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Les usagers, au cœur de la modernisation de la Justice ?

Numéro 1 Janvier 2010 par Aude Lejeune

janvier 2010

La Jus­tice joue à la fois le rôle de ser­vice public et de pou­voir judi­ciaire qui exerce des pré­ro­ga­tives de la puis­sance publique, et la défi­ni­tion même de ses « usa­gers » est poly­sé­mique. L’a­na­lyse des mul­tiples accep­tions du terme per­met de sou­li­gner les enjeux des réformes en cours. La créa­tion des mai­sons de jus­tice à la fin des années nonante illustre de manière exem­plaire le recours à la rhé­to­rique des usa­gers, pla­cés au cœur de la « moder­ni­sa­tion » de l’ins­ti­tu­tion judi­ciaire ain­si que les enjeux liés à la défi­ni­tion du conte­nu de cette notion. De manière plus géné­rale, ce recours à l’u­sa­ger lance un nou­veau défi à l’ins­ti­tu­tion judi­ciaire, ame­née à se posi­tion­ner par rap­port aux ques­tions de « moder­ni­sa­tion » et de mana­ge­ment, sans négli­ger pour autant les risques qu’en­gen­dre­rait une bana­li­sa­tion de la fonc­tion de Justice.

Depuis plus d’une dizaine d’années, l’institution judi­ciaire connait, dans tous les pays occi­den­taux, des réformes qui ambi­tionnent de ren­for­cer sa légi­ti­mi­té et son effi­ca­ci­té. Ce pro­ces­sus de « moder­ni­sa­tion » se carac­té­rise, notam­ment, par le sou­hait de reva­lo­ri­ser l’image de la Jus­tice, de rendre son fonc­tion­ne­ment plus trans­pa­rent ou encore d’améliorer les rap­ports que cette ins­ti­tu­tion entre­tient avec le public.

L’usager de la Justice

L’institution judi­ciaire n’est pas une ins­ti­tu­tion comme les autres : elle rem­plit une mis­sion de ser­vice public et, en même temps, exerce des pré­ro­ga­tives de la puis­sance publique. Dans ce cadre, elle a pour mis­sion, à côté de la police et de l’armée, d’assurer la paix sociale et consti­tue à ce titre une fonc­tion réga­lienne de l’État, propre au pou­voir sou­ve­rain. Cette mis­sion impar­tie à la Jus­tice implique que celle-ci conserve son indé­pen­dance et son impar­tia­li­té, sou­vent asso­ciées à l’idée de la pré­ser­va­tion d’une cer­taine dis­tance sym­bo­lique avec le monde social et, dans le cas qui nous inté­resse ici, avec les usa­gers, les « pro­fanes ». De nom­breux élé­ments contri­buent d’ailleurs à ren­for­cer la sacra­li­té de l’institution judi­ciaire : le carac­tère impo­sant des palais de jus­tice — celui de Bruxelles illus­trant de manière exem­plaire la sym­bo­lique d’une Jus­tice qui sur­plombe et garan­tit la péren­ni­sa­tion de l’ordre social —, le degré de tech­ni­ci­té du lan­gage juri­dique, la dis­tance phy­sique entre les magis­trats et les jus­ti­ciables lors des audiences, le port de la robe par les pro­fes­sion­nels du droit, etc.1

Pen­dant long­temps, les usa­gers paraissent absents des pré­oc­cu­pa­tions de l’institution. Seules les ini­tia­tives de la pro­fes­sion d’avocat pour favo­ri­ser l’accès à la jus­tice et la défense de tous les citoyens, encou­ra­gées par les pou­voirs publics, font réfé­rence expli­ci­te­ment aux jus­ti­ciables. Dans ce cadre, la pro­fes­sion d’avocat pro­pose gra­tui­te­ment, au nom d’un prin­cipe de cha­ri­té, ses ser­vices aux per­sonnes dont les reve­nus n’excèdent pas un cer­tain seuil, celles qui sont défi­nies à l’époque comme les indi­gents. Jusque dans les années nonante, l’existence d’un pacte tacite de « non-immix­tion » du pou­voir poli­tique au sein de l’institution judi­ciaire a conduit les pou­voirs légis­la­tifs et exé­cu­tifs à se situer seule­ment occa­sion­nel­le­ment autour des ques­tions qui rele­vaient de la com­pé­tence de l’institution judi­ciaire. Cette der­nière étant un pou­voir, elle ne sem­blait pas néces­si­ter d’intervention poli­tique pour gérer son fonc­tion­ne­ment2.

Ce n’est qu’à par­tir des années nonante qu’émerge un dis­cours rela­tif à la place des usa­gers et à leurs rap­ports avec l’administration judi­ciaire. Tou­te­fois, avant de s’interroger sur les rai­sons ain­si que sur les enjeux sym­bo­liques, poli­tiques ou tech­niques du recours à cette notion, il s’agit de défi­nir le terme même d’«usager de la Jus­tice ». Dans la Charte de l’utilisateur du Ser­vice public fédé­ral Jus­tice de 2007, plu­sieurs termes sont uti­li­sés. On peut en effet y lire : « Le SPF Jus­tice est une orga­ni­sa­tion qui se veut réso­lu­ment orien­tée vers l’uti­li­sa­teur » ou « l’organisation agit en inté­grant le point de vue du client […] elle est à l’écoute des clients », ou encore « le SPF Jus­tice est moteur d’une inté­gra­tion de la dimen­sion sociale dans les domaines de la Jus­tice et de l’information aux jus­ti­ciables ». Plu­sieurs termes sont uti­li­sés de manière appa­rem­ment indis­so­ciable au cours des quelques pages qui com­posent cette charte. Ces dif­fé­rents termes d’usagers, clients, uti­li­sa­teurs, jus­ti­ciables, quand ils sont uti­li­sés dans le cas de la Jus­tice, ren­voient à toute une série de publics variés. Ce terme dénomme-t-il les par­ties d’un pro­cès civil ? Les déte­nus et mis en accu­sa­tion ? Les vic­times ? Les per­sonnes qui se portent par­tie civile ? Tout citoyen ordi­naire qui aura poten­tiel­le­ment recours à la Jus­tice dans sa vie ? Tout citoyen parce qu’il béné­fi­cie indi­rec­te­ment des effets du contrôle social exer­cé par le pou­voir judi­ciaire ? Cette plu­ra­li­té d’acceptions montre le carac­tère poly­sé­mique de la notion d’usager de la Jus­tice, ain­si que la mul­ti­tude d’images et de repré­sen­ta­tions qu’elle véhi­cule3.

La défi­ni­tion même du conte­nu de cette notion d’usager varie ain­si en fonc­tion des acteurs qui l’utilisent et s’y réfèrent, ain­si qu’en fonc­tion des aspects de la réforme ou de la « moder­ni­sa­tion » de l’institution qui sont mis en avant. L’indétermination qui entoure cette notion pose alors la ques­tion de l’impact et des enjeux posés par les actions menées au nom des « usa­gers » depuis la fin des années 1990.

Les maisons de justice : entre rhétorique de proximité et pratiques d’efficience

L’exemple de la créa­tion des mai­sons de jus­tice per­met de ques­tion­ner la notion d’usagers et de s’intéresser plus pré­ci­sé­ment à la manière dont ceux-ci sont pla­cés au cœur des réformes récentes visant à « moder­ni­ser » l’institution judi­ciaire. Face aux cri­tiques adres­sées à l’institution judi­ciaire, qua­li­fiée de « dis­tante », de « lente » et même d’«inhumaine », la rhé­to­rique de l’usager offri­rait ain­si une voie de res­tau­ra­tion de la légi­ti­mi­té de l’institution judi­ciaire au sein de la socié­té. Ce dis­cours s’accompagne éga­le­ment de pra­tiques et dis­po­si­tifs inno­vants, visant à mettre en œuvre cette exi­gence de proxi­mi­té avec les usa­gers. Les mai­sons de jus­tice offrent ain­si un bel exemple de la coexis­tence de plu­sieurs concep­tions, par­fois contra­dic­toires, des notions de « proxi­mi­té » et d’«usager » au sein de l’institution judiciaire.

Dans le contexte de crise judi­ciaire et poli­tique mar­qué par les consé­quences de l’affaire Dutroux à la fin des années nonante, la Jus­tice devient un thème cen­tral dans l’agenda poli­tique belge. Bien que l’idée de créer des mai­sons de jus­tice en Bel­gique soit anté­rieure à l’été 1996, c’est à cette époque que le ministre de la Jus­tice Ste­faan De Clerck (CD&V) aborde pour la pre­mière fois offi­ciel­le­ment le pro­jet de créa­tion de mai­sons de jus­tice dans une note du Conseils des ministres. Quelque temps plus tard, à l’occasion d’une jour­née d’étude orga­ni­sée par la Fon­da­tion Roi Bau­douin et inti­tu­lée « Les mai­sons de jus­tice… un pas vers une Jus­tice plus proche du citoyen », Ste­faan De Clerck évoque l’importance de mettre l’accent sur les usa­gers de l’institution judi­ciaire afin de créer une Jus­tice à dimen­sion humaine. Il pré­cise à ce sujet : « Le sys­tème juri­dique for­mel et dis­tant doit faire place à une Jus­tice plus effi­cace, plus souple et plus humaine, qui sera mieux à même de répondre à la demande et aux évo­lu­tions d’aujourd’hui en matière de régu­la­tion de la socié­té, de lutte contre la cri­mi­na­li­té, de règle­ments des conflits, de répres­sion et de répa­ra­tion sen­sées des dom­mages maté­riels et imma­té­riels4. » À la même époque, le gou­ver­ne­ment arc-en-ciel marque en 1999 le sou­hait de trans­for­mer les ins­ti­tu­tions publiques en vue de moder­ni­ser les admi­nis­tra­tions et ser­vices, notam­ment à tra­vers l’amélioration des rap­ports que l’institution judi­ciaire entre­tient avec ses usagers.

La créa­tion des mai­sons de jus­tice s’inscrit ain­si dans un pro­jet poli­tique de « moder­ni­sa­tion de la Jus­tice », ce thème étant d’ailleurs emprun­té au dis­cours fran­çais sur la moder­ni­sa­tion de la Jus­tice, au cœur de la poli­tique du garde des Sceaux ministre de la Jus­tice Robert Badin­ter dans le début des années 1980. Le dis­cours poli­tique qui entoure la créa­tion des mai­sons de jus­tice, tour­né vers l’extérieur, met en avant l’objectif de « rap­pro­cher la Jus­tice des citoyens », de « créer une Jus­tice à dimen­sion humaine ». Cet objec­tif est concré­ti­sé à la fois par la créa­tion des mai­sons de jus­tice, moins solen­nels et plus acces­sibles pour le citoyen ordi­naire que l’imposant palais de jus­tice, et par l’augmentation du nombre de postes d’assistants de jus­tice, per­sonnes res­sources pour orien­ter les jus­ti­ciables et citoyens dans leurs démarches. Les médias contri­buent éga­le­ment à dif­fu­ser ce type de dis­cours sur les mai­sons de jus­tice, envi­sa­gées alors comme des struc­tures qui per­met­traient de cen­tra­li­ser toute une série de ser­vices et de jouer le rôle de « plaques tour­nantes » en matière de pré­ven­tion et de Jus­tice. Une jour­na­liste du quo­ti­dien Le Soir indique à ce pro­pos : « La mai­son de jus­tice veut avoir un rôle de guide tant pour les pro­fes­sion­nels que pour les jus­ti­ciables dans le dédale des sanc­tions et des mesures psy­cho­so­ciales5. »

Les réflexions rela­tives aux mai­sons de jus­tice s’appuient sur des entre­tiens menés dans le cadre d’une recherche sur les mai­sons de jus­tice comme nou­vel outil d’action publique judi­ciaire. À cette occa­sion, des entre­vues ont été réa­li­sées avec des assis­tants de jus­tice au sein de plu­sieurs mai­sons de jus­tice belges, des direc­teurs de mai­sons de jus­tice, des magis­trats du siège et du par­quet ain­si que des fonc­tion­naires du Ser­vice public fédé­ral Justice.

En interne par contre, le dis­cours tenu par l’administration cen­trale est rela­ti­ve­ment dif­fé­rent. Il sou­ligne les avan­tages liés au regrou­pe­ment des dif­fé­rents ser­vices para­ju­di­ciaires au sein d’une même struc­ture, la mai­son de jus­tice, loca­li­sée dans chaque arron­dis­se­ment judi­ciaire afin d’améliorer le sui­vi des per­sonnes en pro­ba­tion, libé­ra­tion condi­tion­nelle ou autres mesures alter­na­tives à l’emprisonnement. Le ras­sem­ble­ment de tous les inter­ve­nants sociaux qui tra­vaillent sous man­dat judi­ciaire au sein d’une même struc­ture et sous la tutelle d’une même direc­tion per­met, outre le déve­lop­pe­ment d’une culture pro­fes­sion­nelle com­mune, de mettre en avant les objec­tifs d’efficacité, de rapi­di­té des actions ain­si que d’encadrement de ces assis­tants de jus­tice. Dans la pra­tique, les mai­sons de jus­tice regroupent donc tous les ser­vices para­ju­di­ciaires de sui­vi des condam­nés (ou des per­sonnes en déten­tion pré­ven­tive) libé­rés sous cer­taines condi­tions, sui­vis par un assis­tant de jus­tice dans le cadre d’une pro­ba­tion, d’une mesure alter­na­tive à la déten­tion pré­ven­tive ou encore d’une libé­ra­tion condi­tion­nelle. Cette acti­vi­té pénale repré­sente la très grande majo­ri­té des acti­vi­tés et des emplois des mai­sons de jus­tice. À cela s’ajoutent les mis­sions civiles (dans ce cadre, l’assistant de jus­tice réa­lise des études sociales à la demande d’un magis­trat dans le cadre de pro­cé­dures rela­tives à l’exercice de l’autorité paren­tale conjointe et aux droits aux rela­tions per­son­nelles avec l’enfant), ain­si que le ser­vice d’accueil du jus­ti­ciable qui connait un suc­cès variable en fonc­tion des mai­sons. En défi­ni­tive, la majo­ri­té — pour ne pas dire la tota­li­té — des usa­gers qui fré­quentent les mai­sons de jus­tice sont donc des per­sonnes condam­nées, libé­rées sous condi­tions et sui­vies par un assis­tant de jus­tice qui véri­fie le res­pect des condi­tions que doit rem­plir le jus­ti­ciable (loge­ment, tra­vail, acti­vi­té sportive…).

Ain­si, le dis­cours affi­ché poli­ti­que­ment et média­ti­que­ment, orien­té vers la créa­tion de dis­po­si­tifs de jus­tice de proxi­mi­té s’accompagne, en interne, d’une rhé­to­rique basée sur l’amélioration de l’efficience des acti­vi­tés para­ju­di­ciaires. Un ancien direc­teur de mai­son de jus­tice indique à ce sujet : « Les deux dis­cours se sont un peu che­vau­chés, c’est-à-dire que ce que nous pres­sen­tions en interne, c’était une recon­nais­sance offi­cielle des ser­vices sociaux du minis­tère, et ce qui trans­pa­rais­sait en externe, dans le dis­cours poli­tique et média­tique, c’était vrai­ment de rap­pro­cher la Jus­tice du citoyen. » Alors que le dis­cours poli­tique qui entoure la créa­tion des mai­sons de jus­tice tend à pro­mou­voir une jus­tice de proxi­mi­té pour l’ensemble des citoyens, ain­si que l’indiquent le slo­gan et le logo : « Les mai­sons de jus­tice… une porte ouverte », celles-ci se concentrent en très grande par­tie sur un cer­tain type d’usagers, des per­sonnes condam­nées et libé­rées sous cer­taines condi­tions. Un assis­tant de jus­tice iro­nise d’ailleurs à ce pro­pos, en sou­li­gnant que la mai­son de jus­tice consti­tue bel et bien « une porte ouverte… pour ceux qui y sont contraints !». Un déca­lage appa­rait ain­si entre, d’une part, les pra­tiques et les dis­po­si­tifs créés, qui visent une amé­lio­ra­tion de l’efficience dans le trai­te­ment du sui­vi para­ju­di­ciaire pour un cer­tain type de public de la jus­tice pénale et, d’autre part, la rhé­to­rique de la proxi­mi­té, orien­tée vers des valeurs démo­cra­tiques, qui encou­rage la pro­mo­tion d’une Jus­tice « à taille humaine », proche de tous les citoyens.

Le cas des mai­sons de jus­tice offre ain­si une illus­tra­tion des dif­fi­cul­tés liées à l’élaboration de poli­tiques de rap­pro­che­ment de la Jus­tice avec ses usa­gers, notam­ment parce que cette ins­ti­tu­tion exerce des pré­ro­ga­tives de puis­sance publique. En tant que ser­vice public, la Jus­tice est invi­tée, tout comme les autres ins­ti­tu­tions, à mettre en œuvre de nou­veaux dis­po­si­tifs qui favo­risent l’accueil et l’accès des usa­gers. En tant que pou­voir judi­ciaire, elle tend par contre à pré­ser­ver une cer­taine dis­tance qu’elle juge indis­pen­sable à la conser­va­tion de son impar­tia­li­té et de son indé­pen­dance. Pour cette rai­son, les pro­jets et réformes de « moder­ni­sa­tion » de la Jus­tice ne conduisent pas à une refonte com­plète des modes de fonc­tion­ne­ment de la Jus­tice, qui pour­raient se tra­duire, par exemple, par la délo­ca­li­sa­tion de cer­taines mis­sions judi­ciaires stric­to sen­su au sein des mai­sons de jus­tice, struc­tures jugées moins solen­nelles que les palais de jus­tice. Ils se foca­lisent plu­tôt sur la créa­tion de dis­po­si­tifs et d’aménagements par­ti­cu­liers afin d’améliorer le sui­vi et l’accompagnement de cer­taines per­sonnes, déjà en contact avec l’institution judiciaire.

L’usager : un nouveau défi pour l’institution judiciaire ?

Les réformes et pro­ces­sus de moder­ni­sa­tion de la Jus­tice s’inscrivent dans un pro­jet de ren­for­ce­ment de la légi­ti­mi­té et de l’efficacité de cette ins­ti­tu­tion. Ils ambi­tionnent, notam­ment, d’apporter des réponses par­tielles aux cri­tiques for­mu­lées à l’encontre des bar­rières éco­no­miques, sym­bo­liques et cultu­relles qui entravent l’accès à cette ins­ti­tu­tion, de la len­teur des pro­cé­dures judi­ciaires ou encore de la dis­tance qui sépare les pro­fes­sion­nels du droit des citoyens, due notam­ment à l’usage d’un voca­bu­laire juri­dique rela­ti­ve­ment « her­mé­tique » de la part des juristes.

De nom­breuses ini­tia­tives ont ain­si été déve­lop­pées depuis la fin des années nonante afin de répondre à cet objec­tif de proxi­mi­té : la créa­tion de gui­chets d’accueil dans les tri­bu­naux et dans les mai­sons de jus­tice, l’accélération de cer­taines pro­cé­dures, le déve­lop­pe­ment de la média­tion pénale, la pos­si­bi­li­té pour les vic­times de visi­ter le tri­bu­nal avant leur pro­cès et d’être accom­pa­gnées pen­dant celui-ci par un assis­tant de jus­tice, etc. Cer­tains sou­lignent le fait que ces réformes ne touchent pas à des ques­tions qui met­traient en cause le fonc­tion­ne­ment du pou­voir judi­ciaire, en effet, les pro­ces­sus de moder­ni­sa­tion ne veulent pas sou­le­ver les débats rela­tifs à l’égalité des citoyens devant la loi ou à l’impartialité des juges. Dans cette optique, la tra­duc­tion concrète de ces exi­gences de proxi­mi­té, qui pro­viennent tant de l’intérieur que de l’extérieur de l’institution judi­ciaire, se tra­dui­rait par la mise en place de nou­veaux dis­po­si­tifs ou outils spé­ci­fiques tour­nés vers les usa­gers qui ser­vi­raient de pré­texte et per­met­trait de légi­ti­mer l’introduction au sein de la Jus­tice, d’une logique mana­gé­riale, tour­née vers les résul­tats plus que vers les justiciables.

En effet, les usages de la rhé­to­rique de l’usager par­ti­cipent de l’introduction d’un dis­cours mana­gé­rial jusqu’alors étran­ger à l’institution judi­ciaire. L’administration judi­ciaire y est envi­sa­gée comme un pres­ta­taire de ser­vices à des­ti­na­tion d’usagers-clients, ce qui implique une trans­for­ma­tion pro­fonde de l’ethos des pro­fes­sion­nels du droit qui se voient aujourd’hui contraints d’intégrer à leurs pra­tiques de nou­velles exi­gences de type mana­gé­rial. De nom­breux pro­fes­sion­nels sou­lignent à cet égard les risques qu’engendrerait une bana­li­sa­tion de la fonc­tion de Jus­tice. Ils témoignent par là des dif­fi­cul­tés à « pen­ser l’institution judi­ciaire comme une orga­ni­sa­tion, c’est-à-dire une col­lec­ti­vi­té struc­tu­rée dont l’action est défi­nie par les inter­dé­pen­dances entre pro­fes­sion­nels impli­qués dans le pro­ces­sus de pro­duc­tion (gref­fiers, secré­taires du par­quet, avo­cats et magis­trats) et qui, à par­tir d’inputs, pro­duit des out­puts6 ». Ils affirment au contraire assu­rer le res­pect de cer­tains prin­cipes qui garan­tissent l’égalité et l’équité de trai­te­ment entre tous les jus­ti­ciables ain­si que de pro­cé­dures sou­cieuses de pré­ser­ver l’impartialité et l’indépendance de la Jus­tice. Sources d’enjeux pour les acteurs judi­ciaires, admi­nis­tra­tifs et poli­tiques, ces exi­gences de prise en compte de l’usager contri­buent ain­si à poser la ques­tion du posi­tion­ne­ment que l’institution judi­ciaire sou­haite adop­ter par rap­port au public.

  1. Com­maille Jacques, « Les désta­bi­li­sa­tions des ter­ri­toires de la jus­tice », Droit et Socié­té, 42 – 43, 1999, p. 239 – 264.
  2. Huyse Luc, Ver­doodt Anne­lies, « À la recherche de nou­velles formes d’intermédiation entre la popu­la­tion et la jus­tice », dans Van Doninck Bog­dan, Van Daele Lieve, Naji Aziz (dir.), Le droit sur le droit che­min ?, Aca­de­mia, Bruy­lant, 1999, p. 161 – 200 ; Gibens Ste­ven, « Legal Aid in Bel­gium : the absence of a tra­di­tion ? », Inter­na­tio­nal Jour­nal of the Legal Pro­fes­sion, 13 (1), 2006, p. 3 – 18.
  3. Pour l’analyse du cas fran­çais, voir Dumou­lin Lau­rence, Del­peuch Thier­ry, « La Jus­tice : émer­gence d’une rhé­to­rique de l’usager », dans Warin Phi­lippe (dir.), Quelle moder­ni­sa­tion des ser­vices publics ? Les usa­gers au cœur des réformes, La Décou­verte, 1997, p. 103 – 129. 
  4. De Clerck Ste­faan, « Les mai­sons de jus­tice … un pas de plus vers une Jus­tice plus proche du citoyen ? », dis­cours du ministre de la Jus­tice lors de la jour­née d’étude, Fon­da­tion Roi Bau­douin, 1997.
  5. Van­de­meu­le­broucke Mar­tine, « La pre­mière mai­son de jus­tice a ouvert ses portes, hier à Cour­trai, sur des ques­tions. Une mai­son de jus­tice… citoyenne », Le Soir, 20 novembre 1997.
  6. Vigour Cécile, « Ethos et légi­ti­mi­té pro­fes­sion­nels à l’épreuve de l’approche mana­gé­riale : le cas de la Jus­tice belge », Socio­lo­gie du tra­vail, 50, 2008, p. 74 – 75. 

Aude Lejeune


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