voient des complots partout mais jamais là où ils sont vraiment.
Les vacances avec Claire aussi, un jour ce serait fini. Probablement le jour où l’un de nous deux serait en couple. En attendant, nous profitions de notre célibat pour partir régulièrement ensemble. Cela permettait, surtout pour elle, d’avoir une paix royale puisque tout le monde nous croyait ensemble. Nous allions souvent en France qui avait l’avantage d’être tout près. Nous partions dans sa petite voiture et nous nous relayions au volant. Malgré la fréquence de nos visites, nous nous faisions souvent piéger par la fermeture des magasins le midi.
Nous étions donc sur un banc et nous attendions la fin de la pause. Je m’étais tourné vers elle, me demandant avec une certaine gourmandise ce qu’elle allait encore me sortir.
— Prends les Français, par exemple. Presque tous leurs magasins sont fermés jusqu’à quatorze heures, minimum. Chez nous, on en profite parfois pour quitter le bureau et aller faire un peu de shopping. Ici, c’est impossible. Même aller se chercher un peu de pain, pour manger, pendant le temps de midi, ce n’est pas possible. On ne peut pas profiter de cette coupure pour s’acheter quelque chose à manger, c’est quand même dingue, non ?
— C’est vrai, ce n’est pas pratique mais où est le complot ?
— C’est pour favoriser et faire prospérer les restaurateurs. Tu n’as pas d’autre choix que d’aller au restaurant d’autant plus qu’il n’est pas très bien vu de ne pas prendre ce temps de midi quand on travaille en France. Et on ne veut surtout pas que des velléités de shopping te détournent de ces établissements.
— Tu remarqueras que personne, même parmi les plus complotistes, ne le relève. C’est d’ailleurs la preuve de la puissance du complot. Le vrai, personne ne s’en rend compte, c’est sa force.
— Toi, tu t’en rends compte.
— Oui, c’est la faille. Mais, à part toi, qui m’écoute ?
— Mais pourquoi les restaurateurs plutôt que les commerçants, alors ? Eux, ils y perdent.
— Il faut croire que le lobby des restaurateurs est plus puissant que celui des commerçants. Et puis, la France, c’est le pays de la cuisine, de la gastronomie, ce qui doit peser dans la balance, forcément.
— Note qu’à l’inverse de chez nous, les magasins sont souvent ouverts plus tard aussi. En Belgique, passé dix-huit heures trente, dix-neuf heures parfois, à la rigueur, c’est fichu, à part les grandes surfaces et les night shops, tout est fermé. On peut donc faire quelques courses à la sortie du boulot.
« Mais même pas : puisque dans les entreprises aussi, il y a la longue pause déjeuner, tout le monde finit plus tard et quitte quand les magasins ferment. »
Nous restâmes quelques minutes sans rien dire. Quand elle s’animait de la sorte, je ne savais jamais exactement quelle était la part de sérieux et de plaisanterie. Je m’amusais beaucoup et savourais ces moments.
— Il y a pire, note…
Je ne dis rien et me contentai de la regarder, interrogateur.
— Tu sais, comme tout le monde dit toujours : ah si seulement il y avait la téléportation, tout serait plus facile.
— C’est sûr, t’imagines le gain de temps ?
— Eh bien moi, je suis convaincue que la téléportation est possible, qu’on a découvert des machines, des dispositifs qui la permettent.
— Attends, si la téléportation existait, ça se saurait quand même, c’est assez exceptionnel.
— Réfléchis un peu. Allez, ce n’est quand même pas difficile.
J’avais beau chercher, je ne voyais pas où elle voulait en venir.
— Bon, admettons que la téléportation soit vraiment possible, et je pense qu’elle l’est, et qu’on l’utilise tous les jours. Quelles sont les conséquences immédiates, à ton avis ?
— Tout de suite je vois les avantages pratiques, comme tout le monde. La possibilité d’aller où on veut quand on veut. Si on le voulait, on pourrait aller manger des dim sum au New Asia à San Francisco. Envie d’une pause détente sur la Grande Plage à Biarritz, hop, c’est là que je vais passer mon temps de midi, comme le font les locaux. Ou alors, je vais manger au Bar Jean. Plus d’embouteillages, beaucoup moins de pollution, je ne vois que des avantages même si on y perd sans doute un peu du fameux gout du voyage.
— Et ? Il n’y a rien d’autre qui te vient à l’esprit, tout de suite, spontanément ?
Je secouai lentement la tête. Non, rien d’autre.
— Si tu n’as plus besoin de prendre l’avion, de posséder une voiture, d’utiliser les transports en commun…
Elle scrutait mon regard alors que je commençais à comprendre.
— C’est toute une industrie qui s’effondre : l’industrie automobile, bien sûr mais aussi les compagnies aériennes, les agences de voyage, les taxis, les chemins de fer, les sociétés de transports en commun… C’est beaucoup de monde et donc, potentiellement, un lobby très puissant.
— Du reste, si tu vas manger tes dim sum à San Francisco ou ta pizza à Rome, le PIB de ton pays s’en ressentira douloureusement. Et avec le décalage horaire, il vaut mieux avoir l’estomac solide.
— Ce qui doit s’équilibrer avec ceux qui viennent manger chez nous…
— Manger quoi ? Des frites et des moules ? C’est possible mais quand même moins motivant que des chipirons à Biarritz.
[Extrait 2]
Certains disent qu’il ne faut pas perdre son âme d’enfant. Mais que faire quand on n’en a jamais eu ? L’enfance, c’est l’insouciance. Or je ne crois pas avoir été insouciant. J’ai, dès l’enfance, craint une troisième guerre mondiale et une forme non religieuse d’apocalypse. J’ai toujours espéré le meilleur mais redouté le pire. Je trouvais quand même des motifs de me rassurer. Vivre dans une région tempérée, par exemple, où rien de très grave climatiquement (on ne parlait pas encore réellement de réchauffement) ne peut arriver, où aucun volcan ne menace d’entrer en éruption, où l’on ne trouve a priori aucun animal dangereux, type scorpion, tarentule ou cobra était un ensemble de pensées qui pouvait à l’occasion tempérer mes inquiétudes.
Quand j’y réfléchissais posément, il me paraissait assez évident qu’une guerre, en Belgique, était heureusement peu probable. Je m’étais malgré tout recroquevillé de peur, dans mon bain, après avoir vu des images d’émeutes dans la « commune à facilités » des Fourons où un gendarme casqué avait cassé le bras d’un manifestant. J’essayais de visualiser la distance qui séparait cette commune, à l’Est de la Belgique, de Bruxelles et de me convaincre qu’il était peu probable que le conflit arrive jusque chez nous mais l’angoisse était là quand même, irraisonnée parce que, à cet âge-là, je n’étais pas encore armé pour la raisonner, justement. J’avais dix ans, je ne sais plus si ce que j’avais cru voir était bien arrivé, j’étais face à des images qui étaient probablement déjà difficiles à comprendre pour des adultes.
Je ne sais pas si, aujourd’hui, j’ai tellement changé que ça. Peut-être suis-je juste un peu plus armé pour recevoir et traiter les infos que m’envoient les journaux sous toutes leurs formes. Au fond, je suis probablement toujours le même. Je suis celui qui n’a cessé de croire que j’allais être différent à chaque décennie écoulée. Qu’à vingt ans, je serais différent. À trente ans en tout cas. Puis à quarante. Je m’obstinais à croire à ces caps alors que tout, jusqu’ici, m’avait démontré qu’ils ne voulaient rien dire, que c’était juste des chiffres qui changeaient. J’étais exactement le même. Et il en serait vraisemblablement de même quand j’atteindrais cinquante ans même s’il me semblait malgré tout que je serais différent.
De la même manière, comme mon père avait écouté les Beatles dans sa jeunesse avant de passer au classique et à Guy Béart et Jean Ferrat, je pensais qu’une fois un certain âge, je n’écouterais plus que du classique et de la chanson française, qu’éventuellement je me mettrais au jazz, guettant les fameuses rubriques « Où écouter du jazz » et « Où écouter du blues » du Guide du routard.
Aujourd’hui, il peut certes m’arriver d’écouter du classique, voire, plus rarement, du jazz, parfois des choses plus « adultes » mais j’ai globalement, presque pathologiquement, les mêmes gouts qu’à vingt ans. Heureusement pas les mêmes qu’à l’adolescence où ils étaient, comme il se doit, assez honteux.
Même si je n’ai jamais eu une âme d’enfant, je ne me suis jamais senti adulte non plus, coincé dans un entre deux, incertain. Comme pour les grands changements de décennie de l’âge, on croit qu’un jour, on aura le déclic et qu’on sera passé dans le camp des grandes personnes. Ce qui est un peu le cas, sans doute, malgré tout, depuis que je suis devenu père mais je suis assez fasciné par notre sens inné de la continuité. Il ne semble pas y avoir de rupture, de cassure. Parce que, oui, on est fondamentalement toujours la même personne qui, en grandissant, gagne l’autonomie qu’elle reperdra bien plus tard, à l’arrivée de la sénilité.
[…]
Mes anciens camarades de classe ne semblaient pas être devenus des adultes non plus mais j’avais cette impression avec toutes les personnes avec lesquelles j’avais grandi, frères, cousins, amis, camarades d’université… Ceux que j’avais connus enfants ou très jeunes le restaient dans mon esprit.
Je comprends mieux ces ainés qui ne veulent pas vieillir, en tout cas ne pas se sentir comme des vieux mais qui doivent commencer à réduire la voilure, entamer les préparatifs pour un départ définitif, tenir leur place de vieux. Ces vieux dont les personnes actives voudraient qu’ils fassent leurs courses quand elles travaillent de sorte qu’ils ne viennent pas leur infliger leur lenteur de vieillards qui sortent les sous de leur porte-monnaie d’une main tremblotante. Même si leur main ne tremble pas, s’ils ne doivent pas chercher les pièces pour faire l’appoint parce qu’ils paient par carte, s’ils sont même assez rapides dans leur passage en caisse, les actifs les voient quand même comme des vieux qui ne devraient pas gêner le minutage serré d’un temps de midi dont on profite pour faire rapidement deux ou trois courses qu’on n’aura plus à faire après. Enfin, en Belgique.
Les vieux, on a toujours l’impression, comme autrefois les adultes, qu’ils ont eu le déclic un jour, qu’ils ont passé un cap et qu’ils se sont dit : « Je suis vieux ». Maintenant, je suis presque convaincu que la plupart n’ont jamais senti ce passage, que la plupart d’entre eux ont conservé leurs angoisses et blessures d’enfance.
Photo : Geoffroy Klompkes