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Liban. Désespoir à Tripoli
Une régression de vingt ans pour le Liban et pour l’ensemble du Moyen-Orient. Et puis, surtout, la fatigue, la lassitude. Quantité de doctes éditoriaux et de savantes analyses pour toujours plus de guerres et plus de destructions. Une reprise inévitable des combats, malgré les casques bleus. Tous les prédicateurs l’annoncent. C’est logique, implacable.
La rédaction de La Revue Nouvelle m’a appelé : Peux-tu prolonger l’analyse entamée dans ton article l’an passé ? (La Revue nouvelle, aout 2005). J’accepte, mais il me vient l’angoisse de la feuille blanche. Qu’avais-je écrit ? Que le printemps politique libanais de 2005 s’était mué en querelle des chefs, jaloux de leur rôle de chef. Que le Hezbollah était incontournable. J’aurais dû dire « indéboulonnable » Bravo : tout le monde l’a compris au terme du dernier été meurtrier. Franchement, comment ne pas publier un poncif ? Peut-être en racontant l’histoire d’un couple d’amis libanais. Je préserve leur anonymat en changeant leurs noms et en brouillant quelques pistes. Mounir et Dina, quarante-trois et quarante-cinq ans, ont deux enfants et sont mariés sans être de la même confession. Des « progressistes », en quelque sorte. Ils vivent à Tripoli, principale ville du Nord-Liban.
Quand la guerre éclate, écrire un « mail » de soutien, c’est la moindre des choses : Comment ça va ? Je suis atterré par ce qui se passe. La réponse arrive rapidement. Dina est seule avec les deux enfants. Juste avant la paralysie de l’aéroport, Mounir est parti à l’étranger pour un stage qui améliorera son avenir professionnel, Inch’Allah, implore sa femme. L’ambassade du pays où séjourne Mounir a refusé les visas de Dina et des deux enfants. Elle panique. Sa mère et son frère sont bloqués au Sud, dans le village d’origine de sa famille. Sa grande sœur est aux Pays-Bas, son autre frère en Nouvelle-Zélande. Les routes sont dangereuses. Pas question de parcourir les vingt kilomètres qui conduisent au travail à Batroun, le long de la côte. Pas question de lâcher les enfants d’une semelle. Dans une poussée d’adrénaline, Dina veut remplir deux valises, les jeter dans la voiture et partir avec les enfants en Syrie, en se dirigeant vers Tartous, première ville après la frontière nord. Son GSM est harcelé d’appels de ses frères et de sa sœur, qui veulent la dissuader : le voyage est trop risqué, et c’est pour aller où après la Syrie ?
Dina envoie des mails où l’incohérence abonde. Ses appels pour « m’aider à sortir d’ici » sont suivis de longues diatribes sur « Israël qui est notre ennemi » en même temps que de plaintes sur CE MONDE ARABE écrit en majuscules et à plusieurs reprises : CE MONDE ARABE Dina n’est pas du genre « phénicienne arabophobe ». Elle a milité plusieurs années dans un parti de gauche et le portrait de Nasser trônait en bonne place dans la maison de son enfance. Mais à bien y réfléchir, elle n’est pas incohérente. Cette rancœur alternée contre l’« ennemi extérieur » et l’« ennemi en soi-même », elle la partage avec tant de ses compatriotes, que ce qui parait contradictoire se transforme en constante, presque en essence de nombreuses psychologies libanaises. Oserait-on dire de nombreuses psychologies arabes ?
Évidemment le cas de mes amis n’est pas le plus dramatique. Nous parlons d’une classe moyenne qui peut compter sur un peu d’épargne et sur les transferts de la Western Union (les frères et sœurs à l’étranger). Mes amis ne sont pas au Sud, pas dans la zone des combats et personne n’a été blessé ou tué. Avec l’accalmie, Mounir a pu rentrer. La famille est réunie, mais toujours au Liban, invariablement dans « CE MONDE ARABE »
Les proches de Dina savent pourquoi « elle craque ». Il y a quelques années, elle s’était même confiée à une journaliste française. Elle lui avait raconté cette journée de 1985, cachée avec des voisins dans une cave de Tripoli. Le Mouvement de l’unification islamique (Tawhiid) était assiégé. Les factions prosyriennes allaient reprendre la ville. Un copain d’enfance qui s’était aventuré dehors avait croisé leurs miliciens, à quelques mètres de la cave. Leurs consignes : humilier les Libanais présents dans les quartiers tenus par le Tawhiid. Ils tabassèrent le jeune homme. Des balles furent tirées dans son pantalon. Depuis la cave, on l’entendait hurler. Vingt-et-un ans plus tard, il va bien. C’est un « quadra » célibataire de Tripoli. Mais vingt et un ans plus tard, pour les nerfs de Dina, ce fut une guerre de trop…
Au fait, j’oubliais : une enquête Ipsos publiée par le quotidien l’Orient Le Jour, le 28 aout 2006, révèle que 48 % des Libanais interrogés affirment vouloir trouver un travail à l’étranger et ne croient pas en leur avenir professionnel au Liban. Nous vivons dans un monde que les sondages peuvent rendre formidable, puisque cela voudrait dire qu’une majorité de 52 % de Libanais aspirent encore à travailler au milieu des ruines ! Voilà qui représente, à n’en pas douter, une grande victoire symbolique du Hezbollah ! Une de plus.