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Liberté ou autonomie instrumentale ?

Numéro 05/6 Mai-Juin 2010 par Vincent de Coorebyter

mai 2010

À l’o­ri­gine, le terme d’au­to­no­mie désigne le fait de se régir d’a­près ses propres lois. Aujourd’­hui, l’au­to­no­mie a sur­tout un sens ins­tru­men­tal : elle désigne une liber­té d’or­ga­ni­sa­tion lais­sée à cer­tains acteurs à qui des objec­tifs sont assi­gnés du dehors. Le débat sur l’au­to­no­mie dans le sys­tème sco­laire peut avoir des impli­ca­tions très dif­fé­rentes selon le sens que l’on donne à cette notion.

L’autonomie est un terme à la mode, dont le sens évo­lue selon les contextes. Quelles en sont les défi­ni­tions qui peuvent être uti­le­ment rete­nues pour débattre de l’autonomie et de la régu­la­tion dans le cadre sco­laire ? Plu­tôt qu’un inven­taire rigou­reux de l’ensemble des signi­fi­ca­tions du terme, nous en don­ne­rons une vision impres­sion­niste fon­dée sur les conno­ta­tions atta­chées à la notion d’autonomie, ain­si que sur les notions connexes, celles aux­quelles une réflexion sur l’autonomie devrait conduire.

Au sens lit­té­ral, l’autonomie désigne le fait, pour une per­sonne, une ins­ti­tu­tion ou un État, de se régir d’après ses propres lois. Enten­due dans ce sens ori­gi­nel, qui est aus­si son sens le plus radi­cal, l’autonomie ren­voie à la capa­ci­té humaine de dis­cer­ner le juste et l’injuste et de créer, col­lec­ti­ve­ment, les ins­ti­tu­tions poli­tiques et non poli­tiques qui per­mettent la meilleure orga­ni­sa­tion de la vie en com­mun. On peut y voir, à ce titre, un syno­nyme de la démo­cra­tie enten­due comme sou­ve­rai­ne­té du peuple, ou encore l’inscrire dans la lignée de ce que Cas­to­ria­dis appe­lait l’institution ima­gi­naire de la socié­té, l’autocréation du social-historique.

Cette signi­fi­ca­tion fon­dée sur l’étymologie est d’emblée assez tech­nique, phi­lo­so­phique et juri­dique à la fois, et elle n’est pas néces­sai­re­ment opé­ra­tion­nelle dans le cadre du sys­tème sco­laire belge : qui pour­rait sérieu­se­ment pré­tendre, dans le sys­tème tel qu’il se des­sine aujourd’hui, se régir exclu­si­ve­ment d’après ses propres lois ? Il reste que l’on peut sou­li­gner une consé­quence de cette défi­ni­tion lit­té­rale de l’autonomie, qui n’est pas sans inté­rêt : l’autonomie n’est pas l’anarchie qui, dans cer­taines de ses accep­tions au moins, se défi­nit comme un refus de la loi. L’autonomie est une conduite nor­mée qui n’empêche pas de devoir rendre des comptes. Nous ver­rons même qu’elle est insé­pa­rable, dans l’acception plus contem­po­raine qu’en donnent cer­tains, de l’idée de res­pon­sa­bi­li­té. Il n’en reste pas moins que l’autonomie, dans son accep­tion ori­gi­nelle, est une notion radi­cale, fort proche de la notion de liber­té au sens poli­tique du terme.

Liberté ou autonomie

Si l’on passe d’un bond de la signi­fi­ca­tion ori­gi­nelle du terme à l’usage cou­rant qui en est fait de nos jours, l’autonomie doit se dis­tin­guer, non pas seule­ment de l’anarchie, mais aus­si de la liber­té. La notion de liber­té désigne en effet, aujourd’hui, une indé­pen­dance plus radi­cale que la notion d’autonomie. En régime démo­cra­tique, la liber­té n’est bor­née que par trois choses. D’abord par la résis­tance du réel, qui ne se plie pas néces­sai­re­ment à notre volon­té, ne fût-ce que par les forces d’inertie qui tra­versent la socié­té comme elles tra­versent la nature. Ensuite par la coexis­tence des liber­tés, par leur entre­cho­que­ment, qui a pour effet qu’une liber­té peut acti­ve­ment limi­ter voire com­battre une autre liber­té. Enfin par le droit, par la loi, qui cana­lise l’usage légi­time de la liber­té. Il reste que, mal­gré ces limi­ta­tions, la liber­té, et en par­ti­cu­lier dans le domaine de l’enseignement, est deve­nue un concept plus radi­cal que l’autonomie. C’est ain­si que le décret du gou­ver­ne­ment pro­vi­soire du 16 octobre 1830, qui abo­lit « toute loi ou dis­po­si­tion qui gêne la libre mani­fes­ta­tion des opi­nions et la pro­pa­ga­tion des doc­trines par la voie de l’enseignement », libère l’enseignement au nom d’un prin­cipe solen­nel, à savoir « que le domaine de l’intelligence est essen­tiel­le­ment libre » et « qu’il importe de faire dis­pa­raitre à jamais les entraves par les­quelles le pou­voir a jusqu’ici enchai­né la pen­sée, dans son expres­sion, sa marche et ses développements ».

Il ne faut pas com­mettre d’anachronisme : c’était évi­dem­ment une autre époque, un autre contexte, celui de l’indépendance à conqué­rir à l’égard du régime hol­lan­dais. Il reste que le terme d’autonomie appa­rait bel et bien, aujourd’hui, comme un terme plus modé­ré, plus « soft », que celui de liber­té ; l’autonomie s’entend géné­ra­le­ment comme un espace de choix, comme une liber­té d’organisation, à l’intérieur d’un cadre don­né et compte tenu d’objectifs déter­mi­nés. L’autonomie, qui peut prendre la forme d’une véri­table injonc­tion — selon le para­doxe bien connu de l’animateur qui ordonne à son groupe : « Dites ce que vous vou­lez » —, s’entend géné­ra­le­ment comme auto­no­mie interne à un sys­tème, et non comme auto­no­mie à l’égard du sys­tème, comme capa­ci­té de défi­nir ou de co-défi­nir ses prin­cipes et ses objec­tifs. Cette accep­tion contem­po­raine de l’autonomie, qui la limite à une auto­no­mie de moyens à l’intérieur d’un sys­tème dont les objec­tifs et les règles sont défi­nis par d’autres, vaut sin­gu­liè­re­ment pour les ensei­gnants, qui sont des sala­riés situés au bout d’une longue chaine d’instances de déci­sion, et pour les élèves, qui sont sou­mis à l’obligation sco­laire. Pour ces der­niers en par­ti­cu­lier, toute réflexion sur l’autonomie doit inté­grer non seule­ment la leçon déjà ancienne d’Erasme, selon laquelle « on ne nait pas homme, on le devient », mais aus­si le para­doxe d’une édu­ca­tion à l’autonomie et par l’autonomie ins­crite dans un cadre contraint au sein duquel une par­tie de leurs pres­ta­tions sera évaluée.

Bien plus que l’idée ori­gi­nelle d’obéir à une norme qui serait libre­ment consen­tie, voire choi­sie, par celui qui s’y sou­met, l’autonomie désigne donc sur­tout une cer­taine indé­pen­dance opé­ra­tion­nelle, ce que l’on pour­rait appe­ler une auto­no­mie ins­tru­men­tale. Par auto­no­mie, on entend aujourd’hui le fait de dis­po­ser de res­sources — de res­sources finan­cières ou maté­rielles, ou d’une palette de moda­li­tés d’action —, et de pou­voir choi­sir l’affectation de ces res­sources pour atteindre un objec­tif quel­conque, un objec­tif dont rien n’empêche qu’il ait été impo­sé par une tierce per­sonne. Les syn­di­cats, notam­ment, le savent bien : l’autonomie peut être une moda­li­té de l’obéissance, ou en tout cas un mode de ges­tion des res­sources humaines, qui mobi­lise des capa­ci­tés d’autodétermination pour les faire concou­rir à un objec­tif com­mun défi­ni par des supé­rieurs ou de l’extérieur. À ce titre, pour nombre d’historiens, de socio­logues et de psy­cho­logues, l’autonomie est consub­stan­tielle à la divi­sion du tra­vail, à la spé­cia­li­sa­tion tou­jours crois­sante des fonc­tions sociales et pro­fes­sion­nelles. Ce qui ne l’empêche pas de consti­tuer une véri­table conquête pour ceux qui en béné­fi­cient, fût-elle ambigüe.

Un usage politique

L’autonomie, terme à prio­ri consen­suel, valeur rare­ment contes­tée en tant que telle, pose donc ques­tion quant à son usage. D’autant que ce der­nier n’est pas for­cé­ment neutre, poli­ti­que­ment par­lant, ou n’est pas for­cé­ment per­çu comme étant neutre. On en trouve un exemple récent dans une étude menée par l’université de Gand avec la par­ti­ci­pa­tion de Mari­jn Ver­schelde et de Jean Hin­driks. Ce der­nier, pro­fes­seur à l’UCL, en a pré­sen­té quelques conclu­sions dans La Libre Bel­gique du 8 février 2010, en se reven­di­quant notam­ment de son appar­te­nance à Iti­ne­ra, ce think tank que ses adver­saires qua­li­fient de libé­ral alors qu’Itinera récuse ce terme.

L’article de Jean Hin­driks dans La Libre Bel­gique, qui a pour titre « La per­for­mance est liée à l’autonomie » et qui débouche sur un véri­table plai­doyer pour l’autonomie des direc­tions d’école, porte sur les motifs de la plus grande effi­ca­ci­té des écoles fla­mandes par rap­port aux écoles fran­co­phones. L’étude à laquelle il a par­ti­ci­pé1 a per­mis, selon sa syn­thèse, de faire la part de l’origine sociale ou cultu­relle des élèves, et, une fois ce fac­teur neu­tra­li­sé, d’isoler une variable indé­pen­dante, à savoir la plus grande auto­no­mie des direc­teurs et des ensei­gnants en Flandre, qui expli­que­rait les écarts d’efficacité entre les écoles fla­mandes et les écoles fran­co­phones. Jean Hin­driks pointe notam­ment l’autonomie des direc­tions d’école fla­mandes en matière de res­sources humaines et de bud­gets, et il élar­git son pro­pos à la Fin­lande, dont les excel­lents résul­tats en matière sco­laire sont dus, selon lui, à la grande auto­no­mie des direc­teurs d’école en matière de recru­te­ment des ensei­gnants et d’affectation des budgets.

L’appréciation de l’étude même, qui est fon­dée sur l’enquête PISA 2006, est affaire de spé­cia­listes et a d’ailleurs don­né lieu à un vif débat, une cher­cheuse de l’université de Liège repro­chant aux auteurs d’avoir à la fois repris et sim­pli­fié les résul­tats de tra­vaux menés à l’ULg, qui ne condui­saient nul­le­ment à consta­ter un tel écart entre l’autonomie des direc­tions et des ensei­gnants des écoles fla­mandes et fran­co­phones2. Quoi qu’il en soit sur ce point — qui n’est pas de détail —, le lien allé­gué par Jean Hin­driks et Mari­jn Ver­schelde entre la per­for­mance des écoles et l’autonomie des éta­blis­se­ments paraît de bon sens : toutes les écoles peuvent être pre­neuses d’une cer­taine auto­no­mie d’investissement, qui per­met de prendre leurs spé­ci­fi­ci­tés en compte, et il est sans doute arri­vé à chaque parent de déplo­rer la pré­sence, dans des équipes péda­go­giques, de pro­fes­seurs qui n’étaient mani­fes­te­ment pas taillés pour leur public et pour le contexte dans lequel ils devaient évo­luer, et dont l’affectation avait été impo­sée à la direc­tion, qui connait pour­tant ses élèves et ses pro­fes­seurs. Cela étant, on ne peut qu’être frap­pé par le paral­lèle impli­ci­te­ment esquis­sé par Jean Hin­driks, dans La Libre Bel­gique, entre les direc­teurs d’école et les chefs d’entreprise, ain­si que par les accents libé­raux qui ponc­tuent son texte, notam­ment lorsqu’il salue la réduc­tion de la « bureau­cra­tie » sco­laire fin­lan­daise, la divi­sion par quatre du nombre de fonc­tion­naires fin­lan­dais de l’éducation ayant per­mis d’investir mas­si­ve­ment, selon lui, dans l’aide aux élèves en difficulté.

Un tel plai­doyer pour l’autonomie revient à défendre sous forme de démons­tra­tion scien­ti­fique, ce qui sera per­çu par cer­tains comme un pro­pos poli­tique ou comme un dis­cours typi­que­ment tech­no­cra­tique, si l’on accepte de défi­nir le dis­cours tech­no­cra­tique comme celui qui dis­si­mule ses choix poli­tiques sous la neu­tra­li­té affi­chée de ses solu­tions tech­niques. De ce point de vue, un élé­ment frap­pant des pro­pos de Jean Hin­driks est d’établir un lien entre auto­no­mie et res­pon­sa­bi­li­té, lien qu’il pré­sente dans La Libre Bel­gique comme allant de soi, et qui n’est pas réel­le­ment creu­sé dans l’étude scien­ti­fique qui sous-tend son article. Cet exemple illustre bien la dif­fi­cul­té du débat sur l’autonomie : le risque, en maniant ce concept char­gé de conno­ta­tions — posi­tives ou néga­tives, selon le contexte —, est de dis­cu­ter d’intentions plus ou moins cachées sans entrer dans le cœur des argu­ments défen­dus. En l’occurrence, l’absence d’argumentation découle sans doute d’un sen­ti­ment d’évidence por­té par l’usage domi­nant du terme d’autonomie. Dans son accep­tion contem­po­raine, en effet, l’autonomie est une auto­no­mie de moyens accor­dée en vue d’atteindre au mieux des objec­tifs pré­dé­ter­mi­nés. Enten­due dans ce sens, il peut paraitre évident que l’autonomie dont béné­fi­cie un acteur doit s’accompagner d’une res­pon­sa­bi­li­té quant à l’usage qu’il en fait : l’autonomie n’est ici qu’un mode de répar­ti­tion des res­pon­sa­bi­li­tés au pro­fit de la plus grande effi­cience pos­sible du sys­tème, quelle que soit la manière dont on la mesure. Dans un tel cadre, l’acteur auto­nome est sup­po­sé accep­ter, en même temps que son auto­no­mie, les fina­li­tés que le sys­tème assigne au bon usage de cette auto­no­mie, et donc sa part de res­pon­sa­bi­li­té quant au fait de contri­buer ou non à atteindre ces fina­li­tés. Ce qui implique, pour ceux qui reven­diquent ce lien entre auto­no­mie et res­pon­sa­bi­li­té — comme c’est le cas dans le débat sur le finan­ce­ment des enti­tés fédé­rées en Bel­gique —, de juger les béné­fi­ciaires de cette auto­no­mie sur leurs résul­tats, et, si l’on pousse le rai­son­ne­ment jusqu’au bout, de les sanc­tion­ner ou de les récom­pen­ser pour ces résul­tats obte­nus en toute autonomie.

Est-ce ain­si que l’on veut uti­li­ser ce concept dans le sys­tème sco­laire fran­co­phone ? Est-on prêt, d’une part, à limi­ter les pré­ro­ga­tives des pou­voirs orga­ni­sa­teurs au pro­fit des direc­tions d’école et, d’autre part, à revoir les sta­tuts qui orga­nisent la car­rière des ensei­gnants, sta­tuts qui sont très détaillés dans l’enseignement offi­ciel et qui sont plus pré­cis qu’auparavant dans l’enseignement libre ? Les acteurs de l’école sont-ils prêts à endos­ser une auto­no­mie pure­ment ins­tru­men­tale, subor­don­née à des fins sys­té­miques et assor­tie d’une res­pon­sa­bi­li­té dont les effets se feront sen­tir sur ces acteurs eux-mêmes, par-delà l’autonomie péda­go­gique tra­di­tion­nel­le­ment lais­sée aux ensei­gnants et aux éta­blis­se­ments ? Et, si ce n’est pas le cas, faut-il pour autant refu­ser de réflé­chir à la trans­pa­rence qu’implique idéa­le­ment l’autonomie dans son accep­ta­tion ins­tru­men­tale : trans­pa­rence dans les objec­tifs à atteindre, dans les moyens dont on dis­pose, dans les résul­tats qui seront éva­lués, dans les méthodes d’évaluation qui seront employées, et dans les consé­quences de l’évaluation ? La ques­tion n’est pas ano­dine à l’heure où le débat sur les réseaux sco­laires ne se struc­ture plus aus­si net­te­ment qu’auparavant autour d’enjeux phi­lo­so­phiques, autour du vieux cli­vage entre écoles confes­sion­nelles et écoles neutres ou laïques, mais prend davan­tage la forme d’une dif­fé­rence de culture et de fonc­tion­ne­ment entre le pri­vé et le public.

À qui appartient l’école ?

La ver­sion contem­po­raine du concept d’autonomie, qu’on pour­rait qua­li­fier d’instrumentale, est donc bien éloi­gnée de sa signi­fi­ca­tion ori­gi­nelle. Pour l’observateur exté­rieur, il semble même évident que l’autonomie, valeur en vogue s’il en est, est en recul à l’école, en tout cas en ce qui concerne les ensei­gnants et, peut-être aus­si, en ce qui concerne les élèves, du moins si l’on consi­dère que l’école s’efforce de les rendre auto­nomes, non pour eux-mêmes, mais pour accroitre leur poten­tiel d’employabilité, l’autonomie deve­nant alors un moyen et non une fin. On peut en tout cas noter que, dans notre sys­tème sco­laire d’une redou­table com­plexi­té, l’autonomie peut se loger ou, au contraire, briller par son absence dans tous les rouages du sys­tème et à toutes les étapes de son éla­bo­ra­tion. Si l’on repense à la notion ori­gi­nelle d’autonomie, au fait de choi­sir soi-même les normes aux­quelles on adap­te­ra son com­por­te­ment, l’école fait sur­gir une ques­tion abys­sale : qui peut légi­ti­me­ment éla­bo­rer ces normes, qui peut déci­der des objec­tifs, des pra­tiques et du mode de fonc­tion­ne­ment de l’école ? Ins­tan­ta­né­ment, cinq groupes au moins viennent à l’esprit : les élèves, fussent-ils mineurs, puisqu’ils sont les pre­miers concer­nés, et qu’ils doivent au moins consti­tuer la fina­li­té du sys­tème à défaut d’en être les auteurs ; les parents, juri­di­que­ment et mora­le­ment res­pon­sables de leurs enfants ; les ensei­gnants ; les pou­voirs orga­ni­sa­teurs ; les auto­ri­tés poli­tiques issues d’élections libres. Sans par­ler d’autres caté­go­ries qui peuvent éga­le­ment faire valoir leurs droits à par­ti­ci­per à l’organisation du sys­tème, telles que les employeurs, puisque l’école a aus­si voca­tion à pré­pa­rer à la vie pro­fes­sion­nelle, ou les direc­tions des éta­blis­se­ments, ou encore les syn­di­cats, l’administration, etc. Qui, en d’autres termes, peut déci­der de l’autonomie à confé­rer ou à refu­ser aux autres, des lieux où elle s’exerce, des limites à y appor­ter ? La ques­tion n’est pas seule­ment de savoir qui peut être auto­nome et en quoi, mais avec qui il faut « faire école », à la fois au sens de faire école au quo­ti­dien et au sens de « faire société ».

Cette ques­tion est d’autant plus dif­fi­cile que le sys­tème sco­laire, en Com­mu­nau­té fran­çaise, est d’une remar­quable sta­bi­li­té. Certes, on s’inquiète de plus en plus de le régu­ler, et il est modi­fié à cette fin par touches suc­ces­sives depuis une quin­zaine d’années. Mais il conti­nue à repo­ser sur des bases juri­diques et sur des com­pro­mis poli­tiques qui remontent, eux, à une cin­quan­taine d’années en ce qui concerne le Pacte sco­laire, et à bien­tôt deux siècles en ce qui concerne les règles consti­tu­tion­nelles de base, qui ont été confir­mées et com­plé­tées en 1988, lors de la com­mu­nau­ta­ri­sa­tion de l’enseignement, qui a consa­cré dans la Consti­tu­tion cer­tains carac­tères spé­ci­fiques des réseaux de pou­voirs organisateurs.

Si l’on s’attarde à cette constance, qui est frap­pante, on peut avan­cer l’hypothèse que, dans les faits, l’école appar­tient sur­tout à trois types d’acteurs. Aux réseaux de pou­voirs orga­ni­sa­teurs, d’abord, qui sont por­teurs de phi­lo­so­phies dis­tinctes et qui ont cher­ché à pré­ser­ver leur propre auto­no­mie au sein du sys­tème sans se pri­ver pour autant de réflé­chir aux réformes qu’il conve­nait d’y appor­ter. Aux par­tis poli­tiques, ensuite, qui ont été conduits à conci­lier les visions diver­gentes des réseaux quelle que soit leur propre vision de l’école, et qui sont comp­tables des grands com­pro­mis his­to­riques, com­pro­mis qu’ils n’ont pas su ou pas vou­lu défaire jusqu’ici. Aux parents, enfin, dont la liber­té de choix d’un éta­blis­se­ment sco­laire pour leurs enfants est par­ti­cu­liè­re­ment pro­té­gée par la Consti­tu­tion, et ce dès 1831, et qui contri­buent à la confi­gu­ra­tion du sys­tème par leur manière d’user ou de ne pas user de cette liber­té, la somme de leurs déci­sions indi­vi­duelles pesant para­doxa­le­ment plus lourd que les effets de leurs mobi­li­sa­tions collectives.

Les autres acteurs cités plus haut jouent évi­dem­ment aus­si un rôle, à com­men­cer par les ensei­gnants, qui usent des marges d’autonomie dont ils béné­fi­cient dans leur classe ou au moment de l’évaluation des élèves. Mais la remar­quable conti­nui­té des grands prin­cipes d’organisation du sys­tème me paraît bien ren­voyer, quant à elle, aux trois types d’acteurs que je viens de citer — et qui ne sont, évi­dem­ment, pas égaux entre eux, ni d’un type d’acteurs à l’autre, ni au sein de chaque caté­go­rie, en par­ti­cu­lier par­mi les parents. Si l’ensemble des réformes éla­bo­rées depuis une quin­zaine d’années indique une mon­tée en puis­sance de l’acteur poli­tique, la fronde d’une par­tie des parents devant cer­taines dis­po­si­tions récentes en matière d’inscription marque les limites de ce volontarisme.

L’acteur le plus puissant ? Les réseaux

L’acteur qui nous paraît demeu­rer le plus puis­sant est celui que nous avons cité en pre­mier : les réseaux, les fédé­ra­tions de pou­voirs orga­ni­sa­teurs, qui par­ti­cipent acti­ve­ment au pilo­tage du nou­veau sys­tème en cours de construc­tion alors que la recons­truc­tion du sys­tème était des­ti­née, entre autres, à implé­men­ter des règles trans­ver­sales, de nou­veaux stan­dards, qui ignorent le pré car­ré des réseaux, qui contournent cer­taines spé­ci­fi­ci­tés for­gées au cours de l’histoire.

La par­ti­ci­pa­tion des réseaux à une régu­la­tion sco­laire visant des objec­tifs trans­ver­saux aux réseaux les place ain­si sur les deux ver­sants de la notion d’autonomie : ils sont appe­lés à exploi­ter leur auto­no­mie de moyens pour ame­ner le sys­tème à atteindre ses objec­tifs au plus près ; et ils par­ti­cipent, à tra­vers diverses ins­tances de pilo­tage, d’avis, de for­ma­tion conti­nuée, etc., à la défi­ni­tion de ces objec­tifs eux-mêmes, ou en tout cas à la défi­ni­tion de cer­tains d’entre eux. Il faut évi­dem­ment nuan­cer ce pro­pos selon les réseaux, l’enseignement catho­lique étant doté d’une fédé­ra­tion forte alors que, dans les deux réseaux de l’enseignement offi­ciel sub­ven­tion­né, les pou­voirs orga­ni­sa­teurs n’ont pas confié les mêmes pré­ro­ga­tives à leur fédé­ra­tion. En outre, la mon­tée en puis­sance des syn­di­cats, qui par­ti­cipent éga­le­ment à de nom­breuses ins­tances de régu­la­tion du sys­tème, vient tem­pé­rer la puis­sance des réseaux, au point de sus­ci­ter des ten­sions entre les uns et les autres. Les degrés d’autonomie, au sens de la par­ti­ci­pa­tion à la défi­ni­tion des objec­tifs géné­raux du sys­tème, varient donc plus que jamais d’un acteur à l’autre, sans que cela empêche le déve­lop­pe­ment d’un phé­no­mène para­doxal : les ensei­gnants consi­dé­rés iso­lé­ment, les maitres dans leur classe, à l’école et face à leurs obli­ga­tions à domi­cile, se sentent de plus en plus contraints par de mul­tiples injonc­tions péda­go­giques et admi­nis­tra­tives, alors qu’ils sont pour­tant les pra­ti­ciens au quo­ti­dien d’un sys­tème sco­laire qui valo­rise l’autonomie.

Il ne s’agit évi­dem­ment pas, en for­mu­lant ces remarques, d’essayer de dis­qua­li­fier la notion d’autonomie. Elles visent sim­ple­ment à sou­li­gner que l’autonomie, valeur posi­tive à prio­ri, peut faire l’objet de débats infi­nis et d’un dia­logue de sourds si l’on ne veille pas, chaque fois ou presque que l’on emploie ce terme, à véri­fier son sens, son usage, ses béné­fi­ciaires, ses condi­tions d’exercice. C’est à cette condi­tion, notam­ment, que l’on peut enga­ger la dis­cus­sion sur les liens entre auto­no­mie et régu­la­tion sans pré­ju­ger de la rela­tion qui unit les deux termes : rien ne per­met d’affirmer à prio­ri, avant qu’une réflexion col­lec­tive et contra­dic­toire soit menée, s’il faut d’abord pen­ser la régu­la­tion comme un néces­saire cor­rec­tif à d’éventuels excès d’autonomie, ou si auto­no­mie et régu­la­tion peuvent être pen­sées comme allant de pair, comme deux termes qui ne seraient pas néces­sai­re­ment en oppo­si­tion, ni même en ten­sion, mais qui pour­raient s’avérer conver­gents. L’autonomie au sens contem­po­rain du terme, et cer­tai­ne­ment dans sa ver­sion la plus ins­tru­men­tale, n’est pas incom­pa­tible par prin­cipe avec des pro­cé­dures de régu­la­tion, bien au contraire.

  1. Jean Hin­driks et Mari­jn Ver­schelde, « L’École de la chance », Regards éco­no­miques, n° 77, février 2010, 27 pages.
  2. Cf. La Libre Bel­gique et Le Soir, 11 février 2010.

Vincent de Coorebyter


Auteur

docteur en philosophie, directeur du Crisp (Centre de recherche et d’information socio-politiques) et membre de l’Académie royale de Belgique