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Les turbulences de l’enseignement supérieur

Numéro 5 Mai 2013 par Michel Molitor

mai 2013

En mars 2012, La Revue nou­velle a publié un ensemble impor­tant consa­cré au pro­jet de réor­ga­ni­sa­tion de l’enseignement supé­rieur pro­mu par le ministre Jean-Claude Mar­court. Aujourd’hui, ce qui était alors une inten­tion fort éla­bo­rée est deve­nu un avant-pro­­jet de décret. Récem­ment sou­mis à la consul­ta­tion des divers acteurs du champ de l’enseignement supé­rieur, il n’avait pas encore, […]

En mars 2012, La Revue nou­velle a publié un ensemble impor­tant consa­cré au pro­jet de réor­ga­ni­sa­tion de l’enseignement supé­rieur pro­mu par le ministre Jean-Claude Mar­court. Aujourd’hui, ce qui était alors une inten­tion fort éla­bo­rée est deve­nu un avant-pro­jet de décret. Récem­ment sou­mis à la consul­ta­tion des divers acteurs du champ de l’enseignement supé­rieur, il n’avait pas encore, en ce début avril, fait l’objet du consen­sus géné­ral qui auto­ri­se­rait sa dis­cus­sion par le gou­ver­ne­ment de la Com­mu­nau­té fran­çaise, avant sa mise en débat par le Parlement.

Ce pro­jet se situe dans la suite des réor­ga­ni­sa­tions de l’enseignement supé­rieur entre­prises dès les années 1990 : le décret sur la col­la­tion des grades aca­dé­miques de 1994, la réor­ga­ni­sa­tion de l’enseignement supé­rieur non uni­ver­si­taire en Hautes Écoles de 1995, le décret « Bologne » réor­ga­ni­sant les études uni­ver­si­taires et créant les Aca­dé­mies des­ti­nées à regrou­per les diverses ins­ti­tu­tions en trois enti­tés nou­velles en 2004. Comme on le rap­pelle dans ce numé­ro, ces réor­ga­ni­sa­tions n’étaient pas indé­pen­dantes des pro­jets de restruc­tu­ra­tion de l’enseignement supé­rieur en Amé­rique du nord, en Europe et ailleurs, sous l’influence de deux dyna­miques : l’internationalisation des espaces éco­no­miques et la prise de conscience du rôle éco­no­mique de l’éducation et de la science.

Le pro­jet por­té par le ministre Mar­court a l’ambition de pour­suivre (cou­ron­ner ?) ces réor­ga­ni­sa­tions autour de deux prin­cipes : l’articulation des deux branches de l’enseignement supé­rieur, uni­ver­si­taire et non uni­ver­si­taire1, et la mise au point d’un pilo­tage com­mun à l’ensemble du sys­tème. Il com­porte en outre un volet impor­tant concer­nant les études elles-mêmes et les condi­tions de la réus­site qui ne sont pas abor­dées ici.

Plu­tôt que de par­achè­ve­ment, il convien­drait de par­ler de nou­veau chan­tier. En effet, en matière d’organisation du sys­tème d’enseignement supé­rieur, le pro­jet Mar­court marque la rup­ture par rap­port à la légis­la­tion de 2004 puisqu’il sub­sti­tue un prin­cipe nou­veau, les « pôles régio­naux », aux « Aca­dé­mies », noyaux orga­ni­sa­teurs des coopé­ra­tions entre ins­ti­tu­tions créées par le décret Bologne. Les pôles régio­naux, de taille et de conte­nu variables, sont cen­sés orga­ni­ser les rela­tions et le tra­vail com­mun aux diverses ins­ti­tu­tions à l’intérieur d’un espace régio­nal. En outre, le pro­jet ins­ti­tue un méca­nisme ori­gi­nal de pilo­tage, l’Académie de recherche et d’enseignement supé­rieur (ARES) des­ti­née à conduire, de manière concer­tée, l’ensemble du sys­tème. L’ambition de Jean-Claude Mar­court est donc d’offrir un cadre géné­ral à l’ensemble du champ de l’enseignement supé­rieur. Le décret voté en 2004 sous l’impulsion de la ministre Fran­çoise Dupuis avait été consi­dé­ré par beau­coup comme le point de départ d’une réor­ga­ni­sa­tion qui se serait dérou­lée au fil du temps. De fait, entre2005 et2009, il sera opé­ra­tion­na­li­sé par la ministre Marie-Domi­nique Simo­net à tra­vers une série de décrets suc­ces­sifs qui appor­te­ront des modi­fi­ca­tions ponc­tuelles, par­fois très impor­tantes (comme les fusions suc­ces­sives d’institutions autour de l’ULg), à l’ensemble de la car­to­gra­phie uni­ver­si­taire. Au reproche, maintes fois expri­mé, d’agir en dehors d’un cadre de réfé­rence géné­ral, Marie-Domi­nique Simo­net a régu­liè­re­ment oppo­sé l’argument du prag­ma­tisme, là où un cadre géné­ral ne pou­vait être trou­vé à défaut d’un équi­libre glo­bal qui puisse le légitimer.

Le pro­jet Mar­court a clai­re­ment l’ambition de pro­po­ser le cadre géné­ral qui man­quait aux réformes pré­cé­dentes et, à ce titre, il se pré­sente comme une sorte d’acte fon­da­teur d’un sys­tème d’enseignement supé­rieur pro­fon­dé­ment réno­vé en Com­mu­nau­té fran­çaise. Pour assu­rer plei­ne­ment cette fonc­tion et don­ner toute son effi­ca­ci­té aux mesures pro­po­sées, le pro­jet doit rem­plir une condi­tion de base : faire l’objet d’un très large consen­sus et être consi­dé­ré par tous comme le cadre légi­time qui ser­vi­ra au mieux les inté­rêts de tous. Dans les articles qui vont suivre, on ver­ra que ce consen­sus est dif­fi­cile à construire et que cer­taines ins­ti­tu­tions, l’UCL notam­ment, se retrouvent mal dans un pro­jet qu’elles jugent déséquilibré.

Une des fai­blesses du pro­jet de décret tient sans doute aux condi­tions de son éla­bo­ra­tion. Il a été pré­cé­dé d’une séquence par­ti­cu­lière, une Table ronde qui a réuni pen­dant plu­sieurs mois des acteurs de l’enseignement autour des divers thèmes abor­dés par le décret. Du point de vue de l’action publique, la Table ronde a été un curieux para­doxe : pro­duire des ana­lyses et des recom­man­da­tions sans que l’on n’ait jamais véri­ta­ble­ment éva­lué les réformes pré­cé­dentes. En réa­li­té, tout semble s’être pas­sé comme si l’amont du pro­jet Mar­court, et notam­ment l’organisation issue du décret Bologne de 2004, n’existait pas et que l’on ait remis le comp­teur à zéro avec la Table ronde appe­lée à deve­nir la seule réfé­rence des pro­jets à venir, à défaut ou au mépris des acquis pré­cé­dents. Cette dis­con­ti­nui­té majeure n’est pas qu’un défaut de méthode, elle est pro­ba­ble­ment à l’origine d’une fai­blesse de légi­ti­mi­té de cer­tains dis­po­si­tifs du pro­jet de décret rom­pant les équi­libres, mais aus­si les inno­va­tions, acquise antérieurement.

Les ana­lyses qu’on lira visent donc à mettre en évi­dence les dyna­miques pro­pre­ment poli­tiques qui, à l’intérieur comme à l’extérieur du champ de l’enseignement supé­rieur, ont entou­ré le che­mi­ne­ment du pro­jet. Il faut les avoir à l’esprit pour com­prendre les dif­fi­cul­tés à réa­li­ser ce pro­jet, mais aus­si les enjeux qu’elles révèlent par­fois. En la matière, il faut résis­ter aux sim­pli­fi­ca­tions cari­ca­tu­rales aux­quelles ont par­fois recou­ru cer­tains2.

On repor­te­ra à un autre numé­ro l’analyse du texte du pro­jet de décret lui-même. La rai­son en est simple : il n’existe pas ce jour (6 avril) de pro­jet que l’on puisse consi­dé­rer comme défi­ni­tif. Les ver­sions suc­ces­sives ont par­fois varié sur des points fon­da­men­taux et si l’exégèse de ces ver­sions reste à opé­rer, dans la mesure où elle pour­rait indi­quer l’évolution d’influences ou de rap­ports de force, elle est de peu d’importance sur le fond. Seule la lec­ture atten­tive des dis­po­si­tions sou­mises à l’examen du Par­le­ment pour­ra don­ner l’éclairage néces­saire à la com­pré­hen­sion de la por­tée du pro­jet et de ses condi­tions de réa­li­sa­tion. Ain­si, par exemple, à quelles condi­tions la cou­pole du sys­tème, l’ARES, sera-t-elle un véri­table ins­tru­ment de pilo­tage du sys­tème et com­ment pour­ra-t-elle échap­per aux risques de la bureau­cra­tie par­ti­sane qui a conta­mi­né tant d’institutions publiques en Wal­lo­nie et en Com­mu­nau­té française ?

L’essentiel aujourd’hui est sans doute du côté de la méthode : le pro­jet de Jean-Claude Mar­court doit se muer en un pro­jet col­lec­tif por­té, à défaut d’avoir été sou­hai­té, par l’ensemble des acteurs de l’enseignement supé­rieur. Il faut donc créer les condi­tions de légi­ti­mi­té de ce sys­tème réno­vé. Cette ques­tion n’est pas nou­velle. En com­men­tant ici même, en mars 2012, ce qui n’étaient encore que des notes d’intention du ministre Mar­court, on écri­vait qu’un accord équi­li­bré ne pour­rait com­men­cer à s’imaginer que si le consen­sus se fai­sait autour de leur « noyau doc­tri­nal ». Cette condi­tion, acquise par la convic­tion ou la rai­son, s’impose tou­jours aujourd’hui.

  1. Dans l’enseignement supé­rieur non uni­ver­si­taire sont concer­nées les Hautes Écoles, les écoles supé­rieures des arts et les ins­ti­tu­tions de pro­mo­tion sociale (pour ce qui concerne le volet ensei­gne­ment supérieur).
  2. Durant les heures de débat, inter­mi­nable par­fois, se sont affron­tés les tenants d’un sys­tème édu­ca­tif régu­lé dans le sens de l’intérêt géné­ral et les tenants de l’autonomie et de la liber­té d’association (« Don­nez-nous sans comp­ter l’argent public et lais­sez-nous l’utiliser au ser­vice de nos inté­rêts par­ti­cu­liers »), dans Tri­bune, FGTB-CGRB, avril2013, p.21.

Michel Molitor


Auteur

Sociologue. Michel Molitor est professeur émérite de l’UCLouvain. Il a été directeur de {La Revue nouvelle} de 1981 à 1993. Ses domaines d’enseignement et de recherches sont la sociologie des organisations, la sociologie des mouvements sociaux, les relations industrielles.