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Less is more. Que faudrait-il abolir dans notre société ?

Numéro 6 - 2016 par Thomas Ferretti John Pitseys

octobre 2016

« Pour moi, dit Socrate, je ne crois pas avoir besoin de plus d’argent, et je me trouve assez riche ; mais toi, Cri­to­bule, tu me paraîs bien pauvre, et, par Zeus, j’ai quel­que­fois bien pitié de toi. […] car ce que j’ai est suf­fi­sant pour me pro­cu­rer ce qui me suf­fit ; mais, étant don­né l’appareil qui […]

Dossier

« Pour moi, dit Socrate, je ne crois pas avoir besoin de plus d’argent, et je me trouve assez riche ; mais toi, Cri­to­bule, tu me paraîs bien pauvre, et, par Zeus, j’ai quel­que­fois bien pitié de toi. […] car ce que j’ai est suf­fi­sant pour me pro­cu­rer ce qui me suf­fit ; mais, étant don­né l’appareil qui t’environne et ta répu­ta­tion, même si tu ajou­tais à ta for­tune pré­sente trois fois autant, il me semble que tu n’aurais pas encore assez. »

Xéno­phon, Éco­no­mique

Riche est celui qui a peu de besoins. Telle est l’idée fon­da­men­tale dans l’Éco­no­mique, de Xéno­phon (IVe siècle avant J.-C.)1. Socrate ne pos­sède presque rien, mais assure qu’il est plus riche et plus en mesure de satis­faire ses besoins que Cri­to­bule, un riche pro­prié­taire ter­rien. Cri­to­bule dépense d’énormes sommes d’argent et cherche tou­jours à accroitre sa richesse. Il n’a jamais assez pour satis­faire ses caprices, il dépend tou­jours des autres, et il est tou­jours à la recherche de la recon­nais­sance des plus for­tu­nés. Par consé­quent, il ne se sent jamais satis­fait. En revanche, Socrate a très peu de besoins et le peu de res­sources qu’il a le satis­fait. Il en a même assez pour en don­ner aux autres. Pour lui, être riche ne dépend pas de la quan­ti­té de richesse que nous pos­sé­dons. Ce qui importe, c’est que nos pos­ses­sions répondent à nos besoins. Pour être riche, il faut apprendre à limi­ter ses besoins.

Il y aurait très peu de choses à ajou­ter si tous les citoyens adop­taient le mode de vie pro­po­sé par Xéno­phon et incar­né par Socrate. Une bien­veillance fra­ter­nelle envers nos conci­toyens et des règles très simples de coor­di­na­tion suf­fi­raient à orga­ni­ser la vie col­lec­tive et à dis­tri­buer les béné­fices de la coopé­ra­tion sociale. Dans une telle socié­té, les res­sources pour­raient être dis­tri­buées « de cha­cun selon ses capa­ci­tés, à cha­cun selon ses besoins ». Ce jour-là, nous serions dans un état d’abondance et la plu­part des pro­blèmes poli­tiques et des conflits d’intérêts dis­pa­rai­traient. Mal­heu­reu­se­ment, ce jour n’est pas encore arri­vé. C’est pré­ci­sé­ment parce que cette socié­té d’abondance semble hors de por­tée et que l’homme est libre de ne pas être fru­gal que les socié­tés humaines s’interrogent sur le sens de la jus­tice et de la politique.

Aujourd’hui, nos socié­tés plu­ra­listes sont sou­vent carac­té­ri­sées par les conflits de valeurs et d’intérêts, la vio­lence et la rare­té des res­sources. Elles sont par­cou­rues de désac­cords pro­fonds sur la manière d’organiser la vie col­lec­tive et de dis­tri­buer ses avan­tages. C’est la rai­son pour laquelle nous avons besoin de prin­cipes de jus­tice afin de répar­tir les biens sociaux dis­po­nibles et de règles de bon gou­ver­ne­ment afin que la déter­mi­na­tion col­lec­tive de ces prin­cipes de jus­tice soit consi­dé­rée légi­time. Mal­gré les conflits, il faut ten­ter de construire des ins­ti­tu­tions sociales plus équi­tables. Voi­là pour­quoi, cinq-cents ans après la publi­ca­tion de l’Uto­pie par Tho­mas More, à Lou­vain, il faut ravi­ver notre dis­po­si­tion à pen­ser un monde plus juste. C’est ce que nous pro­po­sons dans ce dossier.

Deux pré­ci­sions s’imposent pour bien com­prendre l’exercice auquel se livrent les auteurs. La pre­mière porte sur la défi­ni­tion de l’utopie. D’abord, quelle que soit sa dimen­sion poé­tique ou oni­rique, une uto­pie n’est jamais une simple fan­tai­sie. Si l’utopie nous pro­jette dans un autre monde (u‑topos : le lieu qui n’existe pas), elle vise mal­gré tout à nous faire réflé­chir au monde qui existe, le nôtre, et à nous faire entre­voir com­ment l’améliorer. Ensuite, pour­suivre une uto­pie irréa­li­sable, qui ne tien­drait pas compte des contraintes inévi­tables de fai­sa­bi­li­té poli­tique et éco­no­mique, par exemple, serait vain et inutile. Ce qu’il nous faut, ce sont des « uto­pies réa­listes2 », qui prennent les êtres humains tels qu’ils sont, avec leurs fai­blesses ou leur four­be­rie, mais réflé­chissent à la socié­té telle qu’elle devrait être. Comme le sou­li­gnait James Madi­son dans le cas des gou­ver­ne­ments et des méca­nismes néces­saires pour contrô­ler leur pou­voir : « L’ambition doit être uti­li­sée pour contrer l’ambition… C’est peut-être une réflexion sur la nature humaine, que de tels méca­nismes soient néces­saires pour contrô­ler les abus du gou­ver­ne­ment. Mais qu’est-ce qu’un gou­ver­ne­ment lui-même, sinon la plus grande des réflexions sur la nature humaine ? Si les hommes étaient des anges, aucun gou­ver­ne­ment ne serait néces­saire3. » Tout en lais­sant aux auteurs la liber­té de suivre leur ima­gi­na­tion, nous les avons encou­ra­gés à se concen­trer sur des uto­pies réalistes.

La deuxième pré­ci­sion porte sur le thème de ce dos­sier : « Less is more. » Si ce slo­gan s’applique géné­ra­le­ment aux indi­vi­dus (avoir moins, c’est mieux), il pour­rait peut-être aus­si s’appliquer aux socié­tés (moins d’institutions, est-ce mieux?). En effet, quand on réflé­chit aux uto­pies sociales, on pense le plus sou­vent à créer de nou­velles ins­ti­tu­tions, c’est-à-dire de nou­veaux ensembles de règles et de pra­tiques com­munes, for­melles ou infor­melles, pour orga­ni­ser la vie col­lec­tive. Les uto­pies nous mènent donc, sou­vent, à ajou­ter de l’existant à l’existant. On rêve de plus de jus­tice, de plus de confort, de nou­velles inven­tions, de nou­veaux droits. Tou­te­fois, ne serait-il pas utile d’envisager la démarche contraire ? Les poli­tiques, les ins­ti­tu­tions et même les objets qui font par­tie de notre envi­ron­ne­ment quo­ti­dien sont-ils réel­le­ment indis­pen­sables ? Avant d’imaginer une nou­velle socié­té, ne fau­drait-il pas faire le ménage dans les ins­ti­tu­tions et les pra­tiques sociales actuelles, et se deman­der plu­tôt les­quelles il fau­drait abolir ?

Tailler dans l’inutile, raser le nui­sible, sup­pri­mer l’injuste : ce dos­sier se pro­pose d’imaginer une socié­té sans tout ce super­flu qui nous empêche d’avancer col­lec­ti­ve­ment. C’est pour­quoi le dos­sier que nous pro­po­sons ras­semble des textes qui tentent de jus­ti­fier une socié­té sans action­naires (Tho­mas Fer­ret­ti), une socié­té sans crois­sance (Eme­line De Bou­ver et Char­lotte Luy­ckx), une socié­té sans impôt (Edoar­do Tra­ver­sa), une socié­té sans voi­tures (Fran­çois Schreuer), une socié­té sans pri­sons (Chloé Bran­ders et Julianne Laf­fi­neur), une socié­té sans ortho­graphe (Anne Dis­ter), ou encore une socié­té sans nota­tion sco­laire (Tho­mas Michiels)4.

L’exercice semble facile et sans fin s’il s’agit sim­ple­ment de sup­pri­mer en pen­sée les élé­ments de notre socié­té qui nous semblent indé­si­rables. Il est plus déli­cat dès lors qu’il s’agit de tou­cher à des ins­ti­tu­tions sociales qui nous paraissent natu­relles, inévi­tables, ou elles-mêmes uto­piques. Quelles seraient les consé­quences de l’abolition totale de la pro­prié­té pri­vée ? Dans quel monde vivrait-on pra­ti­que­ment si celui-ci était par­ve­nu à ban­nir la crois­sance ? Com­ment envi­sa­ger une socié­té sans pri­son sans réflé­chir éga­le­ment sur le sta­tut du crime, de la peine et du droit ? Au nom de quoi veut-on sup­pri­mer l’école ou cet outil d’apprentissage qu’est la note ?

Sans comp­ter que, si une ins­ti­tu­tion exis­tante peut être défec­tueuse, elle n’est pas pour autant inutile. Faut-il l’abolir au simple motif qu’elle pré­sente des effets per­vers ? Com­ment prendre en charge les fonc­tions, les usages qui rendent cette ins­ti­tu­tion indis­pen­sable aujourd’hui ? Ne fau­drait-il pas plu­tôt lais­ser de côté les idées révo­lu­tion­naires et se conten­ter de réfor­mer ce qui ne va pas, de col­ma­ter les brèches ? Il reste qu’imaginer la dis­pa­ri­tion d’une ins­ti­tu­tion nous force à bien réflé­chir à son uti­li­té et à conce­voir d’autres manières d’organiser la socié­té. Même lorsqu’elles nous paraissent pro­vo­ca­trices ou un peu ban­cales, les uto­pies sont donc une occa­sion de nous inter­ro­ger sur la socié­té dans son ensemble, et nous rap­pe­ler que celle-ci n’est pas un œuf de Faber­gé immuable, mais qu’elle peut se trans­for­mer. Sup­pri­mer ce qui parait néces­saire, c’est donc aus­si inter­ro­ger ce que l’on prend pour acquis.

Abor­dant toutes ces ques­tions, ce dos­sier ne défend donc pas l’idée qu’une socié­té juste devrait être moins gou­ver­née, ou qu’elle devrait se « dés­ins­ti­tu­tion­na­li­ser ». Ce monde « sans » ins­ti­tu­tions super­flues n’est pas un monde vide, bien au contraire. Il s’agit sur­tout de faire de la place pour d’autres manières, peut-être plus légères, d’organiser la socié­té. Il nous invite à faire l’effort de tou­jours trou­ver une alter­na­tive pré­fé­rable à l’existant. Mais bien sûr, même si toutes les uto­pies de ce dos­sier se pré­sentent comme « réa­listes », elles ne sont pro­ba­ble­ment pas pour demain. Il est de la res­pon­sa­bi­li­té de cha­cune et de cha­cun de nous impli­quer poli­ti­que­ment et de par­ti­ci­per au débat public pour qu’éventuellement, elles se réa­lisent un jour.

  1. Pla­ton et Xéno­phon ont tous deux écrit des dia­logues socra­tiques. L’Éco­no­mique, de Xéno­phon est l’un de ces dia­logues. Louis-André Dorion (2008) « Socrate Oiko­no­mi­kos » dans Michel Nar­cy et Alon­zo Tor­de­sillas, Xéno­phon et Socrate : actes du col­loque d’Aix-en-Provence, Vrin.
  2. Selon la for­mule consa­crée de John Rawls (2001), Jus­tice as Fair­ness, Har­vard Uni­ver­si­ty Press.
  3. Madi­son dans les Fede­ra­list n° 51 (notre tra­duc­tion). Sur cette concep­tion de la théo­rie poli­tique, voir aus­si Gere­my Wal­dron (2012) « Poli­ti­cal » Poli­ti­cal theo­ry, Oxford Inau­gu­ral Lecture.
  4. Ce dos­sier spé­cial vient d’ailleurs com­plé­ter une série de textes sur les Uto­pies publiés par La Revue nou­velle pen­dant l’année 2015 – 2016, notam­ment sur les uto­pies numé­riques, l’éducation citoyenne et le vieillissement.

Thomas Ferretti


Auteur

chercheur et doctorant à la chaire Hoover (UCL)

John Pitseys


Auteur

John Pitseys est licencié en droit et en philosophie, docteur en philosophie à l’UCLouvain (Chaire Hoover d’éthique économique et sociale), député au Parlement bruxellois et sénateur, chef du groupe Ecolo au Parlement régional bruxellois