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Libye : retour de l’«innocent », fatuité de Kadhafi et « barouf » médiatique

Numéro 10 Octobre 2009 par Pierre Coopman

octobre 2009

L’actualité donne par­fois plus à réflé­chir sur la forme que sur le fond, quand, à l’analyse des contours d’un évé­ne­ment, l’on redé­couvre les tro­pismes, antiennes et ratio­na­li­sa­tions a pos­te­rio­ri de cer­tains médias arabes. Les ques­tions de fond semblent concer­ner la recherche de la véri­té à pro­pos des atten­tats contre les avions de la com­pa­gnie amé­ri­caine Pan Am à Locker­bie, en […]

L’actualité donne par­fois plus à réflé­chir sur la forme que sur le fond, quand, à l’analyse des contours d’un évé­ne­ment, l’on redé­couvre les tro­pismes, antiennes et ratio­na­li­sa­tions a pos­te­rio­ri de cer­tains médias arabes.

Les ques­tions de fond semblent concer­ner la recherche de la véri­té à pro­pos des atten­tats contre les avions de la com­pa­gnie amé­ri­caine Pan Am à Locker­bie, en Écosse, en 1988, et de la com­pa­gnie fran­çaise UTA, au Niger, en 1989. Les médias sou­cieux d’investiguer ces ques­tions emmè­ne­ront les ama­teurs de révé­la­tions de com­plots dans les arcanes des Mani­pu­la­tions afri­caines, de Pierre Péan1. Sur un autre sujet, mais dans le même registre, ces médias pour­ront « boos­ter » leur audi­mat en dif­fu­sant le nou­veau « film enquête » sur le 11 sep­tembre de l’ancien euro-dépu­té ita­lien (2004 – 2009) Giu­liet­to Chie­sa. Ils par­ti­ci­pe­ront ain­si au « barouf » média­tique, au dévoi­le­ment de « faits trou­blants », non conformes aux « ver­sions offi­cielles»… Mais ces médias, comme la majo­ri­té du public lamb­da, sont sans doute confron­tés à des réa­li­tés, à « trop de réa­li­tés », qui les dépassent. Croyant trai­ter des ques­tions de fond, ils favo­risent un récit média­tique au contraire très for­mel. C’est par­ti­cu­liè­re­ment le cas dans cer­tains médias arabes qui, à l’occasion de la libé­ra­tion le 20 août der­nier d’Abdel Bas­set Al-Megra­hi, ont sui­vi un mode de fonc­tion­ne­ment, une fois de plus, trop prévisible.

Aérogare de Tripoli, trente-sept ans plus tard…

Kadha­fi est un chef d’État cou­tu­mier des récep­tions eupho­riques dans son aéro­gare de Tri­po­li. Le 29 octobre 1972, il s’était déjà dis­tin­gué en orga­ni­sant une belle sur­prise par­ty à la des­cente d’avion de Moham­med Safa­dy et de Adnan Al-Gashey, deux pre­neurs d’otages pales­ti­niens res­ca­pés des atten­tats de Munich. Trente-sept ans plus tard, lorsque le guide libyen accueille en héros natio­nal un homme can­cé­reux, mori­bond, déte­nu huit ans à Glas­gow parce que les juges écos­sais et les familles des vic­times l’identifient — à tort ou à rai­son — comme l’un des auteurs de l’attentat de Locker­bie, le quo­ti­dien pan­arabe Al-Quds Al-Ara­bi ramène, dans l’éditorial du 23 août reflé­tant l’opinion du jour­nal, une nour­ri­ture déjà cuite et recuite. Trois brefs extraits valent la peine d’être tra­duits2 :

« Il nous est dif­fi­cile de com­prendre les réac­tions outrées des Bri­tan­niques et des Amé­ri­cains face à l’accueil offi­ciel et popu­laire réser­vé à Abdel Bas­set Al-Megra­hi lors de son retour à Tri­po­li pour des rai­sons humanitaires […]»

« Les ser­vices [secrets amé­ri­cains] qui ont four­ni à la cour [écos­saise] des docu­ments prou­vant la culpa­bi­li­té d’Al-Megrahi sont pré­ci­sé­ment ceux qui ont fabri­qué les docu­ments confir­mant l’achat d’uranium par l’Irak au Niger […] ces fausses infor­ma­tions qui ont ser­vi de pré­texte à l’invasion de l’Irak […]»

« La Libye, son peuple et son gou­ver­ne­ment ont orga­ni­sé pour Al-Megra­hi la fête qu’il méri­tait, alors qu’il avait pas­sé des années à cla­mer son innocence […]»

Le 26 août, Ash-Sharq Al-Awsat, autre jour­nal arabe de dif­fu­sion inter­na­tio­nale, a réser­vé sa page de cou­ver­ture à un repor­tage sur la famille d’Al-Megrahi3. Le père du pré­su­mé ter­ro­riste explique : « Mon fils, je lui ai don­né la meilleure édu­ca­tion. S’il y avait eu la moindre preuve qu’il a fait explo­ser cet avion, je l’aurais tué de mes propres mains. Dans le voi­si­nage, on connaît mon fils depuis son enfance, pour sa poli­tesse, pour son amour des gens, pour son atta­che­ment à l’intégrité, à la mora­li­té et pour ses atti­tudes paci­fiques. De nom­breuses familles du voi­si­nage ont don­né le pré­nom de mon fils à leur fils, car ils ont connu Abdel Bas­set pour sa poli­tesse et son amour […]».

Ces deux articles de la presse pan­arabe ont en com­mun leur aspect for­mel, ils res­tent en sur­face, res­servent les plats. Un véri­table ques­tion­ne­ment consis­te­rait à s’interroger sur les pos­si­bi­li­tés de pro­duc­tion de la vio­lence, y com­pris chez soi, dans le monde arabe, comme dans toutes les socié­tés. Au contraire, en choi­sis­sant de publier le repor­tage sur la famille d’Al-Megrahi, avec emphase, à la une du jour­nal, Ash-Sharq Al-Awsat prend le risque d’anesthésier son lec­to­rat. Le mes­sage trans­mis est que dans les socié­tés arabes, où existent encore, com­pa­ré à l’Occident « dévoyé », les valeurs de la pro­bi­té et de l’éducation, la culpa­bi­li­té est hors contexte, presque impos­sible. Plu­tôt que de s’aventurer dans les voies dif­fi­ciles de la réflexi­vi­té, mieux vaut vali­der une réa­li­té « for­melle » — « l’Occident nous a men­ti, ce n’était pas nous » — qui ras­sure et décul­pa­bi­lise. On pour­rait, comme Anis Zel­li­ghi, co-auteur d’un récent ouvrage sur les médias en Médi­ter­ra­née4, attri­buer à ce type de mes­sages une fonc­tion « tri­bu­ni­tienne », corol­laire d’une dépo­li­ti­sa­tion du monde arabe et d’une fos­si­li­sa­tion des pou­voirs en place. En d’autres termes, l’absence d’alternatives poli­tiques et idéo­lo­giques pro­fondes, face à des régimes indé­bou­lon­nables, aurait favo­ri­sé la flo­rai­son, dans les années nonante, de médias pan­arabes, sur­tout télé­vi­suels (Al-Jazi­ra), où s’expriment des opi­nions diverses, d’apparence libé­rées et vin­di­ca­tives, mais réel­le­ment ampoulées.

Les rai­son­ne­ments édi­to­riaux d’Al Quds Al-Ara­bi sont par­fai­te­ment décla­ma­toires : si le pré­ve­nu est accu­sé par les États-Unis, il est accu­sé par un accu­sa­teur dis­cré­di­té et le pré­ve­nu est inno­cent. Le carac­tère dou­teux du pro­cu­reur suf­fi­rait-il non seule­ment à pré­ser­ver — argu­ment accep­table en droit — la pré­somp­tion d’innocence, mais car­ré­ment à prou­ver l’innocence de l’accusé ? Dans la majo­ri­té des approches de ce style, que l’on retrouve dans des médias arabes ou autres, le même syl­lo­gisme élè­ve­ra auto­ma­ti­que­ment l’accusé au rang de héros et de martyr.

Occasion politique manquée, mais vulgarité confirmée

Cer­tains médias arabes se méfient cepen­dant de ces rai­son­ne­ments cir­cu­laires. Un article de Ghas­san Char­bel, publié sur le site inter­net liba­nais « Now Leba­non », pointe du doigt la repro­duc­tion qua­si auto­ma­tique d’un vieux fonds de com­merce5 : « Les spé­cia­listes de la théo­rie du com­plot n’auront pas besoin de faire appel à Sey­mour Hersh, ni à Robert Fisk ou à d’autres jour­na­listes occi­den­taux pour accré­di­ter qu’on nous cache la véri­té. Il est pro­bable que les nom­breuses et inci­sives plumes liba­naises et arabes, nour­ries à la culture poli­tique de Sad­dam Hus­seïn, se tiennent prêtes. Il suf­fi­ra de sommes modiques pour les activer […].»

Dans le même article, Ghas­san Char­bel sug­gère que la libé­ra­tion d’Al-Megrahi pour des rai­sons huma­ni­taires était une occa­sion unique de modes­tie, de dis­cré­tion et d’intelligence poli­tique, qui aurait per­mis à Kadha­fi de prou­ver sa capa­ci­té de rebon­dir, de par­ache­ver son retour sur la scène internationale.

Le poli­to­logue fran­çais Fran­çois Bur­gat, dans une allu­sion aux richesses pétro­lières de la Libye, a com­men­té que « Kadha­fi peut se payer le luxe de l’impertinence ». Mais faut-il qua­li­fier de simple « imper­ti­nence » l’affaire des deux citoyens suisses rete­nus plus d’un an comme otages en Libye, dans une ver­sion punique du « Tu m’as pris José­pha, j’ai ta femme ! », de Bal­zac ? La mésa­ven­ture des deux Hel­vètes était une gros­sière revanche pour l’arrestation en juillet 2008, à Genève, du fils cadet de Kadha­fi… Ne serait-il pas plus juste d’affirmer que Kadha­fi, en recou­rant au chan­tage, en ins­tru­men­ta­li­sant la mala­die d’un homme, nous gra­ti­fie de son insa­tiable fatui­té ? Si la ques­tion sur la culpa­bi­li­té ou l’innocence d’Al-Megrahi est, peut-être, source de polé­miques éter­nelles, le pathos du guide libyen nous auto­rise par contre à for­mu­ler à son pro­pos, sans « eth­no­cen­trisme ou mora­lisme obtus6 », un juge­ment irré­vo­cable : der­rière sa sta­ture, ses bour­sou­flures, se cache un goût immo­dé­ré pour la vulgarité.

  1. Le livre Mani­pu­la­tions afri­caines, écrit par Pierre Péan (Plon, 2001), déve­loppe une thèse qui, au lieu de la filière libyenne, attri­bue l’attentat contre l’avion de l’UTA à une filière ira­nienne, en repré­sailles des tra­hi­sons de la France, qui n’aurait pas rem­pli ses enga­ge­ments négo­ciés dans le dénoue­ment de la crise des otages au Liban.
  2. « Tas­sa­rouf Amri­ki Mou­qa­ziz », Ray Al-Quds : « Com­por­te­ment amé­ri­cain dégoû­tant », l’opinion d’Al-Qods, Al-Qods Al-Ara­bi, 23 août 2009.
  3. « Al-Megrahi’s Father : If There Was Any Evi­dence I Would Have Killed Him Myself », Ash-Sharq Al-Awsat, le 26 août 2009.
  4. Anis Zel­li­ghi, « Dépo­li­ti­sa­tion et médias dans le monde arabe », dans Les médias en Médi­ter­ra­née, Actes Sud, 2009.
  5. Ghas­san Char­bel, « Al-Megra­hi, un héros dou­teux du monde arabe », article du site inter­net Now Leba­non repris par le Cour­rier inter­na­tio­nal dans son édi­tion du 3 au 9 septembre.
  6. « Vul­ga­ri­té », billet d’humeur de Luc Van Cam­pen­houdt, La Revue nou­velle, juillet-août 2009.

Pierre Coopman


Auteur

Pierre Coopman a étudié le journalisme à l'ULB et la langue arabe à la KUL, au Liban et au Maroc. Pour La Revue nouvelle, depuis 2003, il a écrit des articles concernant le monde arabe, la Syrie et le Liban . Depuis 1997, il est le rédacteur en chef de la revue Défis Sud publiée par l'ONG belge SOS Faim. À ce titre, il a également publié des articles dans La Revue nouvelle sur la coopération au développement et l'agriculture en Afrique et en Amérique latine.