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Liberté d’expression, un dialogue de sourds

Numéro 10 Octobre 2012 par La Revue nouvelle

octobre 2012

On a beau­coup glo­sé, récem­ment, à pro­pos de la liber­té d’ex­pres­sion. Peut-on dif­fu­ser des films insul­tant le pro­phète Maho­met ? Peut-on inter­dire leur dif­fu­sion ? Le devrait-on ? Peut-on publier des cari­ca­tures de Maho­met ? Peut-on les inter­dire ? Peut-on les cri­ti­quer ? Peut-on mani­fes­ter pour expri­mer sa colère face à ce que l’on res­sent comme un affront ? Il n’est pas ques­tion ici d’in­fli­ger […]

On a beau­coup glo­sé, récem­ment, à pro­pos de la liber­té d’ex­pres­sion. Peut-on dif­fu­ser des films insul­tant le pro­phète Maho­met ? Peut-on inter­dire leur dif­fu­sion ? Le devrait-on ? Peut-on publier des cari­ca­tures de Maho­met ? Peut-on les inter­dire ? Peut-on les cri­ti­quer ? Peut-on mani­fes­ter pour expri­mer sa colère face à ce que l’on res­sent comme un affront ?

Il n’est pas ques­tion ici d’in­fli­ger au lec­teur la pénible expé­rience d’un cours de droit sur les liber­tés fon­da­men­tales ni de dis­sé­quer les faits sur­ve­nus ces der­nières semaines. Il semble en effet que le sujet fut suf­fi­sam­ment docu­men­té1. Le débat, quant à lui, fit l’ob­jet de peu d’at­ten­tion. Il s’est tenu dans la presse, mais aus­si sur des blogs et sur les réseaux sociaux ; les inter­ve­nants peuvent être répar­tis, sché­ma­ti­que­ment, en trois camps : ceux qui défendent une liber­té d’ex­pres­sion abso­lue, ceux qui vou­draient que cer­tains pro­pos soient pure­ment et sim­ple­ment inter­dits et, en posi­tion médiane, ceux, haïs de tous, qui prônent un usage rai­son­né de la liber­té d’expression.

Qu’est-ce qu’une liberté ?

On l’au­ra com­pris, les oppo­si­tions se cris­tal­lisent autour de la ques­tion de ce qu’est une liber­té. Pour cer­tains, elle est un abso­lu, un prin­cipe par­fait et auto­suf­fi­sant, pour d’autres, elle est une créa­tion cultu­relle occi­den­tale qui se doit de plier face à un prin­cipe supé­rieur. Le prin­cipe divin, par exemple. Se révèle alors une que­relle d’ab­so­lus indé­pen­dants de toute contex­tua­li­sa­tion. Pour­tant, réduire le débat à cette ques­tion serait une gros­sière erreur.

La ques­tion cen­trale semble plu­tôt de savoir si se récla­mer de la liber­té d’ex­pres­sion met fin au débat, si, en fin de compte, la liber­té d’ex­pres­sion vaut à elle seule ou comme par­tie d’un sys­tème social. Il se fait que la logique même des liber­tés fon­da­men­tales contre­dit la vision de ceux qui, Vol­taire en ban­dou­lière, affirment que la liber­té d’ex­pres­sion légi­time à elle seule toute expres­sion. En effet, au sein même des textes consa­crant les liber­tés publiques, se font jour des oppo­si­tions qui mènent à des rela­ti­vi­sa­tions réci­proques. La liber­té d’ex­pres­sion jus­ti­fie-t-elle que l’on porte atteinte à la vie pri­vée ? Pas tou­jours. Mais ce n’est pas néces­sai­re­ment exclu, par exemple s’il s’a­git de dénon­cer l’in­co­hé­rence entre les décla­ra­tions publiques d’un homme poli­tique et sa vie pri­vée, par exemple du point de vue de la ges­tion de son patri­moine per­son­nel. La liber­té d’ex­pres­sion n’est pas un abso­lu auto­suf­fi­sant puis­qu’elle n’est pas seule à tenir le rang de liber­té fon­da­men­tale et qu’un abso­lu auto­suf­fi­sant ne peut être qu’un. Si les prin­cipes sont mul­tiples, leur coha­bi­ta­tion doit être orga­ni­sée à la lumière de cri­tères externes. On note­ra à cet égard que les textes consa­crant les liber­tés civiles pré­voient eux-mêmes la pos­si­bi­li­té d’ex­cep­tions aux fins de pré­ser­va­tion d’autres valeurs.

Sou­dain, la ques­tion essen­tielle est deve­nue celle de l’u­sage légi­time de la liber­té d’ex­pres­sion. Quelles normes juri­diques, morales ou sociales peuvent nous guider ?

« Voi­là reve­nir le cen­seur », crie­ront les par­ti­sans de la liber­té pure et dure, pen­sant que la moindre limite est un clou du cer­cueil de la démo­cra­tie. Cette posi­tion découle pour­tant d’une inca­pa­ci­té à pen­ser hors du droit. En bons Occi­den­taux, bai­gnés de droit roma­no-ger­ma­nique depuis l’en­fance, nous avons sou­vent des dif­fi­cul­tés à ima­gi­ner qu’un conflit puisse se régler ailleurs que devant une juri­dic­tion, qu’une norme puisse être d’autre nature que légale et que la garan­tie de l’ordre puisse n’être pas éta­tique. Pour­quoi l’en­ca­dre­ment de la liber­té d’ex­pres­sion devrait-il être essen­tiel­le­ment légal : Qu’il le soit pour les cas les plus graves ne pose pas pro­blème à la grande majo­ri­té des citoyens, même si la pro­hi­bi­tion de la néga­tion du géno­cide juif a été au centre de bien des débats. Cela ne signi­fie pas que le droit doive jouer un rôle exclu­sif, ou même cen­tral, dans la régu­la­tion de l’u­sage de la liber­té d’expression.

Des normes sociales (au sens large) peuvent y jouer un rôle impor­tant. Reprise des cris d’or­fraie : la com­mu­nau­té et son oppres­sion de l’in­di­vi­du sont de retour, revoi­là le conser­va­tisme et sa morale étri­quée… Pour­tant, l’as­so­cia­tion méca­nique de la norme sociale à la cen­sure n’a pas de sens, ce pour deux rai­sons prin­ci­pales. La pre­mière est sans nul doute que la norme sociale régule déjà très lar­ge­ment l’exer­cice de la liber­té d’ex­pres­sion : ce que l’on ne dit pas à table, ce que nous n’é­cri­vons pas dans nos lettres, ce que nous choi­sis­sons de ne pas expri­mer de nos opi­nions, ce qui n’ap­pa­rai­tra pas dans cet édi­to­rial, consciem­ment ou non, est dic­té par un éche­veau de prin­cipes per­son­nels et de normes sociales, les uns étant impos­sibles à dis­tin­guer clai­re­ment des autres. Il faut s’y résoudre, notre usage de la liber­té d’ex­pres­sion est en per­ma­nence sous le regard de normes sociales, morales, reli­gieuses qui nous amènent à choi­sir des conte­nus, des canaux, des formes qui nous semblent adé­quates. C’est sur cette base que nous jugeons incon­ve­nant le malo­tru, que nous condam­nons le macho qui nous expose sa vision des femmes, que nous dénon­çons les dis­cours fas­ci­sants des lepé­nistes, etc. Du reste, à quoi res­sem­ble­rait un monde dans lequel l’ex­pres­sion, parce que libre, serait sans frein2 ? C’est là une deuxième rai­son, les normes sociales sont de ces élé­ments qui font de la socié­té autre chose qu’une col­lec­tion d’in­di­vi­dus. Elles sont néces­saires au fonc­tion­ne­ment social lui-même. La ques­tion n’est donc pas qu’il y en ait ou pas, elle est celle de leur conte­nu, sachant qu’il inter­fé­re­ra avec la norme qu’est la liber­té d’expression.

La régu­la­tion sociale des liber­tés est donc par­tie pre­nante du jeu social. Récla­mer une liber­té par­fai­te­ment abso­lue revient à exi­ger qu’elle soit une pure action indi­vi­duelle, dénuée de tout ancrage social et de tout sens. Une telle action n’existe pas. D’au­tant moins que, s’a­gis­sant d’ex­pres­sion, la rela­tion sociale est pré­sup­po­sée, hors de laquelle nulle com­mu­ni­ca­tion humaine n’est pos­sible. Il est donc impos­sible de pen­ser la liber­té d’ex­pres­sion seule.

Essayer l’intelligence

La ques­tion à laquelle nous confronte le débat actuel est donc, tout sim­ple­ment, celui de la déter­mi­na­tion des normes sociales des­ti­nées à enca­drer l’u­sage de la liber­té d’ex­pres­sion. Et de s’im­po­ser à nou­veau ce qui peut sem­bler rele­ver de l’é­vi­dence pour qui n’a pas trop pris atten­tion à la manière dont les oppo­si­tions s’é­taient maté­ria­li­sées ces der­nières semaines : l’i­dée d’un usage rai­son­nable de la liber­té d’ex­pres­sion, rai­son­nable au sens de « gou­ver­né par la rai­son ». Puisque la liber­té d’ex­pres­sion ne trouve pas sa pleine légi­ti­ma­tion en elle-même, ne peut-elle trou­ver un sou­tien dans la consi­dé­ra­tion de l’ob­jec­tif qu’elle est cen­sée ser­vir : por­ter une pen­sée, faire avan­cer le monde, diver­tir, sou­la­ger l’in­di­vi­du qui s’ex­prime, etc. Tous objec­tifs qui peuvent être rap­por­tés aux consé­quences de l’ex­pres­sion. En un mot : quel est le but, celui-ci peut-il être atteint, l’est-il et qu’a cou­té sa poursuite ?

La ques­tion, somme-toute banale, qui se pose alors est donc de savoir jus­qu’où l’on peut aller pour diver­tir (ques­tion lan­cée, par exemple, à la télé-réa­li­té), pour infor­mer (au jour­na­liste d’in­ves­ti­ga­tion), pour por­ter une cri­tique sociale (au mili­tant), etc. L’ap­pel à une éthique de l’ex­pres­sion n’est-il pas la moindre des choses que l’on puisse deman­der à ceux à qui l’on recon­naît une liber­té si consi­dé­rable pour un ani­mal par­lant que celle de s’exprimer ?

L’on peut, dans ce cadre, recon­naitre que railler cer­tains reli­gieux n’est que sai­sir une perche qu’ils nous tendent, du fait de leur usage de la vio­lence, de l’a­na­thème ou d’une pompe par­fai­te­ment ridi­cule. Certes. Il n’empêche qu’il n’est pas pos­sible de juger de l’op­por­tu­ni­té d’une vio­lente charge contre eux sans se deman­der si aucun amal­game n’est fait avec une com­mu­nau­té inno­cente de ces tra­vers, sans prendre en consi­dé­ra­tion que la cri­tique des puis­sants n’est pas celle des faibles. Le fait que l’is­lam soit la reli­gion des vain­cus de la colo­ni­sa­tion, qu’elle soit celle de popu­la­tions maintes fois humi­liées, dans les pays à majo­ri­té musul­mane et en Europe, qu’elle soit majo­ri­taire dans des zones trou­blées du monde où des socié­tés entières souffrent dure­ment, ce fait peut-il rai­son­na­ble­ment être igno­ré au moment de poser le crayon sur le papier à dessin ?

La libre expression de sa désapprobation

Pour reve­nir au cœur du débat sur la liber­té d’ex­pres­sion, la publi­ca­tion des cari­ca­tures de Char­lie Heb­do doit pou­voir faire l’ob­jet d’une cri­tique et donc être décla­rée, éven­tuel­le­ment, en contra­dic­tion avec des normes sociales et éthiques. Il n’est pas ques­tion ici de pro­hi­bi­tion légale. Cette cri­tique doit pou­voir être por­tée sans encou­rir l’ac­cu­sa­tion de vou­loir res­tau­rer la cen­sure, en tant qu’elle est elle-même une expres­sion. La condam­na­tion ou la vali­da­tion des­dites cari­ca­tures doit pou­voir, notam­ment, se fon­der sur l’in­ter­ro­ga­tion de la per­ti­nence et de l’op­por­tu­ni­té de ces expres­sions. Cette expres­sion de (dés)approbation doit elle-même être inter­ro­gée, comme tout autre usage de la liber­té expression.

Or, dans le débat actuel, il est para­doxal que ceux-là même qui réclament une abso­lue liber­té d’ex­pres­sion au pro­fit des cari­ca­tu­ristes (par exemple) cri­tiquent les réac­tions — même non vio­lentes — des gens cho­qués par elles en les dési­gnant comme autant d’at­teintes à cette liber­té totale. Que l’on s’é­lève contre toute vio­lence ou menace, voi­là qui est incon­tes­ta­ble­ment légi­time, mais qua­li­fier d’i­nad­mis­sibles les mani­fes­ta­tions, pro­tes­ta­tions et récri­mi­na­tions contre les cari­ca­tu­ristes de Maho­met, revient à récla­mer une régu­la­tion sociale de la liber­té d’ex­pres­sion au nom de l’ab­so­lue liber­té d’ex­pres­sion. Voi­là qui est pour le moins contra­dic­toire. Notons au pas­sage qu’il n’est pas moins para­doxal de voir nombre des tenants de l’ab­so­lue liber­té sou­te­nir qu’il convient d’in­ter­dire le port du voile ou de tout autre signe convic­tion­nel dans des sec­teurs de plus en plus larges de la vie sociale. Sec­teurs d’où, logi­que­ment, une liber­té d’ex­pres­sion qui serait abso­lue ne pour­rait être ban­nie, sauf à se voir relativisée.

Une expli­ca­tion pour­rait lever le para­doxe : la liber­té abso­lue d’ex­pres­sion serait réser­vée à un nombre limi­té de bonnes idées ou de bonnes per­sonnes, auquel cas l’on peut consi­dé­rer que l’on s’é­loigne consi­dé­ra­ble­ment de l’i­déal liber­taire bran­di par cer­tains. Vol­taire est mort depuis long­temps, certes, mais il semble que ce serait lui faire grande vio­lence que de conti­nuer de se récla­mer de lui3.

Il semble dès lors pré­fé­rable de recon­naitre que l’exer­cice de la liber­té d’ex­pres­sion ne peut être que social et, en tant que tel, s’in­sé­rer dans un tis­su nor­ma­tif et dans un uni­vers de sens. En consé­quence, il devien­drait légi­time de s’in­ter­ro­ger sur l’é­thique qui pré­side à une expres­sion, notam­ment au regard de ses objec­tifs. Une pre­mière ques­tion à se poser — qui n’est pas la moins épi­neuse — pour­rait être de savoir quel objec­tif recon­naitre aux cari­ca­tures qui ont tant fait cou­ler d’encre : cri­tique sociale acerbe ou simple diver­tis­se­ment à base d’hu­mour potache ? On conçoit que le juge­ment que l’on por­te­ra (et expri­me­ra libre­ment) à leur sujet dépen­dra lar­ge­ment de la réponse à cette interrogation.

  1. On pour­ra trou­ver ici une petite sélec­tion de billets récem­ment parus à ce sujet : http://delicious.com/xtophemincke/tag_bundle/RN_liberte_expression.
  2. Cette ques­tion fut pré­ci­sé­ment le sujet de la der­nière leçon de Luc Van Cam­pen­houdt avant son acces­sion à l’é­mé­ri­tat. Il s’y inter­ro­geait sur l’im­por­tance du mal­en­ten­du dans les rela­tions sociales.
  3. D’au­tant plus qu’il semble qu’il n’ait jamais écrit qu’il serait prêt à se battre pour défendre la libre expres­sion d’i­dées qu’il com­bat­tait par ailleurs.

La Revue nouvelle


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