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Libertés fondamentales, un caillou dans la chaussure de l’État ?
Voilà plusieurs décennies que les citoyens doivent à des juridictions la grande majorité des avancées en matière de droits fondamentaux. Ainsi, pour ne citer que les trois principales (du point de vue belge), le Conseil d’État a fait progresser spectaculairement nos droits face à l’administration, la Cour constitutionnelle a développé une jurisprudence audacieuse et annulé un nombre considérable de […]
Voilà plusieurs décennies que les citoyens doivent à des juridictions la grande majorité des avancées en matière de droits fondamentaux. Ainsi, pour ne citer que les trois principales (du point de vue belge), le Conseil d’État a fait progresser spectaculairement nos droits face à l’administration, la Cour constitutionnelle a développé une jurisprudence audacieuse et annulé un nombre considérable de lois liberticides et la Cour européenne des droits de l’homme a exercé sans discontinuer une pression morale et juridique sur les États membres du Conseil de l’Europe afin, non seulement de préserver les libertés acquises, mais aussi de les faire progresser.
Deux raisons, au moins, incitent à se réjouir de la progression des libertés fondamentales. D’une part, elles sont consubstantielles d’une démocratie, leur préservation est donc indispensable à la survie de notre régime politique et leur approfondissement garantit même sa progression. Car, d’autre part, la démocratie n’est pas tant un système politique établi qu’une tension vers un horizon : l’implication maximale des citoyens dans la gestion de la chose publique et la garantie, dans les principes et dans la pratique, de libertés toujours plus étendues.
Il ne faut cependant pas se voiler la face : si les juridictions ont largement contribué à la progression des libertés fondamentales, c’est notamment parce que le politique, pour sa part, a rarement été porteur d’initiatives en ce sens. C’est tout particulièrement le cas en ce qui concerne les libertés qui nous protègent face au système répressif : police, services de renseignement, juridictions pénales, etc.
En effet, de manière constante depuis au moins vingt ans, mais évidemment avec un regain récent à chaque épisode terroriste (islamiste), il est régulièrement question d’étendre les pouvoirs des magistrats et de la police, de rallonger les délais de garde à vue, de permettre de procéder à des perquisitions sans mandat (en France) ou la nuit (en Belgique, très récemment), de faciliter la surveillance des citoyens, de réduire les voies de recours contre des décisions de justice, etc. Il n’en est pas seulement question, des projets de loi sont déposés et adoptés partout en Europe qui, progressivement, rognent des libertés et instaurent de nouvelles modalités d’emprise sur les citoyens1.
Pour soutenir ce mouvement, une rhétorique constante est produite2 : l’efficacité de l’appareil répressif souffrirait de ces garanties qui allongent les procédures, offrent des moyens dilatoires aux parties, génèrent des lourdeurs administratives et surchargent des services déjà au bord de l’asphyxie. Or, dans un contexte de restrictions budgétaires et de lutte généralisée contre l’insécurité et le terrorisme, l’efficacité est une nécessité absolue. Du reste, ceux qui n’ont rien à se reprocher n’ont rien à craindre de la part d’un État aussi démocratique que le nôtre. Bref, la fin justifie les moyens.
Ce qui frappe avant tout dans cette argumentation est le contrepied qu’elle prend par rapport à l’esprit démocratique. Bien entendu, les garanties juridictionnelles sont des obstacles à l’action de l’État, c’est même leur principale raison d’être. Elles ont été conçues pour empêcher l’État d’enquêter, d’arrêter, de frapper, de surveiller et de réprimer librement, au nom de la présomption d’innocence, du droit à la vie privée, de la liberté individuelle, au nom de l’idée selon laquelle la liberté des individus est un principe fondamental qu’il faut protéger des empiètements d’un État dont le tropisme sera toujours d’exploiter la moindre occasion d’accroitre son emprise sur la société. C’est la raison d’être du principe qui veut que les citoyens peuvent tout faire sauf ce qui est interdit et l’État, rien sauf ce qui lui est permis.
Ainsi, affirmer que la prohibition des perquisitions entre 21 et 5 heures restreint les possibilités d’action de l’État, revient à proclamer que l’eau mouille. Le but est précisément de soustraire le domicile privé à l’emprise étatique durant la nuit et de permettre au citoyen de refuser d’ouvrir sa porte à quiconque. Certes, des exceptions sont possibles en cas de flagrant délit ou d’appel depuis l’intérieur, mais il est un fait que l’objectif est de restreindre le pouvoir de l’État. Et le secret des lettres, les conditions strictes à la délivrance d’un mandat d’arrêt, les recours en appel, en opposition ou en cassation ou le jury populaire, avec mille autres garanties, sont des contraintes pesant sur l’action de l’État. Ce sont aussi des garanties que les lettres de cachet appartiennent au passé, même si les récents développements de l’état d’urgence français et l’assignation à domicile de militants environnementalistes font craindre leur résurgence.
Ce que l’on oublie trop souvent, par ailleurs, c’est que ces garanties n’ont pas été conçues pour faire obstacle à la justice (en tant que valeur), mais pour contraindre l’action de l’État qui s’en réclame et, par là, pour permettre que justice soit rendue. Dans une démocratie ne peut être appelée justice que ce qui découle d’une procédure rigoureuse ayant garanti les libertés fondamentales de chacun. Diminuer le niveau des garanties ne revient pas à faciliter le travail de la justice, mais à miner sa légitimité et à préparer le règne de l’arbitraire. Penser que l’on servira mieux la justice en permettant aux institutions d’agir sans contrainte, c’est penser comme le propriétaire de la poule aux œufs d’or, lui qui croyait qu’en lui ouvrant le ventre, il trouverait la source des richesses qu’elle produisait. En balayant les obstacles devant les institutions, on n’accroit pas le niveau de justice, du moins pas en se débarrassant de ceux qui constituent des garanties pour les justiciables.
Enfin, sous l’argumentaire que l’on nous sert, se cache un très inquiétant changement paradigmatique. En démocratie, les libertés fondamentales sont garanties à priori et l’action de l’État et des individus doit se déployer dans le cadre ainsi tracé. Dès lors, il est légitime de rechercher l’efficacité tant que celle-ci ne nuit pas aux droits de l’homme. L’efficacité n’est, au mieux, qu’un principe second. Dès lors que, au nom de l’efficacité, l’on entend réduire des libertés, on inverse la proposition. Certes, il serait naïf de penser que les libertés fondamentales ont pu un jour être pensées sans la moindre considération pour l’efficacité de l’action de l’État, mais si, de manière récurrente, on tient le raisonnement rapporté ci-dessus pour détricoter des garanties anciennes et longuement éprouvées, on reconnait que l’efficacité est première dans l’ordre des priorités et que les libertés fondamentales ne sont que secondes. Car des obstacles à lever qui empêchent la justice d’être rendue, il y en a : ils se nomment sous-financement, insuffisance des moyens humains, équipement indigent ou encore absence d’outils d’analyse des contextes d’intervention et de l’effet des décisions prises. Plutôt que, par exemple, de multiplier les juges d’instruction et les magistrats du siège pour pouvoir traiter comme il se doit les justiciables, nous préférons jouer la carte de l’accroissement de la productivité des magistrats par les moyens que l’on sait. Ce faisant, nous définissons notre niveau de démocratie en fonction de nos moyens plutôt que d’investir les moyens qu’exigerait une ambition démocratique collectivement définie.
Nous délions donc les mains de l’État, dans l’espoir qu’il en fasse plus avec moins grâce à des prérogatives de moins en moins conditionnées. Ce fait est d’autant plus préoccupant que les droits des citoyens, notamment en matière d’aide sociale, sont pour leur part de plus en plus conditionnels, chaque jour davantage soumis à des obligations constituant autant d’embuches pour qui voudrait en jouir. L’hypothèse du renversement paradigmatique s’en trouve renforcée d’autant.
Voilà donc que, sans nous en apercevoir, croyant ajuster un système fort aux nécessités du moment, nous en sapons les fondements. Croyons-nous être face aux premiers terroristes de notre histoire ? aux premiers massacres ? aux premières menaces pour les fondements de notre société ? aux premières vagues de panique collective ? Pensons-nous réellement que, pour la première fois, un criminel pourrait tirer avantage d’une procédure, d’une lenteur, d’une impuissance de l’État ? Non, mille fois non, bien entendu !
Le défi face auquel nous nous trouvons n’est donc absolument pas neuf ; il est au contraire vieux comme la démocratie elle-même. Et la manière dont nous sommes tentés d’y répondre est un péril qui menace la démocratie depuis ses balbutiements et qui l’a perdue à plusieurs reprises. Nous ne pouvons dès lors nous contenter de continuer de penser les mesures liberticides proposées comme de simples aménagements ; il nous faut au contraire les prendre pour ce qu’elles sont : des remises en cause de principes fondamentaux de notre régime politique, au premier rang desquels celui selon lequel il se caractérise par une progression constante des libertés.
Du reste, il faut garder à l’esprit que le retour de fascistes au pouvoir n’est plus une vue de l’esprit, mais bien une possibilité sérieusement envisageable, une glaçante perspective. Voulons-nous leur laisser les clés d’un État dont nous aurions, mine de rien, sapé le caractère démocratique ? Vraiment ?
- Pour un exemple de concrétisation particulièrement inquiétante de ce type de projet, voir Cristal Huerdo Moreno, « Espagne, laboratoire de la répression », La Revue nouvelle, n° 3 (2015).
- Il y a près de quinze ans, je m’interrogeais déjà sur la construction censée justifier ces empiètements sur les libertés fondamentales, Nicolas della Faille et Christophe Mincke, « Les mutations du rapport à la loi en droit pénal », Déviance et société, 2002, p. 135‑61.