Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Libérer l’école d’elle-même

Numéro 5 - 2016 par La Revue nouvelle

août 2016

Décret mis­sions, Assises, Contrat pour l’école, socles de com­pé­tences, refon­da­tion du qua­li­fiant : les poli­tiques d’enseignement en Bel­gique fran­co­phone semblent avoir tout essayé. Mal­gré cela, « plus ça change, plus c’est la même chose » : échecs, inéga­li­tés, relé­ga­tions, jeunes qui quittent le sys­tème sans diplôme, etc. Certes, on pour­rait dis­ser­ter long­temps sur les pré­ci­sions à appor­ter à ces impres­sions. Mais […]

Dossier

Décret mis­sions, Assises, Contrat pour l’école, socles de com­pé­tences, refon­da­tion du qua­li­fiant : les poli­tiques d’enseignement en Bel­gique fran­co­phone semblent avoir tout essayé. Mal­gré cela, « plus ça change, plus c’est la même chose » : échecs, inéga­li­tés, relé­ga­tions, jeunes qui quittent le sys­tème sans diplôme, etc. Certes, on pour­rait dis­ser­ter long­temps sur les pré­ci­sions à appor­ter à ces impres­sions. Mais l’essentiel de notre pro­pos n’est pas là.

À La Revue nou­velle, depuis quelques années, face à ce marasme et à la dif­fi­cul­té d’en sor­tir, nous cher­chons à nous poser la ques­tion de la manière. Ima­gi­nons que nous trou­vions un large consen­sus sur un pro­jet de trans­for­ma­tion de l’école (de « libé­ra­tion de la liber­té d’enseignement »), ima­gi­nons que de nou­veaux rap­ports de force s’ordonnent autour de lui : et alors quoi ? Nous vou­lions reprendre le débat sur l’école à par­tir de la ques­tion de la méthode.

Vint alors l’actuelle légis­la­ture et, avec elle, la dyna­mique d’un Pacte pour un ensei­gne­ment d’excellence. Un Pacte qui a été annon­cé et pré­sen­té d’abord comme un dis­cours de la méthode, ce qui relan­çait avec acui­té l’actualité de notre ques­tion­ne­ment. Mais insis­tons d’emblée : notre ambi­tion ici ne sera pas de ten­ter de construire une ana­lyse du Pacte ou une prise de posi­tion à son sujet. D’une part, il est encore tôt pour mener un tel exer­cice et, d’autre part, il nous semble plus fécond, notam­ment pour ins­truire cet éven­tuel exer­cice et les débats en cours sur la place publique comme en cou­lisses, de prendre les choses d’un peu plus loin. Notre ques­tion n’est donc pas « Le Pacte est-il la bonne façon de réfor­mer ? », mais bien « Si on veut trans­for­mer l’école, quelle est la bonne méthode ? ».

À la faveur d’un regard rétros­pec­tif sur le Contrat pour l’école1, nous avons posé d’emblée comme hypo­thèse que, pour réfor­mer ou pour trans­for­mer l’école, il convient d’attaquer la mon­tagne par plu­sieurs flancs en même temps. Les fina­li­tés, les struc­tures, les pro­jets, les ensei­gnants, les repré­sen­ta­tions, les ins­tru­ments de ges­tion, les stra­té­gies. C’est la com­bi­nai­son de ces approches qui consti­tue­rait ce que nous appe­lons ici une méthode.

La revue a deman­dé à quatre auteurs de pro­po­ser leur scé­na­rio pour trans­for­mer vrai­ment l’école en essayant de tenir ensemble ces dif­fé­rents fils. Il s’agissait d’un exer­cice sous contrainte, dans un espace et un temps assez limi­tés, en abor­dant aus­si des ques­tions stra­té­giques comme « Par où commencer ? ».

Tho­mas Lemaigre, dans une pre­mière contri­bu­tion, arpente cha­cun des flancs de la mon­tagne, autant de chan­tiers dont il ébauche le cahier des charges et entre les­quels il essaie d’identifier les inter­dé­pen­dances. Le diag­nos­tic se confirme : pas moyen de tou­cher aux struc­tures sans abor­der les fina­li­tés, pas moyen d’indexer le sys­tème sur des fina­li­tés actua­li­sées sans revoir l’outillage des poli­tiques, pas moyen de réfor­mer contre les hommes et femmes qui font la classe au quo­ti­dien, pas moyen d’ouvrir de nou­veaux espaces de liber­tés (indi­vi­duelles et col­lec­tives) dans et autour des écoles sans bous­cu­ler les struc­tures, etc. Cette cir­cu­la­ri­té, cette espèce d’anneau de fer, a rem­pla­cé la « cage de fer » des socio­logues qui pour­fen­daient il y a déjà plus d’un siècle l’emprise des bureau­cra­ties d’État.

Une expli­ca­tion de la robus­tesse de ces blo­cages entre­la­cés est à trou­ver dans la contri­bu­tion d’Albert Bas­te­nier. Il pro­longe et actua­lise la réflexion qu’il avait lan­cée dans le texte loco­mo­tive de notre dos­sier-débat « Libé­rer la liber­té d’enseignement » : il y décri­vait la dia­lec­tique crise-blo­cage de l’école comme « symp­tôme de l’épuisement d’un mode d’organisation éta­tique de la trans­mis­sion des connais­sances deve­nu trop exclu­si­ve­ment tech­no­cra­tique et ins­tru­men­tal ». Aujourd’hui, il remonte à la racine de son diag­nos­tic : il situe le nœud de l’école dans son pro­jet his­to­rique, héri­té du XIXe siècle, qui ins­ti­tuait l’«instruction publique » comme outil cultu­rel indis­pen­sable à la soli­di­té des États modernes. Cette tache aveugle est entre­te­nue par nos réfé­rences — dépla­cées et pour­tant encore si cou­rantes — au sup­po­sé modèle de l’école répu­bli­caine fran­çaise2. Mais affran­chie de cet ori­peau de domi­na­tion sym­bo­lique, la décons­truc­tion entre­prise montre à quel point l’école est déjà radi­ca­le­ment trans­for­mée mal­gré elle par la muta­tion de ses publics (popu­laires en par­ti­cu­lier), ce à quoi on ne peut s’empêcher d’ajouter d’autres muta­tions contex­tuelles comme le déploie­ment de la socié­té de l’information3. Sa conclu­sion en appelle à consi­dé­rer l’école comme un bien com­mun et non comme un bien public, comme la « chose » de la socié­té, en par­ti­cu­lier la socié­té civile. C’est-à-dire pas seule­ment la « chose » de l’État. S’offre ain­si une issue inédite pour repen­ser la mixi­té socio­cul­tu­relle de l’école et ses ambi­tions égalitaristes.

Pierre Waaub reprend le flam­beau en appe­lant les réfor­ma­teurs à se dépar­tir des para­digmes et des recettes mal­adroi­te­ment repi­qués depuis le monde du mana­ge­ment. Là où aujourd’hui se met en place une ges­tion par en haut des éta­blis­se­ments au moyen d’indicateurs de per­for­mance, il invite à libé­rer la parole et l’action des ensei­gnants, et à le faire non comme une incan­ta­tion de mar­ke­ting poli­tique, mais comme un scé­na­rio où se repensent, par eux-mêmes et col­lec­ti­ve­ment, les orga­ni­sa­tions et les indi­vi­dus, en par­ti­cu­lier les ensei­gnants. Mais par où com­men­cer ? Il invite à « tra­vailler dans les inter­stices » de plus en plus nom­breux lais­sés dans le sys­tème par les inégalités.

Fran­cis Til­man pro­pose lui aus­si d’«entrer dans la réforme par les ensei­gnants » et donne les pre­mières balises d’un scé­na­rio de long terme qui se joue à la fois au niveau des pra­ti­ciens indi­vi­duels et de la manière dont (dys)fonctionne le sys­tème ins­ti­tu­tion­nel, trop « basé sur un modèle unique d’organisation à adop­ter par tous les éta­blis­se­ments et de démarches péda­go­giques iden­tiques à pra­ti­quer par tous les ensei­gnants », ce qui rejoint de façon exem­plaire la conclu­sion de Bas­te­nier. Cela sup­pose de com­men­cer par « consi­dé­rer les ensei­gnants comme des arti­sans qua­li­fiés habi­tés par une grande conscience pro­fes­sion­nelle ». Et de mon­trer que ce n’est là ni angé­lisme ni déma­go­gie, mais le seul res­sort réel de mobi­li­sa­tion, pour autant que le sys­tème soit ajus­té de façon que les ensei­gnants en mou­ve­ment se découvrent sans retard « capables d’innover avec effi­ca­ci­té » et avec fierté.

Ber­nard Del­vaux ajoute à ce tableau le pro­jet d’une mobi­li­sa­tion sociale autour de l’école. Pour chan­ger de « pro­gramme ins­ti­tu­tion­nel » et rompre avec la « forme sco­laire » cris­tal­li­sée par la classe, ses quatre murs et sa dis­po­si­tion front à fronts, il pro­pose de ras­sem­bler dif­fé­rentes caté­go­ries d’acteurs sociaux dans un espace indé­pen­dant de rééla­bo­ra­tion de récits et de réseaux, pour dans un second temps retour­ner vers les ins­ti­tu­tions et les ins­tances poli­tiques avec un pro­jet d’école refon­dée et les alliances pour le faire exis­ter. Ce pro­jet, l’auteur ne le des­sine pas à ce stade, par contre il livre comme à titre d’exemple les élé­ments — plu­tôt sti­mu­lants ! — qu’il ver­rait bien s’y retrouver.

Au moment de conclure ces réflexions — juin 2016 —, les colonnes de jour­naux et de sites web ont été émaillées de prises de parole d’enseignants à prio­ri peu ouverts à de telles approches : appel à des éva­lua­tions plus sélec­tives, plainte sur la baisse de niveau des élèves, regret du sup­po­sé âge d’or de la sanc­tion dis­ci­pli­naire (voir le billet de Renaud Maes dans Le Mois). Bref, rien qui donne envie de relé­gi­ti­mer la parole publique des ensei­gnants sur l’école ? Encore moins de les mobi­li­ser pour trier dans le pro­jet sco­laire ce qu’il faut jeter aux oubliettes de l’histoire et ce qu’il faut ché­rir et réin­ven­ter ? Ce serait oublier les inter­dé­pen­dances que nous ten­tons ici de prendre en compte, qui veulent notam­ment que les acteurs, indi­vi­dus comme col­lec­tifs, ont des visions du monde (de leur public, de leur métier, de leur action, de leur ave­nir) qui sont le pro­duit des ins­ti­tu­tions où ils exercent, de leur his­toire, des rap­ports de force qui s’y jouent, des signaux faibles qui y naissent et de la vitesse à laquelle ils finissent par s’épuiser ou faire tache d’huile.

  1. Conseil de l’éducation et de la for­ma­tion, État des lieux du « Contrat pour l’école ». Dos­sier d’instruction, jan­vier 2015.
  2. On ne ces­se­ra jamais de s’étonner de l’aplomb avec lequel, à gauche, au nord comme au sud de Quié­vrain, on conti­nue à nour­rir sans réserve ce pro­jet au moment où il a pro­duit quelque chose d’au moins aus­si inéga­li­taire qu’un sys­tème d’enseignement pri­vé au sens néo­li­bé­ral du terme.
  3. Voir « L’école bien­tôt hors jeu ? », col­loque du Gir­sef en 2014, et l’ouvrage édi­té dans son sillage : Ber­nard Del­vaux, Luc Alba­rel­lo et Mathieu Bou­hon (dir.), Réflé­chir l’école de demain, coll. « Péda­go­gies en déve­lop­pe­ment », De Boeck Supé­rieur, 2015.

La Revue nouvelle


Auteur