Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Libertés fondamentales, un caillou dans la chaussure de l’État ?

Numéro 1 - 2016 par Christophe Mincke

février 2016

Voi­là plu­sieurs décen­nies que les citoyens doivent à des juri­dic­tions la grande majo­ri­té des avan­cées en matière de droits fon­da­men­taux. Ain­si, pour ne citer que les trois prin­ci­pales (du point de vue belge), le Conseil d’État a fait pro­gres­ser spec­ta­cu­lai­re­ment nos droits face à l’administration, la Cour consti­tu­tion­nelle a déve­lop­pé une juris­pru­dence auda­cieuse et annu­lé un nombre consi­dé­rable de […]

Voi­là plu­sieurs décen­nies que les citoyens doivent à des juri­dic­tions la grande majo­ri­té des avan­cées en matière de droits fon­da­men­taux. Ain­si, pour ne citer que les trois prin­ci­pales (du point de vue belge), le Conseil d’État a fait pro­gres­ser spec­ta­cu­lai­re­ment nos droits face à l’administration, la Cour consti­tu­tion­nelle a déve­lop­pé une juris­pru­dence auda­cieuse et annu­lé un nombre consi­dé­rable de lois liber­ti­cides et la Cour euro­péenne des droits de l’homme a exer­cé sans dis­con­ti­nuer une pres­sion morale et juri­dique sur les États membres du Conseil de l’Europe afin, non seule­ment de pré­ser­ver les liber­tés acquises, mais aus­si de les faire progresser.

Deux rai­sons, au moins, incitent à se réjouir de la pro­gres­sion des liber­tés fon­da­men­tales. D’une part, elles sont consub­stan­tielles d’une démo­cra­tie, leur pré­ser­va­tion est donc indis­pen­sable à la sur­vie de notre régime poli­tique et leur appro­fon­dis­se­ment garan­tit même sa pro­gres­sion. Car, d’autre part, la démo­cra­tie n’est pas tant un sys­tème poli­tique éta­bli qu’une ten­sion vers un hori­zon : l’implication maxi­male des citoyens dans la ges­tion de la chose publique et la garan­tie, dans les prin­cipes et dans la pra­tique, de liber­tés tou­jours plus étendues.

Il ne faut cepen­dant pas se voi­ler la face : si les juri­dic­tions ont lar­ge­ment contri­bué à la pro­gres­sion des liber­tés fon­da­men­tales, c’est notam­ment parce que le poli­tique, pour sa part, a rare­ment été por­teur d’initiatives en ce sens. C’est tout par­ti­cu­liè­re­ment le cas en ce qui concerne les liber­tés qui nous pro­tègent face au sys­tème répres­sif : police, ser­vices de ren­sei­gne­ment, juri­dic­tions pénales, etc.

En effet, de manière constante depuis au moins vingt ans, mais évi­dem­ment avec un regain récent à chaque épi­sode ter­ro­riste (isla­miste), il est régu­liè­re­ment ques­tion d’étendre les pou­voirs des magis­trats et de la police, de ral­lon­ger les délais de garde à vue, de per­mettre de pro­cé­der à des per­qui­si­tions sans man­dat (en France) ou la nuit (en Bel­gique, très récem­ment), de faci­li­ter la sur­veillance des citoyens, de réduire les voies de recours contre des déci­sions de jus­tice, etc. Il n’en est pas seule­ment ques­tion, des pro­jets de loi sont dépo­sés et adop­tés par­tout en Europe qui, pro­gres­si­ve­ment, rognent des liber­tés et ins­taurent de nou­velles moda­li­tés d’emprise sur les citoyens1.

Pour sou­te­nir ce mou­ve­ment, une rhé­to­rique constante est pro­duite2 : l’efficacité de l’appareil répres­sif souf­fri­rait de ces garan­ties qui allongent les pro­cé­dures, offrent des moyens dila­toires aux par­ties, génèrent des lour­deurs admi­nis­tra­tives et sur­chargent des ser­vices déjà au bord de l’asphyxie. Or, dans un contexte de res­tric­tions bud­gé­taires et de lutte géné­ra­li­sée contre l’insécurité et le ter­ro­risme, l’efficacité est une néces­si­té abso­lue. Du reste, ceux qui n’ont rien à se repro­cher n’ont rien à craindre de la part d’un État aus­si démo­cra­tique que le nôtre. Bref, la fin jus­ti­fie les moyens.

Ce qui frappe avant tout dans cette argu­men­ta­tion est le contre­pied qu’elle prend par rap­port à l’esprit démo­cra­tique. Bien enten­du, les garan­ties juri­dic­tion­nelles sont des obs­tacles à l’action de l’État, c’est même leur prin­ci­pale rai­son d’être. Elles ont été conçues pour empê­cher l’État d’enquêter, d’arrêter, de frap­per, de sur­veiller et de répri­mer libre­ment, au nom de la pré­somp­tion d’innocence, du droit à la vie pri­vée, de la liber­té indi­vi­duelle, au nom de l’idée selon laquelle la liber­té des indi­vi­dus est un prin­cipe fon­da­men­tal qu’il faut pro­té­ger des empiè­te­ments d’un État dont le tro­pisme sera tou­jours d’exploiter la moindre occa­sion d’accroitre son emprise sur la socié­té. C’est la rai­son d’être du prin­cipe qui veut que les citoyens peuvent tout faire sauf ce qui est inter­dit et l’État, rien sauf ce qui lui est permis.

Ain­si, affir­mer que la pro­hi­bi­tion des per­qui­si­tions entre 21 et 5 heures res­treint les pos­si­bi­li­tés d’action de l’État, revient à pro­cla­mer que l’eau mouille. Le but est pré­ci­sé­ment de sous­traire le domi­cile pri­vé à l’emprise éta­tique durant la nuit et de per­mettre au citoyen de refu­ser d’ouvrir sa porte à qui­conque. Certes, des excep­tions sont pos­sibles en cas de fla­grant délit ou d’appel depuis l’intérieur, mais il est un fait que l’objectif est de res­treindre le pou­voir de l’État. Et le secret des lettres, les condi­tions strictes à la déli­vrance d’un man­dat d’arrêt, les recours en appel, en oppo­si­tion ou en cas­sa­tion ou le jury popu­laire, avec mille autres garan­ties, sont des contraintes pesant sur l’action de l’État. Ce sont aus­si des garan­ties que les lettres de cachet appar­tiennent au pas­sé, même si les récents déve­lop­pe­ments de l’état d’urgence fran­çais et l’assignation à domi­cile de mili­tants envi­ron­ne­men­ta­listes font craindre leur résurgence.

Ce que l’on oublie trop sou­vent, par ailleurs, c’est que ces garan­ties n’ont pas été conçues pour faire obs­tacle à la jus­tice (en tant que valeur), mais pour contraindre l’action de l’État qui s’en réclame et, par là, pour per­mettre que jus­tice soit ren­due. Dans une démo­cra­tie ne peut être appe­lée jus­tice que ce qui découle d’une pro­cé­dure rigou­reuse ayant garan­ti les liber­tés fon­da­men­tales de cha­cun. Dimi­nuer le niveau des garan­ties ne revient pas à faci­li­ter le tra­vail de la jus­tice, mais à miner sa légi­ti­mi­té et à pré­pa­rer le règne de l’arbitraire. Pen­ser que l’on ser­vi­ra mieux la jus­tice en per­met­tant aux ins­ti­tu­tions d’agir sans contrainte, c’est pen­ser comme le pro­prié­taire de la poule aux œufs d’or, lui qui croyait qu’en lui ouvrant le ventre, il trou­ve­rait la source des richesses qu’elle pro­dui­sait. En balayant les obs­tacles devant les ins­ti­tu­tions, on n’accroit pas le niveau de jus­tice, du moins pas en se débar­ras­sant de ceux qui consti­tuent des garan­ties pour les justiciables.

Enfin, sous l’argumentaire que l’on nous sert, se cache un très inquié­tant chan­ge­ment para­dig­ma­tique. En démo­cra­tie, les liber­tés fon­da­men­tales sont garan­ties à prio­ri et l’action de l’État et des indi­vi­dus doit se déployer dans le cadre ain­si tra­cé. Dès lors, il est légi­time de recher­cher l’efficacité tant que celle-ci ne nuit pas aux droits de l’homme. L’efficacité n’est, au mieux, qu’un prin­cipe second. Dès lors que, au nom de l’efficacité, l’on entend réduire des liber­tés, on inverse la pro­po­si­tion. Certes, il serait naïf de pen­ser que les liber­tés fon­da­men­tales ont pu un jour être pen­sées sans la moindre consi­dé­ra­tion pour l’efficacité de l’action de l’État, mais si, de manière récur­rente, on tient le rai­son­ne­ment rap­por­té ci-des­sus pour détri­co­ter des garan­ties anciennes et lon­gue­ment éprou­vées, on recon­nait que l’efficacité est pre­mière dans l’ordre des prio­ri­tés et que les liber­tés fon­da­men­tales ne sont que secondes. Car des obs­tacles à lever qui empêchent la jus­tice d’être ren­due, il y en a : ils se nomment sous-finan­ce­ment, insuf­fi­sance des moyens humains, équi­pe­ment indi­gent ou encore absence d’outils d’analyse des contextes d’intervention et de l’effet des déci­sions prises. Plu­tôt que, par exemple, de mul­ti­plier les juges d’instruction et les magis­trats du siège pour pou­voir trai­ter comme il se doit les jus­ti­ciables, nous pré­fé­rons jouer la carte de l’accroissement de la pro­duc­ti­vi­té des magis­trats par les moyens que l’on sait. Ce fai­sant, nous défi­nis­sons notre niveau de démo­cra­tie en fonc­tion de nos moyens plu­tôt que d’investir les moyens qu’exigerait une ambi­tion démo­cra­tique col­lec­ti­ve­ment définie.

Nous délions donc les mains de l’État, dans l’espoir qu’il en fasse plus avec moins grâce à des pré­ro­ga­tives de moins en moins condi­tion­nées. Ce fait est d’autant plus pré­oc­cu­pant que les droits des citoyens, notam­ment en matière d’aide sociale, sont pour leur part de plus en plus condi­tion­nels, chaque jour davan­tage sou­mis à des obli­ga­tions consti­tuant autant d’embuches pour qui vou­drait en jouir. L’hypothèse du ren­ver­se­ment para­dig­ma­tique s’en trouve ren­for­cée d’autant.

Voi­là donc que, sans nous en aper­ce­voir, croyant ajus­ter un sys­tème fort aux néces­si­tés du moment, nous en sapons les fon­de­ments. Croyons-nous être face aux pre­miers ter­ro­ristes de notre his­toire ? aux pre­miers mas­sacres ? aux pre­mières menaces pour les fon­de­ments de notre socié­té ? aux pre­mières vagues de panique col­lec­tive ? Pen­sons-nous réel­le­ment que, pour la pre­mière fois, un cri­mi­nel pour­rait tirer avan­tage d’une pro­cé­dure, d’une len­teur, d’une impuis­sance de l’État ? Non, mille fois non, bien entendu !

Le défi face auquel nous nous trou­vons n’est donc abso­lu­ment pas neuf ; il est au contraire vieux comme la démo­cra­tie elle-même. Et la manière dont nous sommes ten­tés d’y répondre est un péril qui menace la démo­cra­tie depuis ses bal­bu­tie­ments et qui l’a per­due à plu­sieurs reprises. Nous ne pou­vons dès lors nous conten­ter de conti­nuer de pen­ser les mesures liber­ti­cides pro­po­sées comme de simples amé­na­ge­ments ; il nous faut au contraire les prendre pour ce qu’elles sont : des remises en cause de prin­cipes fon­da­men­taux de notre régime poli­tique, au pre­mier rang des­quels celui selon lequel il se carac­té­rise par une pro­gres­sion constante des libertés.

Du reste, il faut gar­der à l’esprit que le retour de fas­cistes au pou­voir n’est plus une vue de l’esprit, mais bien une pos­si­bi­li­té sérieu­se­ment envi­sa­geable, une gla­çante pers­pec­tive. Vou­lons-nous leur lais­ser les clés d’un État dont nous aurions, mine de rien, sapé le carac­tère démo­cra­tique ? Vraiment ?

  1. Pour un exemple de concré­ti­sa­tion par­ti­cu­liè­re­ment inquié­tante de ce type de pro­jet, voir Cris­tal Huer­do More­no, « Espagne, labo­ra­toire de la répres­sion », La Revue nou­velle, n° 3 (2015).
  2. Il y a près de quinze ans, je m’interrogeais déjà sur la construc­tion cen­sée jus­ti­fier ces empiè­te­ments sur les liber­tés fon­da­men­tales, Nico­las del­la Faille et Chris­tophe Mincke, « Les muta­tions du rap­port à la loi en droit pénal », Déviance et socié­té, 2002, p. 135‑61.

Christophe Mincke


Auteur

Christophe Mincke est codirecteur de La Revue nouvelle, directeur du département de criminologie de l’Institut national de criminalistique et de criminologie et professeur à l’Université Saint-Louis à Bruxelles. Il a étudié le droit et la sociologie et s’est intéressé, à titre scientifique, au ministère public, à la médiation pénale et, aujourd’hui, à la mobilité et à ses rapports avec la prison. Au travers de ses travaux récents, il interroge notre rapport collectif au changement et la frénésie de notre époque.