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Libre-échange : la théorie des avantages comparatifs

Numéro 8 - 2015 par De Brouwer

décembre 2015

L’Europe et les États-Unis négo­cient actuel­le­ment un accord de libre-échange : nom­mé « accord de par­te­na­riat trans­at­lan­tique » (APT), mieux connu sous son acro­nyme anglais TTIP (Trans­at­lan­tic Trade and Invest­ment Part­ner­ship), il vise à réduire autant que pos­sible les bar­rières com­mer­ciales afin de favo­ri­ser les échanges com­mer­ciaux trans­at­lan­tiques. Aux dires de ses défen­seurs, son objec­tif est de sti­mu­ler la […]

Le Mois

L’Europe et les États-Unis négo­cient actuel­le­ment un accord de libre-échange : nom­mé « accord de par­te­na­riat trans­at­lan­tique » (APT), mieux connu sous son acro­nyme anglais TTIP (Trans­at­lan­tic Trade and Invest­ment Part­ner­ship), il vise à réduire autant que pos­sible les bar­rières com­mer­ciales afin de favo­ri­ser les échanges com­mer­ciaux trans­at­lan­tiques. Aux dires de ses défen­seurs, son objec­tif est de sti­mu­ler la crois­sance éco­no­mique et de créer des emplois, au béné­fice de cha­cun des signa­taires. En dépit de cela, de nom­breux acteurs de la socié­té civile s’opposent assez radi­ca­le­ment au phé­no­mène de libre-échange en géné­ral et à cet accord de par­te­na­riat, en particulier.

Cours d’économie, vision unilatérale

La cri­tique concerne la plu­part du temps l’opacité qui entoure les débats (quel est le poids des mul­ti­na­tio­nales?) et le manque de res­pect patent des règles démo­cra­tiques de base. Au-delà de cet aspect impor­tant les argu­ments « de fond » de chaque par­tie pre­nante doivent être ana­ly­sés. Une vision trop uni­la­té­rale sous-tend l’enseignement du com­merce inter­na­tio­nal dans les cours d’introduction à l’économie. L’argument qui y est avan­cé pour expli­quer les oppo­si­tions au libre-échange ne per­met pas de rendre compte du phé­no­mène dans son inté­gra­li­té et occulte plu­sieurs points importants.

Les négo­cia­tions autour de l’APT, menées de manière très confi­den­tielle, portent sur les bar­rières non tari­faires (soit sur les dif­fé­rences rele­vées au niveau inter­na­tio­nal en matière de normes, de règle­men­ta­tions tech­niques et de cer­ti­fi­ca­tions1), étant don­né que les bar­rières tari­faires (droits de douane) ayant fait l’objet d’autres accords, sont déjà très faibles. Il s’agit donc d’harmoniser les légis­la­tions natio­nales des États-Unis et des pays membres de l’Union euro­péenne, en créant de nou­veaux textes de régu­la­tion qui auront ensuite force de loi dans les dif­fé­rents pays. Afin d’assurer le res­pect de ces lois supra­na­tio­nales, l’APT pré­voit éga­le­ment l’instauration de tri­bu­naux aptes à régler les dif­fé­rends sus­cep­tibles d’émerger entre les États et les inves­tis­seurs. Outre l’argument de crois­sance éco­no­mique, un deuxième atout invo­qué par les défen­seurs de l’APT est que cet accord devrait ren­for­cer la posi­tion de force de l’Europe et des États-Unis, en contrai­gnant tout pays dési­reux de nouer des rela­tions com­mer­ciales avec eux à s’aligner sur les règles en vigueur au sein de leur mar­ché commun.

Favoriser une plus grande prospérité…

La théo­rie des avan­tages com­pa­ra­tifs consti­tue pour de nom­breux défen­seurs du libre-échange com­mer­cial le rai­son­ne­ment fon­da­teur de celui-ci. Stric­to sen­su, cette théo­rie démontre que, pour autant que deux condi­tions soient rem­plies, deux agents (per­sonnes, entre­prises, pays…) peuvent, par le biais de l’échange, obte­nir stric­te­ment plus de biens qu’en situa­tion d’autarcie. Ces deux condi­tions sont, d’une part, la néces­si­té pour chaque agent de se spé­cia­li­ser dans la pro­duc­tion pour laquelle il pos­sède un avan­tage com­pa­ra­tif2 et, d’autre part, les termes de l’échange doivent per­mettre à chaque agent d’acheter les pro­duc­tions d’un agent tiers dans des condi­tions plus favo­rables que s’il les avait pro­duites lui-même. Il est impor­tant de sou­li­gner que, dans ce cadre strict, le cri­tère de pro­fi­ta­bi­li­té de l’échange reste valable même dans l’hypothèse où un des deux agents pro­duit tous les biens à moindre cout (on dit alors que ce der­nier pos­sède un avan­tage abso­lu dans toutes les productions).

Cette théo­rie est sou­vent uti­li­sée en com­merce inter­na­tio­nal, pour expli­quer pour­quoi des poli­tiques de libre-échange sont plus favo­rables que des poli­tiques pro­tec­tion­nistes. Si l’on se réfère au manuel uti­li­sé pour la qua­si-tota­li­té des cours d’introduction à l’économie3, on peut lire dans le cha­pitre « inter­dé­pen­dance et gains à l’échange », pré­sen­tant la théo­rie des avan­tages com­pa­ra­tifs : « Le com­merce inter­na­tio­nal n’est pas comme une guerre, au cours de laquelle cer­tains pays gagnent et d’autres perdent. L’échange per­met aux pays de béné­fi­cier d’une pros­pé­ri­té encore plus grande4. » Tout pays aurait donc, indé­pen­dam­ment du niveau de com­pé­ti­ti­vi­té de ses entre­prises, inté­rêt à éli­mi­ner les bar­rières com­mer­ciales, de manière à favo­ri­ser les échanges et ain­si à aug­men­ter le bien-être géné­ral, via la crois­sance éco­no­mique. Notons qu’on retrouve là exac­te­ment l’argument avan­cé par la Com­mis­sion euro­péenne pour jus­ti­fier l’adoption de l’APT.

En ce qui concerne les deux condi­tions néces­saires à la vali­di­té de la théo­rie, il est sup­po­sé, d’une part, que si les termes de l’échange ne sont pas favo­rables, l’échange n’aura pas lieu (ce qui est tout à fait logique dans une éco­no­mie de mar­ché) et, d’autre part, que les méca­nismes de mar­ché assu­re­ront la spé­cia­li­sa­tion de chaque pays dans la pro­duc­tion des biens pour les­quels il pos­sède un avan­tage com­pa­ra­tif, via, par exemple, une adap­ta­tion des termes de l’échange, à la suite d’un dés­équi­libre de la balance com­mer­ciale ini­tiale (ce qui est plus problématique).

Tour­nons-nous à pré­sent du côté des détrac­teurs : selon la vision déve­lop­pée jusqu’ici, qui est celle ensei­gnée dans la plu­part des cours d’introduction à l’économie, l’opposition à l’APT et au libre-échange ne peut se com­prendre que comme éma­nant de cer­tains sec­teurs éco­no­miques qui, béné­fi­ciant des actuelles bar­rières com­mer­ciales, pri­vi­lé­gient la sau­ve­garde de leur acti­vi­té au détri­ment du bien-être géné­ral. Cette vision des choses est réduc­trice pour trois rai­sons au moins.

… ou entraver le développement

Tout d’abord, cer­tains éco­no­mistes5 affirment que l’abolition des bar­rières com­mer­ciales ne suf­fit pas à assu­rer la spé­cia­li­sa­tion des pays dans la pro­duc­tion des biens pour les­quels ils pos­sèdent un avan­tage com­pa­ra­tif. Dans les faits, les termes de l’échange ne s’ajustent pas auto­ma­ti­que­ment de manière à équi­li­brer la balance com­mer­ciale. Un défi­cit com­mer­cial peut, par exemple, être finan­cé par de l’endettement exté­rieur : le pays qui opte pour cette stra­té­gie risque de s’engager dans une spi­rale d’endettement chro­nique, sans pour autant garan­tir sa spé­cia­li­sa­tion dans la « niche » convoi­tée. Ce type de scé­na­rio, qui est attes­té par de nom­breuses don­nées empi­riques, est symp­to­ma­tique des pro­blèmes que ren­contrent les pays du « tiers-monde » en matière de déve­lop­pe­ment. En effet, il sem­ble­rait plu­tôt que la concur­rence entre nations fonc­tionne de la même manière que la concur­rence entre entre­prises à l’intérieur d’une même nation, soit en favo­ri­sant les entre­prises les plus com­pé­ti­tives au détri­ment des plus faibles. La for­mule gagnante ne serait fina­le­ment pas celle de l’avan­tage com­pa­ra­tif, mais bien celle de l’avan­tage abso­lu, soit d’être plus com­pé­ti­tif que les autres entre­prises pré­sentes sur le mar­ché. Aus­si, pour les pays les plus pauvres, abo­lir les bar­rières com­mer­ciales n’est pas néces­sai­re­ment syno­nyme de déve­lop­pe­ment éco­no­mique6. L’on com­prend ain­si mieux l’opposition à l’APT, dont une des ambi­tions est de ren­for­cer la posi­tion des signa­taires en sou­met­tant tout pays dési­reux de nouer des rela­tions com­mer­ciales avec eux à l’observance stricte de leurs règles internes.

Un projet politique contestable

Ensuite, les défen­seurs du libre-échange pré­sentent le com­merce mon­dial comme s’il résul­tait d’un accord conclu libre­ment entre les États qui le jugent oppor­tun et dont ils pensent sor­tir gagnants (si les pré­dic­tions s’avèrent cor­rectes). Il s’agit tou­te­fois là d’une image biai­sée du com­merce mon­dial : en effet, si — au départ — ce sont bien les États qui négo­cient les accords de libre-échange, il faut gar­der à l’esprit que (éco­no­mie de mar­ché capi­ta­liste oblige), ce sont les entre­prises qui décident (ou pas) de pro­duire et de vendre des biens, à l’aune du cri­tère de maxi­mi­sa­tion des pro­fits, et non pas les États. L’implication de ces der­niers dans l’élaboration des accords de libre-échange tels que l’APT abou­tit, de manière para­doxale, à réduire leur marge de manœuvre tout en aug­men­tant celle des entre­prises pri­vées. Dans l’APT, cette conces­sion se tra­duit, par exemple, par la créa­tion de tri­bu­naux visant à pro­té­ger les inves­tis­seurs contre des poli­tiques jugées trop contrai­gnantes7. Or, il s’agit là d’un pro­jet poli­tique (exten­sion du « pou­voir mar­chand » au détri­ment de la sou­ve­rai­ne­té éta­tique), qui doit être pré­sen­té comme tel, et non pas occul­té der­rière un pos­tu­lat libre-échangiste.

Inventer une prospérité sans croissance

Enfin, il est actuel­le­ment com­mu­né­ment admis que la crois­sance éco­no­mique n’est plus syno­nyme d’augmentation de bien-être, du moins dans les pays dits déve­lop­pés, et que le déve­lop­pe­ment durable (d’un point de vue social et éco­lo­gique) impose d’inventer une « pros­pé­ri­té sans crois­sance ». De ce point de vue là, il est aber­rant de consta­ter que des poli­tiques telles que l’APT se jus­ti­fient presque uni­que­ment sur la base d’une crois­sance éco­no­mique qui serait créa­trice d’emplois8. Si leur but est d’augmenter le bien-être des citoyens, les poli­tiques publiques doivent se concen­trer sur les pro­blèmes qu’elles veulent résoudre (en matière, par exemple, de san­té, d’éducation, d’inégalités sociales, de culture…), mais elles ne doivent pas viser la crois­sance éco­no­mique comme fin en soi.

En conclu­sion, si l’on dépasse l’argument bran­di habi­tuel­le­ment en ver­tu duquel les oppo­sants à l’APT contestent celui-ci par sou­ci de pro­tec­tion­nisme (et en dépit des pro­messes de crois­sance), la vague d’opposition sou­le­vée à l’encontre de l’APT peut s’expliquer par d’autres fac­teurs : par un sou­ci de déve­lop­pe­ment réel des pays dont les indus­tries sont les moins com­pé­ti­tives ; par le fait que de nom­breux citoyens désap­prouvent la perte de pou­voir des États au pro­fit des entre­prises pri­vées qui ne sont gui­dées que par des impé­ra­tifs de maxi­mi­sa­tion des pro­fits finan­ciers ; enfin, par un sou­hait expri­mé que les poli­tiques euro­péennes s’attachent davan­tage à résoudre les défis sociaux, cultu­rels et envi­ron­ne­men­taux, et cessent de se foca­li­ser sur des objec­tifs stric­te­ment axés sur la crois­sance économique.

Au vu de ces résul­tats, il nous semble néces­saire de revoir la manière dont on enseigne la théo­rie des avan­tages com­pa­ra­tifs appli­quée au com­merce inter­na­tio­nal, afin de ne pas occul­ter les trois points men­tion­nés ci-des­sus. À notre sens, cette théo­rie relève en effet plus de la phi­lo­so­phie (idéo­lo­gie?) (néo)libérale que des théo­ries du com­merce inter­na­tio­nal modernes. Il faut donc men­tion­ner aux étu­diants l’existence de théo­ries éco­no­miques arri­vant à des conclu­sions dif­fé­rentes, leur expli­quer que les accords de libre-échange impliquent une perte de sou­ve­rai­ne­té pour les États, et abor­der de manière cri­tique la vision uni­que­ment « crois­san­tiste » du bien-être. Faute de quoi, nous ris­quons de for­mer des futurs déci­deurs dont le savoir-faire repose sur une vision au moins limi­tée, au pire tron­quée des phé­no­mènes éco­no­miques tels que celui du « libre-échange ».

  1. Par exemple, les normes et règle­men­ta­tions concer­nant l’utilisation de pro­duits chi­miques ou d’OGM dans la chaine ali­men­taire, ou les règles concer­nant le mar­ché du tra­vail (salaire mini­mum, condi­tions de tra­vail, etc.).
  2. Un agent pos­sède un avan­tage com­pa­ra­tif dans la pro­duc­tion d’un bien s’il a le cout d’opportunité le plus faible dans la pro­duc­tion de ce bien.
  3. Man­kiw G. et Tay­lor M., Prin­cipes de l’économie, De Boeck, 2013.
  4. Ibid., p. 80.
  5. Voir, par exemple, les tra­vaux de Anwar Shaikh, dis­po­nibles gra­tui­te­ment sur inter­net, entre autres « Glo­ba­li­za­tion and the myth of free trade ».
  6. His­to­ri­que­ment, les pays occi­den­taux, mais aus­si par exemple le Japon, ont eu recours à des mesures pro­tec­tion­nistes afin de pro­té­ger leurs indus­tries nais­santes. Les mesures de libre-échange n’y ont été adop­tées qu’une fois que la com­pé­ti­ti­vi­té de ces entre­prises sur le mar­ché mon­dial fut avérée.
  7. Ce genre de régime a par exemple per­mis à l’entreprise Phi­lip Mor­ris d’attaquer l’Uruguay et l’Australie en jus­tice, en rai­son de leurs légis­la­tions anti­ta­bac jugées trop han­di­ca­pantes pour l’entreprise.
  8. Alors même que l’effet de l’APT sur le PIB et l’emploi reste incer­tain. Selon une étude de la Tufts Uni­ver­si­ty, l’APT engen­dre­rait un recul du PIB ain­si que des pertes d’emploi (Capal­do J., 2014).

De Brouwer


Auteur

socioéconomiste, chercheur au Cerec et Casper, USL