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Libye : l’aube du crépuscule

Numéro 4 Avril 2011 par Jean-Claude Willame

avril 2011

L’intervention mili­taire en Libye a fait sor­tir de leur tanière les vieux bris­cards du tiers-mon­­disme, de l’humanitaire et de cer­tains cou­rants « pro­gres­sistes ». L’ancien patron de MSF, Rony Brau­man, qui n’a pas pris la peine de lire le texte de la réso­lu­tion des Nations unies, a vu dans l’opération « Aube de l’Odyssée » une démons­tra­tion de l’arrogance de l’Occident […]

L’intervention mili­taire en Libye a fait sor­tir de leur tanière les vieux bris­cards du tiers-mon­disme, de l’humanitaire et de cer­tains cou­rants « pro­gres­sistes ». L’ancien patron de MSF, Rony Brau­man, qui n’a pas pris la peine de lire le texte de la réso­lu­tion des Nations unies, a vu dans l’opération « Aube de l’Odyssée » une démons­tra­tion de l’arrogance de l’Occident qui vou­drait « impo­ser la démo­cra­tie par la force ». Curieux para­doxe que la posi­tion de Brau­man. D’un côté, il craint que la « pro­tec­tion des popu­la­tions (par des bom­bar­de­ments) signi­fie, en pra­tique, chas­ser Kadha­fi et le rem­pla­cer par un Kar­zaï local ou divi­ser le pays en gelant la situa­tion ». De l’autre, il sou­tient qu’il faut recon­naitre le Conseil natio­nal de tran­si­tion (donc éven­tuel­le­ment un Kar­zaï local et une par­ti­tion du pays?) en lui four­nis­sant « des arme­ments et des conseils mili­taires pour rééqui­li­brer le rap­port des forces sur le ter­rain, ain­si que des infor­ma­tions sur les mou­ve­ments et pré­pa­ra­tifs des troupes adverses ».

Plus empha­tique encore, mais moins contra­dic­toire, est l’appréciation d’un « reve­nant » qui fait sur­face dans les médias. Pour Michel Col­lon, un ancien du PTB belge, l’intervention en Libye est syno­nyme de « guerre impé­ria­liste », de « buts cachés », de « média­men­songes » : elle est aus­si le fait d’une ONU qui « ne repré­sente pas les peuples », une posi­tion par­ta­gée évi­dem­ment par le grand théo­ri­cien cana­dien du com­plot qu’est Michel Chossudovsky.

Du côté fran­çais, un cer­tain nombre de pro­gres­sistes res­pec­tables et res­pec­tés, dont Gisèle Hali­mi, ont aus­si décla­ré qu’il ne fal­lait pas inter­ve­nir parce que le pré­sident Sar­ko­zy… avait mis la main sur l’affaire. Quant au PCF, sui­vi par tous les par­tis com­mu­nistes euro­péens, rien que du nor­mal : l’intervention mili­taire en Libye s’apparente à une « récu­pé­ra­tion » par l’Otan, les États-Unis et l’Union euro­péenne des mou­ve­ments popu­laires en cours. Une excep­tion tou­te­fois : celle de Jean-Luc Mélen­chon (Front des Gauches) qui vient au secours de la zone d’exclusion aérienne pour autant qu’elle soit approu­vée par le Conseil de sécu­ri­té et non par l’Otan qu’il exècre.

Enfin, il y a toutes celles et ceux qui, de bonne ou de moins bonne foi — mal­heu­reu­se­ment le polé­miste Éric Zem­mour1 est pas­sé par là — invoquent l’argumentaire du « deux poids, deux mesures » — pour­quoi pas d’intervention en Côte d’Ivoire, au Congo, en Syrie, au Bah­reïn, etc.? — en ne se ren­dant pas compte que l’on en arri­ve­rait ain­si à jus­ti­fier un « impé­ria­lisme moral » que l’on réprouve par ailleurs.

On en vient à se deman­der si ces dis­cours, sou­vent un tan­ti­net nar­cis­siques, ne sont pas annon­cia­teurs d’un cré­pus­cule de bien­pen­sants qui ne sont plus en phase soit avec les réa­li­tés de ter­rain, soit avec un cer­tain réa­lisme poli­tique qui fait que « la plus belle fille au monde ne peut don­ner plus que ce qu’elle a ».

Mais l’affaire libyenne — et il faut le redire — est aus­si por­teuse d’un autre « cré­pus­cule » : celui de hauts diri­geants et d’appareils diplo­ma­ti­co-mili­taires qui ont une fois de plus mon­tré toutes leurs limites. Tout avait (mal) com­men­cé par la prise de posi­tion comme tou­jours soli­taire de Nico­las Sar­ko­zy qui, sau­tant à pieds joints sur une réso­lu­tion du Par­le­ment euro­péen — qu’il avait lue trop vite — et sans aucune concer­ta­tion avec son nou­veau ministre des Affaires étran­gères, décré­ta que le Conseil natio­nal de la tran­si­tion libyen était la « seule auto­ri­té légi­time » en Libye et qu’il fal­lait en découdre avec un tyran qui mas­sacre sa popu­la­tion. Il n’en fal­lait pas plus pour qu’intervienne une levée de bou­cliers de la part de cer­tains de ses inter­lo­cu­teurs pour les­quels Nico­las Sar­ko­zy savait très bien que sa décla­ra­tion allait poser de gros pro­blèmes. On a rai­son de dire que le pré­sident fran­çais a sur­tout vou­lu faire oublier sa catas­tro­phique poli­tique moyen-orien­tale (en Tuni­sie et en Libye sur­tout) et éven­tuel­le­ment effec­tuer un retour à cent-quatre-vingts degrés à une posi­tion gaul­liste qui n’est pas sa tasse de thé, mais qui lui per­met­tait de ten­ter de faire men­tir des son­dages tout aus­si catastrophiques.

On aurait tou­te­fois davan­tage rai­son de dési­gner une autre res­pon­sa­bi­li­té beau­coup plus « lourde » : celle de la baronne Cathe­rine Ash­ton qui, en ver­tu du trai­té de Lis­bonne (article 34), sti­pule que « le haut repré­sen­tant pour les affaires étran­gères et de la sécu­ri­té orga­nise la coor­di­na­tion de l’action des pays membres au sein des orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales2 ».

L’Otan n’a pas été mieux loti en termes de pro­ces­sus de concer­ta­tion. Ici, ce sont des éclats de voix qui ont reten­ti. D’un côté, l’Allemagne et la Tur­quie se sont clai­re­ment oppo­sés à la zone d’exclusion aérienne et à toute inter­ven­tion mili­taire quelle qu’elle soit, alors que le ministre belge de la Défense don­nait publi­que­ment de la voix en faveur d’une « solu­tion guer­rière » et que l’Italie, après avoir accep­té de mettre ses bases à la dis­po­si­tion de la coa­li­tion ad hoc qui se mit en branle (France-Angle­terre-États-Unis), se déju­geait en vingt-quatre heures parce que l’opération mili­taire n’était pas conduite par l’Otan. Idem pour la Nor­vège qui, après avoir décla­ré mettre des avions à la dis­po­si­tion de l’opération fran­co-amé­ri­ca­no-bri­tan­nique, se déci­dait sou­dai­ne­ment à sus­pendre son appui tant que la ques­tion du com­man­de­ment n’avait pas été réso­lue. Quant aux États-Unis, ils parais­saient très gênés aux entour­nures lorsqu’il était ques­tion de prendre la direc­tion des opé­ra­tions à la fois dans le cadre de l’Otan (d’où les pays arabes sont absents) ou dans le cadre d’une coa­li­tion ad hoc. Résul­tat des courses : de longues et inter­mi­nables palabres sur le qui fait quoi dans l’«Aube de l’Odyssée » et une déci­sion peu claire et par­fai­te­ment embrouillée. Tout le monde, Alle­magne et Tur­quie inclus, s’en remet en défi­ni­tive à l’Otan pour conduire les frappes lan­cées par la coa­li­tion et pour faire res­pec­ter un embar­go total sur les armes dans le strict cadre onu­sien de « la pro­tec­tion des popu­la­tions civiles », alors que les prin­ci­paux ténors occi­den­taux évoquent ouver­te­ment et contre l’avis for­mel de l’Otan des aides mili­taires à l’opposition et ne se cachent pas pour faire de l’élimination du dic­ta­teur libyen l’objectif final de l’intervention.

De l’autre côté de la Médi­ter­ra­née, les « états d’âme » ont été tout aus­si chao­tiques. Alors que dans un pre­mier temps, la Ligue arabe par­ti­ci­pait à la réunion de Paris qui mit en route la coa­li­tion ad hoc et enté­ri­nait donc sa mon­tée en puis­sance en ver­tu de la réso­lu­tion du Conseil de sécu­ri­té3, son pré­sident effec­tuait lui aus­si une marche arrière en cri­ti­quant les pre­mières frappes aériennes en Libye « qui auraient tou­ché des civils », avant de se dédire en affir­mant qu’«on l’avait mal com­pris ». Du côté de l’Union afri­caine, dont beau­coup de com­po­santes ont des rap­ports de clien­tèle étroits avec le « guide » et qui a mon­tré ses limites dans la ges­tion du conflit de légi­ti­mi­té en Côte d’Ivoire, on enten­dait négo­cier avec le régime Kadha­fi : ici aus­si, les vieux des­potes que sont Yowe­ri Muse­ve­ni et Robert Mugabe don­nèrent de la voix — et pour cause — pour condam­ner l’intervention militaire.

Mal­gré tous ces ater­moie­ments où le ridi­cule n’a pas tué, une conso­la­tion tout de même. Tout le monde est d’accord : à l’instar de ce qui s’est pas­sé pour les pays voi­sins, le des­pote libyen est défi­ni­ti­ve­ment condam­né à terme. Le reste, c’est de l’histoire en marche, et une his­toire où le sou­ve­rai­nisme, pas plus que l’«impérialisme », ne fait plus la loi.

Voir éga­le­ment, « Pour­quoi ne pas aller mani­fes­ter le dimanche 20 mars », carte blanche de Pas­cal Fenaux, Pierre Van­rie et Pierre Coop­man publiée dans Le Soir du 18 mars (www.lesoir.be/debats/cartes_blanches/2011 – 03-18/pourquoi-ne-pas-aller-manifester-ce-dimanche-829096.php) et reprise sur le site de la revue (www.revuenouvelle.be)

  1. Pour rap­pel, l’intéressé est pour­sui­vi en jus­tice pour pro­pos racistes dans plu­sieurs de ses récentes inter­ven­tions à la télévision.
  2. « Les États membres coor­donnent leur action au sein des orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales et lors des confé­rences inter­na­tio­nales. Ils défendent dans ces enceintes les posi­tions de l’Union. Le haut repré­sen­tant de l’Union pour les affaires étran­gères et la poli­tique de sécu­ri­té assure l’organisation de cette coordination. »
  3. Rap­pe­lons qu’en ver­tu de sa réso­lu­tion 1973 du 18 mars, le Conseil de sécu­ri­té a auto­ri­sé les États membres « à prendre toutes mesures néces­saires » afin de « pro­té­ger les popu­la­tions et les zones civiles mena­cées d’attaque en Jama­hi­riya arabe libyenne, y com­pris Ben­gha­zi, tout en excluant le déploie­ment d’une force d’occupation étran­gère sous quelque forme que ce soit ».

Jean-Claude Willame


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