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Les voix du conformisme sont impénétrables

Numéro 4/5 avril-mai 2014 par Lechat Benoît

mai 2014

De l’euphorie du « yes we can » aux séduc­tions du « yes we can’t » ? Six ans après le déclen­che­ment de la crise finan­cière, à la veille d’un scru­tin cru­cial pour l’Europe comme pour la Bel­gique, le réfor­misme de gauche a‑t-il vécu ? À la real-poli­tik des grandes coa­li­tions qui se pro­filent dans toute l’Europe, cor­res­pondent les mirages d’une radi­ca­li­té qui a sacri­fié depuis belle lurette aux ver­tus du mar­ke­ting poli­tique. Alors que la néces­si­té de réformes pro­fondes n’a jamais été aus­si grande, l’Europe et la Bel­gique semblent hési­ter entre le ver­tige des petits pas (vers le pré­ci­pice ?) et le fan­tasme d’un grand cham­bar­de­ment qui ne pro­fi­te­ra fina­le­ment qu’aux conser­va­teurs. Com­ment sor­tir de cette sté­rile alter­na­tive ? À la veille du scru­tin belge qui mêle­ra tous les niveaux ins­ti­tu­tion­nels, l’enjeu glo­bal sera celui de la refon­da­tion du modèle social euro­péen, dans un contexte qui n’a plus grand-chose de com­mun avec sa conso­li­da­tion d’après 1945.

« Le Sei­gneur se moque bien de vos petits scru­pules », saint Fran­çois de Sales1.

En sep­tembre 2013, l’ONG Finance Watch, créée à l’initiative de par­le­men­taires euro­péens pour contrer les lob­bys du sec­teur finan­cier, a publié un rap­port consa­cré à cinq années de ten­ta­tives de régu­la­tion du sec­teur finan­cier. Sous le titre élo­quent du « Sta­tu­quo life­cycle », il montre com­ment le sec­teur ban­caire est par­ve­nu à empê­cher les réformes que tous les diri­geants euro­péens appe­laient de leur vœu au plus fort de la crise. Les quelques suc­cès empor­tés — notam­ment grâce à l’engagement prag­ma­tique des éco­lo­gistes — ne doivent pas voi­ler la réa­li­té : les gou­ver­ne­ments euro­péens res­tent encore très réti­cents à l’idée d’imiter les res­pon­sables islan­dais qui ont for­cé les action­naires et les grands prê­teurs à par­ti­ci­per au sau­ve­tage des banques de leur pays.

Cette fri­lo­si­té euro­péenne a mené à un trans­fert mas­sif des reve­nus du tra­vail vers les reve­nus du capi­tal au cours des quatre der­nières années, les États pré­fé­rant faire appel aux contri­buables et à l’endettement public plu­tôt que d’exercer une réelle pres­sion sur le sec­teur finan­cier. La peur de ne plus pou­voir finan­cer les dettes publiques à des taux avan­ta­geux a cer­tai­ne­ment joué, tout comme l’extrême dif­fi­cul­té à réduire les défi­cits dans une période de crois­sance qua­si­ment nulle.

Il n’empêche, la situa­tion qui se pré­sente aux yeux des élec­teurs euro­péens à la veille du scru­tin du mois de mai, a quelque chose de cari­ca­tu­ra­le­ment mar­xiste. Certes, l’évolution interne de la démo­cra­tie euro­péenne, la dis­tan­cia­tion appa­rem­ment crois­sante entre les élus et les élec­teurs, ali­mentent une mon­tée de l’abstention et du vote pour les par­tis popu­listes. Mais celle-ci est sans doute d’abord pous­sée par l’impression que les poli­tiques ont lar­ge­ment capi­tu­lé face au sec­teur financier.

Para­doxa­le­ment, dans l’ensemble de l’Union, cette éro­sion de cer­tains par­tis de gou­ver­ne­ment pour­rait mener à la conso­li­da­tion de leur pou­voir. La for­mule de la grande coa­li­tion qui est déjà d’application dans un cer­tain nombre de pays — sous des formes diverses — pour­rait en effet domi­ner la pro­chaine légis­la­ture euro­péenne, au motif de contrer l’influence des extrêmes qui risquent de sor­tir ren­for­cés du scru­tin euro­péen. Dans ce cas, la plu­part des grandes déci­sions de la pro­chaine légis­la­ture — à com­men­cer par la dési­gna­tion du futur pré­sident de la Com­mis­sion — seraient stric­te­ment bali­sées par des pré­ac­cords entre le Par­ti socia­liste et le Par­ti popu­laire euro­péens, les autres groupes démo­cra­tiques, comme les libé­raux ou les Verts voyant leur pou­voir d’influence for­te­ment rogné, alors qu’il est bien réel dans le Par­le­ment élu en 2009. Para­doxa­le­ment, l’incapacité des deux pre­miers par­tis euro­péens à affron­ter sérieu­se­ment la crise, se ver­rait en quelque sorte récom­pen­sée par un ren­for­ce­ment de leur emprise sur les grandes déci­sions concer­nant l’avenir de l’Europe.

Europe : les extrêmes au service du conformisme

En février 2014, un son­dage réa­li­sé dans la pers­pec­tive du scru­tin euro­péen indi­quait deux ten­dances contra­dic­toires. D’une part, le Par­ti socia­liste euro­péen (PSE) devan­ce­rait d’une ving­taine de sièges le Par­ti popu­laire euro­péen. Il serait donc en bonne posi­tion pour dési­gner le can­di­dat à la suc­ces­sion de José Manuel Bar­ro­so à la tête de la Com­mis­sion euro­péenne, pour autant que les gou­ver­ne­ments euro­péens l’entérinent et ne lui pré­fèrent fina­le­ment pas le can­di­dat du PPE, l’ancien Pre­mier ministre luxem­bour­geois, Jean-Claude Jun­cker qui se targue d’avoir gran­de­ment par­ti­ci­pé au sau­ve­tage de l’euro lorsqu’il exer­çait la pré­si­dence de l’eurozone. D’autre part, on assis­te­rait à une mon­tée des par­tis de la droite et de la gauche radi­cale, ain­si que des par­tis anti­eu­ro­péens. L’extrême droite pour­rait ain­si for­mer un groupe au PE et trans­for­mer radi­ca­le­ment le fonc­tion­ne­ment de l’assemblée euro­péenne en obli­geant le PSE et le PPE à s’unir sys­té­ma­ti­que­ment sur les grands dos­siers, tan­dis que l’extrême gauche (EL/GUE) pré­cè­de­rait les Verts. La pre­mière consé­quence de cette mon­tée des extrêmes serait de confor­ter une forme de sta­tu­quo voire d’immobilisme permanents.

En appa­rence, la dési­gna­tion d’un social-démo­crate à la tête de la Com­mis­sion euro­péenne pour­rait consti­tuer un début d’inversion de ten­dance par rap­port à la domi­na­tion conser­va­trice et néo­li­bé­rale actuelle. Néan­moins, elle ne risque pas de chan­ger fon­da­men­ta­le­ment la donne euro­péenne. En effet, elle se pro­dui­rait sur le fond d’un affai­blis­se­ment poli­tique conti­nu de la gauche sociale-démo­crate que ni la dési­gna­tion de Fran­çois Hol­lande à la pré­si­dence de la France ni le retour du SPD au gou­ver­ne­ment alle­mand n’ont été en mesure d’enrayer.

Ain­si, cette pré­sence dans les gou­ver­ne­ments natio­naux les plus impor­tants de l’UE n’a pas suf­fi à inflé­chir l’attitude de l’Allemagne sur ce qu’on appelle la gou­ver­nance de la zone euro. Loin de là. En février, c’est dans un silence poli que le phi­lo­sophe Jür­gen Haber­mas a été écou­té au congrès du SPD à Pots­dam. Sa cri­tique de l’approche alle­mande de la crise de la zone euro a fait chou blanc. La mise en place d’une union de trans­ferts et la mutua­li­sa­tion d’une par­tie des dettes ne font plus par­tie des prio­ri­tés du SPD, comme c’était le cas il y a encore deux ou trois ans. « Le pro­grès est un escar­got », a concé­dé Mar­tin Schulz à Haber­mas, ajou­tant aus­si­tôt, non sans audace, que cette fois « l’escargot pour­rait faire un bond2]] », en fai­sant réfé­rence à sa propre dési­gna­tion à la pré­si­dence de la Com­mis­sion. Cepen­dant, il n’est pas garan­ti du tout qu’elle suf­fise à bri­ser la culture néo­li­bé­rale qui conti­nue de domi­ner les prin­ci­pales ins­ti­tu­tions de l’Union comme la Com­mis­sion et le Conseil.

En défi­ni­tive, l’obstacle prin­ci­pal auquel est confron­tée la gauche euro­péenne est l’absence de consen­sus sur les causes de la crise et sur la manière de com­battre l’emprise néo­li­bé­rale sur les ins­ti­tu­tions euro­péennes. Le manque de lieux de débats n’est pas seul en cause. Le repli sur les sphères cultu­relles natio­nales — dans lequel les Fran­çais et les fran­co­phones belges excellent — n’est pas pro­pice à la construc­tion d’un diag­nos­tic par­ta­gé. Entre la gauche social-démo­crate, socia­liste, éco­lo­giste ou cryp­to­com­mu­niste, voire syn­di­cale, on ne voit pas émer­ger de stra­té­gie com­mune, d’autant plus que ces com­po­santes sont elles-mêmes tra­ver­sées par des cli­vages impor­tants notam­ment sur les ques­tions cru­ciales de la gou­ver­nance de la zone euro. On n’y voit pas s’y construire de consen­sus sur un vrai bud­get euro­péen doté de res­sources propres, la mise en com­mun des dettes ou encore la créa­tion d’une assu­rance-chô­mage euro­péenne, comme des intel­lec­tuels fran­çais et alle­mands s’y essayent timi­de­ment3.

Cette absence de consen­sus est par­ti­cu­liè­re­ment frap­pante dans la famille social-démo­crate où elle est aggra­vée par la panne du couple fran­co-alle­mand. Celle-ci a pour résul­tat qu’aucun contre­poids poli­tique digne de ce nom ne s’oppose au semi-hégé­mo­nisme (le reluc­tant hege­mo­nism, comme dit The Eco­no­mist) de l’Allemagne. En dépit du fait qu’il dis­pose de toutes les majo­ri­tés néces­saires, le gou­ver­ne­ment de Fran­çois Hol­lande — comme celui de Nico­las Sar­ko­zy avant lui — montre chaque jour un peu plus sa dif­fi­cul­té à sor­tir d’une crise qui n’est pas uni­que­ment éco­no­mique, mais plus fon­da­men­ta­le­ment une crise de gou­ver­nance. La France n’est pas seule­ment vic­time des dés­équi­libres internes de la zone euro, du néo­li­bé­ra­lisme ou de la glo­ba­li­sa­tion. Elle est d’abord la proie d’un réfor­misme blo­qué et d’une inca­pa­ci­té cultu­relle à se conver­tir aux ver­tus du fédé­ra­lisme, en interne comme en externe. La nos­tal­gie d’une conti­nui­té par­faite entre la sou­ve­rai­ne­té natio­nale, l’État et la volon­té poli­tique empêche les élites poli­tiques fran­çaises de s’inscrire dans un fédé­ra­lisme euro­péen pré­ci­sé­ment basé sur l’idée que le par­tage de la sou­ve­rai­ne­té ren­force la sou­ve­rai­ne­té. Et ce n’est pas la récente conver­sion du gou­ver­ne­ment Hol­lande aux pré­ten­dues ver­tus d’une « poli­tique de l’offre » qui pour­ra fon­da­men­ta­le­ment y chan­ger quelque chose.

Belgique : une gauche francophone si peu fédéraliste

En Bel­gique, la même cause, pour­rait pro­duire des consé­quences simi­laires. La mon­tée de la N‑VA impo­se­rait la recon­duc­tion de la coa­li­tion fédé­rale actuelle, au sein de laquelle les socia­listes seraient affai­blis par la mon­tée atten­due du PTB. Une telle recon­duc­tion ne serait pas la meilleure garan­tie pour ouvrir les débats et lan­cer les réformes sociales et éco­lo­giques dont la Bel­gique a besoin si elle veut réduire ses dettes sociales et éco­lo­giques qu’ici aus­si, une aus­té­ri­té injuste et inef­fi­cace a creu­sées. Cepen­dant, même ce scé­na­rio de conti­nui­té, voire d’immobilisme, se heurte à de nom­breuses incer­ti­tudes. Les par­tis fla­mands de l’actuelle majo­ri­té fédé­rale dis­po­se­ront-ils d’une majo­ri­té dans leur groupe lin­guis­tique à la Chambre ? Quelle sera la pre­mière famille poli­tique ? Y aura-t-il des can­di­dats fla­mands à la fonc­tion de Pre­mier ministre ? Toutes ces ques­tions entre­tiennent une incer­ti­tude à laquelle les Belges semblent s’accommoder. Le fédé­ra­lisme très confé­dé­ral qui carac­té­rise notre sys­tème ins­ti­tu­tion­nel assure certes une forme de sta­bi­li­té, mais il n’est pas pro­pice à l’innovation. Ce qui nous manque notam­ment, c’est de débattre au-delà des limites com­mu­nau­taires des orien­ta­tions nou­velles dont la Bel­gique a besoin. Mais cela ne se pro­duit que très peu.

Le manque de culture fédé­ra­liste conti­nue ain­si de carac­té­ri­ser une par­tie des milieux de la gauche fran­co­phone belge, sans doute parce qu’elle reste cultu­rel­le­ment rat­ta­chée à une sphère poli­tique fran­çaise. Au-delà des cri­tiques légi­times qui ont été adres­sées au PS et à Éco­lo pour leur rati­fi­ca­tion du Trai­té sur la sta­bi­li­té, la coor­di­na­tion et la gou­ver­nance (TSCG), les accu­sa­tions qui leur sont lan­cées pour crimes de tra­hi­son des valeurs de la gauche feignent sou­vent d’ignorer que le pay­sage poli­tique belge est très lar­ge­ment domi­né par un espace public fla­mand (où la gauche ne pèse guère plus de 20 %) auquel ils s’intéressent très peu, fût-ce par manque de connais­sance lin­guis­tique. Dès lors, s’ils étaient vrai­ment consé­quents, ils reven­di­que­raient un ren­for­ce­ment du pou­voir des régions fran­co­phones leur per­met­tant d’appliquer les réformes de gauche qu’ils appellent de leurs vœux, sans que la majo­ri­té fla­mande s’y oppose. Or, ce n’est évi­dem­ment pas le cas. Une par­tie de cette gauche conti­nue d’avancer en marche arrière dans le pro­ces­sus de fédé­ra­li­sa­tion. Ayant appa­rem­ment oublié que le fédé­ra­lisme était d’abord une reven­di­ca­tion por­tée par le mou­ve­ment des tra­vailleurs wal­lons pour faire avan­cer les réformes pro­gres­sistes là où le rap­port de forces le per­met­tait, elle conti­nue fon­da­men­ta­le­ment de se pen­ser comme si la Bel­gique était encore un pays uni­taire, dans laquelle il n’y aurait pas une majo­ri­té de néer­lan­do­phones. Ce n’est sans doute pas un hasard si cer­tains des repré­sen­tants les plus émi­nents de cette « gauche roman­tique » ont fait le choix de sou­te­nir un PTB qui com­bine deux carac­té­ris­tiques sin­gu­lières : être à la fois le der­nier par­ti uni­taire de Bel­gique et qua­si­ment le seul par­ti com­mu­niste euro­péen a n’avoir pas renon­cé à son disque dur mar­xiste-léni­niste4. Au fond de la vul­gate mar­xiste qui les réunit, on trouve tou­jours une même inca­pa­ci­té crasse à sor­tir de l’économisme et à conce­voir des ins­ti­tu­tions capables de conci­lier soli­da­ri­tés, iden­ti­tés et responsabilités.

Mais pour l’heure, sou­te­nir le PTB, per­met à leurs yeux, d’envoyer un « signal » clair à la gauche gou­ver­ne­men­tale, et sin­gu­liè­re­ment au PS. En fait de signal clair, ils risquent sur­tout d’affaiblir le PS et Éco­lo, le pre­mier ayant, il est vrai, une légère ten­dance à abu­ser du « sans nous, ce serait pire », sur­tout durant les périodes électorales.

Le PS joue ain­si tan­tôt avec la N‑VA, tan­tôt avec le MR, ce jeu las­sant des « meilleurs enne­mis » où cha­cun se pré­sente comme le bar­rage le plus effi­cace contre l’autre. Ce théâtre de plus en plus gro­tesque dis­si­mule une série d’enjeux de fond, dont le prin­ci­pal est sans nul doute la relé­gi­ti­ma­tion de la soli­da­ri­té entre tous les Belges, quelle que soit leur région. De phase en phase de la réforme de l’État, l’essentiel des trans­ferts inter­per­son­nels assu­rés dans le cadre de la sécu­ri­té sociale a pu être pré­ser­vé, mais au prix d’une pres­sion de plus en plus grande, à la fois sur les Régions, via le ren­for­ce­ment de la res­pon­sa­bi­li­té fis­cale, et sur­tout sur les allo­ca­taires sociaux. Ain­si, la réforme des allo­ca­tions de chô­mage déci­dée en 2012 par le gou­ver­ne­ment fédé­ral, devrait pous­ser de plus en plus de tra­vailleurs sans emploi de l’assurance-chômage vers l’aide sociale, accrois­sant for­te­ment la charge de com­munes déjà exsangues. Le fait que le PS ait ten­té vai­ne­ment d’amender la réforme en toute fin de légis­la­ture montre bien à quel point celle-ci le stresse. Il sait que, plus que n’importe quel autre par­ti, la réduc­tion ten­dan­cielle des trans­ferts finan­ciers entre la Flandre, Bruxelles et la Wal­lo­nie — qu’elle résulte d’économies dans la sécu­ri­té sociale, d’un ren­for­ce­ment de l’autonomie fis­cale ou de trans­ferts de com­pé­tences — risque de rame­ner son implan­ta­tion élec­to­rale vers la moyenne euro­péenne des autres par­tis sociaux-démo­crates. C’est là sa pre­mière moti­va­tion dans la course-pour­suite dans laquelle il est enga­gé avec les autres par­tis fran­co­phones pour que la Wal­lo­nie rat­trape son retard de PIB par rap­port à la Flandre. Un tel scé­na­rio — déjà en soi dif­fi­cile, mais pas hors d’atteinte — serait évi­dem­ment mena­cé si au terme du scru­tin du 25 mai, il ne devait pas y avoir de majo­ri­té démo­cra­tique fla­mande à la Chambre sans la N‑VA. La Bel­gique serait alors repar­tie dans une longue période d’incertitude, ce qui pour­rait ren­for­cer la ten­ta­tion du PS à s’allier avec les libé­raux au niveau wal­lon et bruxel­lois, avec l’espoir de résis­ter ain­si à l’absence de gou­ver­ne­ment fédé­ral. Mais il est peu pro­bable que ce soit la meilleure voie à prendre pour conti­nuer les réformes indis­pen­sables à un redé­ploie­ment wal­lon, tou­jours com­pro­mis par la résis­tance des loca­lismes et des médiocres cal­culs par­ti­sans, comme cer­tains dos­siers emblé­ma­tiques de la légis­la­ture wal­lonne viennent de le démontrer.

Les crises du libéral-productivisme

Au plan euro­péen comme au plan belge, la ques­tion de la refon­da­tion de la soli­da­ri­té appa­rait donc bien comme le défi le plus bru­lant des pro­chaines années. Elle est pré­sente au creux du débat sur l’avenir de l’État belge et de la construc­tion euro­péenne. Elle concerne tous les Euro­péens qui sont vic­times d’une crise sys­té­mique qui dépasse lar­ge­ment les tur­pi­tudes des ban­quiers et de leurs aco­lytes gou­ver­ne­men­taux. Elle doit se poser aus­si désor­mais bien au-delà de la manière tra­di­tion­nelle d’envisager les enjeux de redis­tri­bu­tion dans les États-pro­vi­dence des « Trente glo­rieuses » ain­si que des réformes ins­pi­rées par le modèle de l’État social actif de ces vingt der­nières années. C’est désor­mais un truisme : notre modèle social ne sera pas pré­ser­vé dura­ble­ment sans une refonte qui intègre à la fois les niveaux régio­nal, natio­nal et euro­péen. Un énorme chan­tier à la fois théo­rique, cultu­rel, mili­tant et poli­tique s’ouvre devant nous, au plan belge comme au plan européen.

La pre­mière chose à faire est de bien iden­ti­fier le moment his­to­rique où nous nous trou­vons. Avec l’économiste de la régu­la­tion Alain Lipietz, nous devons d’abord consta­ter que nous sommes entrés (et nous y sommes sans doute encore pour un bon moment) dans la crise de ce qu’il appelle le « libé­ral-pro­duc­ti­visme », c’est-à-dire de la com­bi­nai­son du néo­li­bé­ra­lisme et du pro­duc­ti­visme. Le pre­mier pense que le mar­ché est capable de s’autoréguler et que le rôle du poli­tique est de réduire une à une toutes les régu­la­tions éta­tiques ou citoyennes et que la redis­tri­bu­tion n’est pas pos­sible avant d’avoir accru la « part glo­bale du gâteau » par l’élimination des régu­la­tions. Le pro­duc­ti­visme, que les néo­li­bé­raux par­tagent avec les mar­xistes et les sociaux-démo­crates, repose sur la croyance que la crois­sance des forces pro­duc­tives est indis­pen­sable au règle­ment des conflits inhé­rents à la vie sociale. La com­bi­nai­son du néo­li­bé­ra­lisme et du pro­duc­ti­visme se tra­duit aujourd’hui, par exemple, par des solu­tions pro­duc­ti­vistes à la crise cli­ma­tique, comme les agro­car­bu­rants, qui ren­forcent les injus­tices actuelles de manière radi­cale (via l’augmentation des prix des céréales) en pré­ten­dant com­battre les injus­tices futures (le dérè­gle­ment cli­ma­tique). En Bel­gique, on pour­rait prendre l’exemple de la baisse de la TVA sur l’électricité comme une mesure libé­ral-pro­duc­ti­viste : loin de per­mettre une réduc­tion des consom­ma­tions, elle affai­blit le bud­get de l’État, et par­tant, les fonc­tions col­lec­tives, tout en don­nant l’illusion d’une mesure redistributive.

Pour faire très court, la crise « sys­té­mique » actuelle résulte de l’interaction per­ma­nente des com­po­santes sociale, éco­no­mique, éco­lo­gique de ce libé­ral-pro­duc­ti­visme. En Europe en 2014, elle résulte de la com­bi­nai­son de la mise à mal struc­tu­relle des méca­nismes de redis­tri­bu­tion avec la pour­suite d’un mode de vie insou­te­nable, tant en termes envi­ron­ne­men­taux qu’humains. En clair, de trop nom­breux Euro­péens se sont endet­tés pour accé­der à une consom­ma­tion non durable (et qui ne les rend pas heu­reux) à laquelle leurs salaires ne suf­fi­saient plus. Pour l’heure, on doit bien consta­ter que le « libé­ral-pro­duc­ti­visme » est au moins pro­vi­soi­re­ment confor­té par la crise. Loin de s’effondrer ou d’être éro­dé, il a conso­li­dé ses posi­tions, notam­ment en pre­nant en otage les États sur­en­det­tés. Le lob­bying du sec­teur finan­cier et des indus­tries pol­luantes, comme des tenants de la déré­gu­la­tion sociale et de l’austérité se sont conju­gués pour ten­ter d’entraver tous les efforts de régu­la­tion finan­cière, éco­lo­gique et sociale. Ils n’y sont pas tou­jours par­ve­nus, tant s’en faut, mais presque.

Comme nous l’explique le phi­lo­sophe Étienne Bali­bar, la crise de la zone euro a fait appa­raitre au grand jour l’incompatibilité fon­da­men­tale entre le néo­li­bé­ra­lisme et la construc­tion euro­péenne. Selon lui, la qua­si-consti­tu­tion­na­li­sa­tion de la com­pé­ti­tion de tous avec tous, avec les résul­tats que l’on sait en termes d’insécurisation sociale, sur­tout dans le sud de l’Europe, a eu pour consé­quence de saper les bases sociales d’une citoyen­ne­té poli­tique qui s’exprimait jusqu’à nou­vel ordre au niveau natio­nal. C’est la rai­son pour laquelle, le sen­ti­ment crois­sant d’insécurité béné­fi­cie d’abord aux par­tis popu­listes et non à ceux qui militent pour l’extension des soli­da­ri­tés au-delà du niveau natio­nal. Tous ceux qui seraient ten­tés de spé­cu­ler sur une exa­cer­ba­tion des contra­dic­tions du sys­tème pour espé­rer qu’une mobi­li­sa­tion citoyenne euro­péenne inverse la logique actuelle feraient bien de s’en souvenir.

Des manifestes aux chantiers politiques

En ce début de l’année 2014, le déca­lage entre les réformes néces­saires et les bases poli­tiques et sociales pour les mettre en œuvre semble se creu­ser de plus en plus. D’un côté, fleu­rissent les mani­festes pour chan­ger car­ré­ment de modèle de socié­té (Roo­se­velt 2030, Mani­feste convi­via­liste…) ou, plus modes­te­ment, pour effec­tuer des réformes pro­fondes des ins­ti­tu­tions euro­péennes de nature à empê­cher une répé­ti­tion des crises de l’euro. De l’autre, la domi­na­tion conser­va­trice sur les ins­ti­tu­tions comme sur les gou­ver­ne­ments euro­péens ne laisse pas pré­sa­ger de beau­coup d’avancement dans leurs réa­li­sa­tions, pour­tant indis­pen­sables, ne fût-ce pour évi­ter de nou­veaux accès de crises de sur­en­det­te­ment, comme nous l’avons vécu en 2010 avec la crise grecque. Ceux qui veulent effec­ti­ve­ment cas­ser l’emprise du libé­ral-pro­duc­ti­visme sur la construc­tion euro­péenne semblent au moins pro­vi­soi­re­ment mino­ri­taires, tant sur le plan poli­tique que social. Les mobi­li­sa­tions de ces der­nières années ont été sur­tout mar­quées par une volon­té de défendre des acquis sociaux pas­sés à la mou­li­nette de l’austérité. Ce qu’elles ont d’abord cher­cher à défendre, c’est la pos­si­bi­li­té du choix d’une vie et d’un accès à un niveau mini­mal de consom­ma­tion et de mobi­li­té sociale. Et elles l’ont fait sur­tout au niveau natio­nal et pas assez au plan européen.

On ne peut pas dire qu’elles soient par­ve­nues à inflé­chir les logiques domi­nantes. Les réponses ont été plus indi­vi­duelles que col­lec­tives, quand on com­pare notam­ment l’émigration mas­sive des jeunes qua­li­fiés por­tu­gais ou espa­gnols avec les niveaux de mobi­li­sa­tion dans les luttes sociales qui sont menées dans ces pays, même si elles ne sont pas à mini­mi­ser. De manière géné­rale, on ne les voit pas rompre mas­si­ve­ment avec l’imaginaire productiviste/consumériste contem­po­rain. Les « signaux faibles » qui nous sont envoyés par les nou­veaux types de mou­ve­ments sociaux qui s’engagent par exemple dans des modes de consom­ma­tion et de pro­duc­tion alter­na­tives, sont plus mar­qués par une volon­té de ten­ter de vivre autre­ment au quo­ti­dien que de pro­vo­quer des chan­ge­ments poli­tiques glo­baux. L’ambition poli­tique d’un mou­ve­ment comme le « mou­ve­ment de la tran­si­tion » a beau être glo­bale (com­battre les crises éco­lo­giques), sa réa­li­sa­tion passe essen­tiel­le­ment par le niveau local. Du coup, leur déca­lage avec les orga­ni­sa­tions poli­tiques tra­di­tion­nelles (par­tis, syn­di­cats, grosses orga­ni­sa­tions envi­ron­ne­men­tales) qui s’investissent dans le champ ins­ti­tu­tion­nel paraît crois­sant. Pour­tant, per­sonne dans ces nou­veaux mou­ve­ments ne mini­mise l’importance du chan­ge­ment ins­ti­tu­tion­nel. Seule­ment, celui-ci est dés­in­ves­ti, parce qu’il semble à la fois plus urgent et plus réa­liste de chan­ger le quo­ti­dien que d’obtenir des réformes struc­tu­relles sur un plan politique.

Quelles condi­tions de possibilités ?

Il faut prendre la juste mesure de ces don­nées sociales, avant de lan­cer de nou­veaux appels à la mobi­li­sa­tion. C’est par là sans doute que pêchent la plu­part des mani­festes ten­tant de nous pro­je­ter vers un ave­nir alter­na­tif : elles manquent presque tota­le­ment de point de vue sur leurs condi­tions de mise en œuvre, à la fois sociales, poli­tiques et culturelles.

De quoi avons-nous besoin pour être en mesure de refon­der une soli­da­ri­té entre Euro­péens qui dépasse le cadre de l’État social natio­nal — en le fai­sant de manière de manière non pro­duc­ti­viste —, c’est-à-dire en rédui­sant l’empreinte éco­lo­gique et en leur pro­po­sant une défi­ni­tion plu­rielle du bien-être qui ne se réduise pas à la course au consumérisme ?

La pre­mière condi­tion est de nature sociale : il s’agit de se défaire de l’imaginaire des luttes sociales des Trente glo­rieuses, comme de celui des nou­veaux mou­ve­ments sociaux qui ont mar­qué leur fin et dont sont par exemple issus les par­tis verts. Les mobi­li­sa­tions sociales de ce XXIe siècle ne res­sem­ble­ront guère à celles de la seconde moi­tié du XXe siècle, parce qu’elles se pro­duisent dans un cadre infi­ni­ment plus écla­té et mar­qué par une demande de par­ti­ci­pa­tion beau­coup plus vola­tile. La défi­ni­tion de l’émancipation qui est au cœur de l’action sociale est sans doute en train d’être redé­fi­nie, notam­ment par l’insécurisation qui découle de l’accélération de l’évolution tech­no­lo­gique et éco­no­mique. La demande de chan­ge­ment s’exprime de plus en plus dans un désir de résis­ter aux logiques com­pé­ti­tives comme au sen­ti­ment de pres­sion et d’accélération. Cela a des impli­ca­tions en termes d’organisation et de conte­nu de l’action col­lec­tive. Cette insé­cu­ri­sa­tion n’est pas néces­sai­re­ment com­pa­tible avec une demande de plus de soli­da­ri­té, pour le dire de manière euphémique.

La seconde condi­tion est à la fois de nature orga­ni­sa­tion­nelle et cultu­relle, voire pla­te­ment lin­guis­tique. Orga­ni­ser des mobi­li­sa­tions euro­péennes est tout sauf évident, autant en rai­son des obs­tacles lin­guis­tiques qu’à cause de la dif­fi­cul­té d’identifier un inté­rêt euro­péen com­mun. Un bilan de l’action du syn­di­ca­lisme euro­péen, de ses impasses, comme de ses pro­grès, serait assu­ré­ment une condi­tion préa­lable à rem­plir pour avan­cer. Tout n’est pas néces­sai­re­ment noir, loin de là. Si on regarde les évo­lu­tions sur le long terme, on ne peut qu’être frap­pé par le ren­for­ce­ment des conver­gences entre les mobi­li­sa­tions syn­di­cales et envi­ron­ne­men­tales. On doit aus­si faire le bilan des réseaux euro­péens qui se consti­tuent len­te­ment, mais sur­ement, à tra­vers les crises.

La troi­sième et sans doute la plus impor­tante est encore de nature cultu­relle. Pour agir effi­ca­ce­ment au plan euro­péen, il s’agit de se défaire d’une concep­tion démiur­gique de la poli­tique, selon laquelle il suf­fit d’articuler une volon­té et une action poli­tique afin de pro­duire le chan­ge­ment. Cette concep­tion s’est sur­tout signa­lée dans la résis­tance aux réformes d’inspiration néo­li­bé­rale et notam­ment dans le non au Trai­té sur le fonc­tion­ne­ment de l’Union euro­péenne de 2005 qui s’est construit sur une oppo­si­tion fac­tice entre une Europe des peuples et une Europe du capi­ta­lisme déré­gu­lé. Loin d’avoir per­mis de construire une autre Europe, elle a sur­tout ren­for­cé les natio­na­lismes et les conser­va­tismes. Mais il est sans doute illu­soire d’espérer que les « nonistes » de 2005 le recon­naissent un jour. Leur fonc­tion­ne­ment poli­tique est indis­so­ciable de ce genre de fic­tions. Il ren­force en réa­li­té l’emprise de l’imaginaire natio­na­liste qui repré­sente assu­ré­ment la pre­mière entrave à l’avancée de la soli­da­ri­té euro­péenne. Résis­ter aux ten­ta­tions de l’impuissance, implique de se libé­rer du fan­tasme de la toute-puis­sance nationale.

Pour finir, une note opti­miste. Même si on peut juger cela déri­soire, la réforme de la dési­gna­tion du futur pré­sident de la Com­mis­sion euro­péenne, consti­tue un pas impor­tant dans l’européanisation des débats, même si en défi­ni­tive la déci­sion se fera selon la néfaste méthode inter­gou­ver­ne­men­tale. Le pas sui­vant qu’il eût fal­lu abso­lu­ment fran­chir aurait été de consti­tuer une cir­cons­crip­tion unique euro­péenne dans laquelle auraient concou­ru des listes trans­na­tio­nales. Mais ce n’est que par­tie remise. Au moins, la pré­sente cam­pagne per­met-elle de com­pa­rer les pro­jets des prin­ci­paux par­tis euro­péens et de mettre à jour leur indi­gence ou leur manque d’ambition. Le pre­mier enjeu des pro­chaines années est de construire les nou­velles luttes qui les for­ce­ront à un ren­for­ce­ment des soli­da­ri­tés européennes.

  1. Cité par Vacarme, texte col­lec­tif, le 22 juin 2013, « Yes, we can’t autoa­na­lyse d’une impuis­sance politique ».
  2. [[Die Welt, 2 février 2014.
  3. À par­tir de l’automne 2013, trois mani­festes d’intellectuels alle­mands et fran­çais (dont les groupe dits de « Glie­nicke » et le « groupe Eif­fel ») ont relan­cé l’idée de la créa­tion d’une « com­mu­nau­té poli­tique de l’euro » qui dote­rait la mon­naie unique d’un véri­ta­ble­ment gou­ver­ne­ment démo­cra­tique et ren­for­ce­rait les méca­nismes de soli­da­ri­té à l’intérieur de la zone euro. Pour une lec­ture com­pa­ra­tive de ces mani­festes voir www.greeneuropeanjournal.eu.
  4. Si telle était réel­le­ment son inten­tion, il suf­fi­rait au PTB de dire publi­que­ment qu’il prend ses dis­tances par rap­port à son père fon­da­teur Ludo Mar­tens, grand défen­seur des régimes les plus bar­bares de l’histoire de l’humanité. Il lui suf­fi­rait aus­si de revoir sa lec­ture de l’histoire favo­rable aux régimes com­mu­nistes qui ont oppri­mé l’Europe de l’Est jusqu’en 1991. Ce n’est pas le cas. Il suf­fit de lire ce que le PTB en 2014 dit de l’histoire du socia­lisme réel (voir sur le site du PTB le docu­ment « Un par­ti de prin­cipes », à télé­char­ger tant qu’il n’a pas été reti­ré). Il est aus­si pro­bable que le PTB récuse l’auteur du livre Un autre regard sur Sta­line que le Front natio­nal prenne ses dis­tances par rap­port à Jean-Marie Le Pen.

Lechat Benoît


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