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Liberté d’expression, un dialogue de sourds
On a beaucoup glosé, récemment, à propos de la liberté d’expression. Peut-on diffuser des films insultant le prophète Mahomet ? Peut-on interdire leur diffusion ? Le devrait-on ? Peut-on publier des caricatures de Mahomet ? Peut-on les interdire ? Peut-on les critiquer ? Peut-on manifester pour exprimer sa colère face à ce que l’on ressent comme un affront ? Il n’est pas question ici d’infliger […]
On a beaucoup glosé, récemment, à propos de la liberté d’expression. Peut-on diffuser des films insultant le prophète Mahomet ? Peut-on interdire leur diffusion ? Le devrait-on ? Peut-on publier des caricatures de Mahomet ? Peut-on les interdire ? Peut-on les critiquer ? Peut-on manifester pour exprimer sa colère face à ce que l’on ressent comme un affront ?
Il n’est pas question ici d’infliger au lecteur la pénible expérience d’un cours de droit sur les libertés fondamentales ni de disséquer les faits survenus ces dernières semaines. Il semble en effet que le sujet fut suffisamment documenté1. Le débat, quant à lui, fit l’objet de peu d’attention. Il s’est tenu dans la presse, mais aussi sur des blogs et sur les réseaux sociaux ; les intervenants peuvent être répartis, schématiquement, en trois camps : ceux qui défendent une liberté d’expression absolue, ceux qui voudraient que certains propos soient purement et simplement interdits et, en position médiane, ceux, haïs de tous, qui prônent un usage raisonné de la liberté d’expression.
Qu’est-ce qu’une liberté ?
On l’aura compris, les oppositions se cristallisent autour de la question de ce qu’est une liberté. Pour certains, elle est un absolu, un principe parfait et autosuffisant, pour d’autres, elle est une création culturelle occidentale qui se doit de plier face à un principe supérieur. Le principe divin, par exemple. Se révèle alors une querelle d’absolus indépendants de toute contextualisation. Pourtant, réduire le débat à cette question serait une grossière erreur.
La question centrale semble plutôt de savoir si se réclamer de la liberté d’expression met fin au débat, si, en fin de compte, la liberté d’expression vaut à elle seule ou comme partie d’un système social. Il se fait que la logique même des libertés fondamentales contredit la vision de ceux qui, Voltaire en bandoulière, affirment que la liberté d’expression légitime à elle seule toute expression. En effet, au sein même des textes consacrant les libertés publiques, se font jour des oppositions qui mènent à des relativisations réciproques. La liberté d’expression justifie-t-elle que l’on porte atteinte à la vie privée ? Pas toujours. Mais ce n’est pas nécessairement exclu, par exemple s’il s’agit de dénoncer l’incohérence entre les déclarations publiques d’un homme politique et sa vie privée, par exemple du point de vue de la gestion de son patrimoine personnel. La liberté d’expression n’est pas un absolu autosuffisant puisqu’elle n’est pas seule à tenir le rang de liberté fondamentale et qu’un absolu autosuffisant ne peut être qu’un. Si les principes sont multiples, leur cohabitation doit être organisée à la lumière de critères externes. On notera à cet égard que les textes consacrant les libertés civiles prévoient eux-mêmes la possibilité d’exceptions aux fins de préservation d’autres valeurs.
Soudain, la question essentielle est devenue celle de l’usage légitime de la liberté d’expression. Quelles normes juridiques, morales ou sociales peuvent nous guider ?
« Voilà revenir le censeur », crieront les partisans de la liberté pure et dure, pensant que la moindre limite est un clou du cercueil de la démocratie. Cette position découle pourtant d’une incapacité à penser hors du droit. En bons Occidentaux, baignés de droit romano-germanique depuis l’enfance, nous avons souvent des difficultés à imaginer qu’un conflit puisse se régler ailleurs que devant une juridiction, qu’une norme puisse être d’autre nature que légale et que la garantie de l’ordre puisse n’être pas étatique. Pourquoi l’encadrement de la liberté d’expression devrait-il être essentiellement légal : Qu’il le soit pour les cas les plus graves ne pose pas problème à la grande majorité des citoyens, même si la prohibition de la négation du génocide juif a été au centre de bien des débats. Cela ne signifie pas que le droit doive jouer un rôle exclusif, ou même central, dans la régulation de l’usage de la liberté d’expression.
Des normes sociales (au sens large) peuvent y jouer un rôle important. Reprise des cris d’orfraie : la communauté et son oppression de l’individu sont de retour, revoilà le conservatisme et sa morale étriquée… Pourtant, l’association mécanique de la norme sociale à la censure n’a pas de sens, ce pour deux raisons principales. La première est sans nul doute que la norme sociale régule déjà très largement l’exercice de la liberté d’expression : ce que l’on ne dit pas à table, ce que nous n’écrivons pas dans nos lettres, ce que nous choisissons de ne pas exprimer de nos opinions, ce qui n’apparaitra pas dans cet éditorial, consciemment ou non, est dicté par un écheveau de principes personnels et de normes sociales, les uns étant impossibles à distinguer clairement des autres. Il faut s’y résoudre, notre usage de la liberté d’expression est en permanence sous le regard de normes sociales, morales, religieuses qui nous amènent à choisir des contenus, des canaux, des formes qui nous semblent adéquates. C’est sur cette base que nous jugeons inconvenant le malotru, que nous condamnons le macho qui nous expose sa vision des femmes, que nous dénonçons les discours fascisants des lepénistes, etc. Du reste, à quoi ressemblerait un monde dans lequel l’expression, parce que libre, serait sans frein2 ? C’est là une deuxième raison, les normes sociales sont de ces éléments qui font de la société autre chose qu’une collection d’individus. Elles sont nécessaires au fonctionnement social lui-même. La question n’est donc pas qu’il y en ait ou pas, elle est celle de leur contenu, sachant qu’il interférera avec la norme qu’est la liberté d’expression.
La régulation sociale des libertés est donc partie prenante du jeu social. Réclamer une liberté parfaitement absolue revient à exiger qu’elle soit une pure action individuelle, dénuée de tout ancrage social et de tout sens. Une telle action n’existe pas. D’autant moins que, s’agissant d’expression, la relation sociale est présupposée, hors de laquelle nulle communication humaine n’est possible. Il est donc impossible de penser la liberté d’expression seule.
Essayer l’intelligence
La question à laquelle nous confronte le débat actuel est donc, tout simplement, celui de la détermination des normes sociales destinées à encadrer l’usage de la liberté d’expression. Et de s’imposer à nouveau ce qui peut sembler relever de l’évidence pour qui n’a pas trop pris attention à la manière dont les oppositions s’étaient matérialisées ces dernières semaines : l’idée d’un usage raisonnable de la liberté d’expression, raisonnable au sens de « gouverné par la raison ». Puisque la liberté d’expression ne trouve pas sa pleine légitimation en elle-même, ne peut-elle trouver un soutien dans la considération de l’objectif qu’elle est censée servir : porter une pensée, faire avancer le monde, divertir, soulager l’individu qui s’exprime, etc. Tous objectifs qui peuvent être rapportés aux conséquences de l’expression. En un mot : quel est le but, celui-ci peut-il être atteint, l’est-il et qu’a couté sa poursuite ?
La question, somme-toute banale, qui se pose alors est donc de savoir jusqu’où l’on peut aller pour divertir (question lancée, par exemple, à la télé-réalité), pour informer (au journaliste d’investigation), pour porter une critique sociale (au militant), etc. L’appel à une éthique de l’expression n’est-il pas la moindre des choses que l’on puisse demander à ceux à qui l’on reconnaît une liberté si considérable pour un animal parlant que celle de s’exprimer ?
L’on peut, dans ce cadre, reconnaitre que railler certains religieux n’est que saisir une perche qu’ils nous tendent, du fait de leur usage de la violence, de l’anathème ou d’une pompe parfaitement ridicule. Certes. Il n’empêche qu’il n’est pas possible de juger de l’opportunité d’une violente charge contre eux sans se demander si aucun amalgame n’est fait avec une communauté innocente de ces travers, sans prendre en considération que la critique des puissants n’est pas celle des faibles. Le fait que l’islam soit la religion des vaincus de la colonisation, qu’elle soit celle de populations maintes fois humiliées, dans les pays à majorité musulmane et en Europe, qu’elle soit majoritaire dans des zones troublées du monde où des sociétés entières souffrent durement, ce fait peut-il raisonnablement être ignoré au moment de poser le crayon sur le papier à dessin ?
La libre expression de sa désapprobation
Pour revenir au cœur du débat sur la liberté d’expression, la publication des caricatures de Charlie Hebdo doit pouvoir faire l’objet d’une critique et donc être déclarée, éventuellement, en contradiction avec des normes sociales et éthiques. Il n’est pas question ici de prohibition légale. Cette critique doit pouvoir être portée sans encourir l’accusation de vouloir restaurer la censure, en tant qu’elle est elle-même une expression. La condamnation ou la validation desdites caricatures doit pouvoir, notamment, se fonder sur l’interrogation de la pertinence et de l’opportunité de ces expressions. Cette expression de (dés)approbation doit elle-même être interrogée, comme tout autre usage de la liberté expression.
Or, dans le débat actuel, il est paradoxal que ceux-là même qui réclament une absolue liberté d’expression au profit des caricaturistes (par exemple) critiquent les réactions — même non violentes — des gens choqués par elles en les désignant comme autant d’atteintes à cette liberté totale. Que l’on s’élève contre toute violence ou menace, voilà qui est incontestablement légitime, mais qualifier d’inadmissibles les manifestations, protestations et récriminations contre les caricaturistes de Mahomet, revient à réclamer une régulation sociale de la liberté d’expression au nom de l’absolue liberté d’expression. Voilà qui est pour le moins contradictoire. Notons au passage qu’il n’est pas moins paradoxal de voir nombre des tenants de l’absolue liberté soutenir qu’il convient d’interdire le port du voile ou de tout autre signe convictionnel dans des secteurs de plus en plus larges de la vie sociale. Secteurs d’où, logiquement, une liberté d’expression qui serait absolue ne pourrait être bannie, sauf à se voir relativisée.
Une explication pourrait lever le paradoxe : la liberté absolue d’expression serait réservée à un nombre limité de bonnes idées ou de bonnes personnes, auquel cas l’on peut considérer que l’on s’éloigne considérablement de l’idéal libertaire brandi par certains. Voltaire est mort depuis longtemps, certes, mais il semble que ce serait lui faire grande violence que de continuer de se réclamer de lui3.
Il semble dès lors préférable de reconnaitre que l’exercice de la liberté d’expression ne peut être que social et, en tant que tel, s’insérer dans un tissu normatif et dans un univers de sens. En conséquence, il deviendrait légitime de s’interroger sur l’éthique qui préside à une expression, notamment au regard de ses objectifs. Une première question à se poser — qui n’est pas la moins épineuse — pourrait être de savoir quel objectif reconnaitre aux caricatures qui ont tant fait couler d’encre : critique sociale acerbe ou simple divertissement à base d’humour potache ? On conçoit que le jugement que l’on portera (et exprimera librement) à leur sujet dépendra largement de la réponse à cette interrogation.
- On pourra trouver ici une petite sélection de billets récemment parus à ce sujet : http://delicious.com/xtophemincke/tag_bundle/RN_liberte_expression.
- Cette question fut précisément le sujet de la dernière leçon de Luc Van Campenhoudt avant son accession à l’éméritat. Il s’y interrogeait sur l’importance du malentendu dans les relations sociales.
- D’autant plus qu’il semble qu’il n’ait jamais écrit qu’il serait prêt à se battre pour défendre la libre expression d’idées qu’il combattait par ailleurs.