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Les trois victimes de l’affaire Martin

Numéro 9 Septembre 2012 par Luc Van Campenhoudt

septembre 2012

L’af­faire Mar­tin a trois vic­times. La pre­mière est l’en­semble des per­sonnes direc­te­ment bles­sées par les vio­lences de Dutroux et autres délin­quants ayant pris des enfants pour proies. Elles sont nom­breuses. La plu­part, qui n’ont pas eu affaire à de grands cri­mi­nels, mais à des déviants plus « banals », gardent pour elles leur souf­france et ne sont pas venus hurler […]

L’af­faire Mar­tin a trois vic­times. La pre­mière est l’en­semble des per­sonnes direc­te­ment bles­sées par les vio­lences de Dutroux et autres délin­quants ayant pris des enfants pour proies. Elles sont nom­breuses. La plu­part, qui n’ont pas eu affaire à de grands cri­mi­nels, mais à des déviants plus « banals », gardent pour elles leur souf­france et ne sont pas venus hur­ler leur rage à l’en­trée du couvent des cla­risses de Malonne. Leur trau­ma­tisme a été réveillé par la libé­ra­tion de Michelle Mar­tin. Il est par­ta­gé, à des degrés divers, par une grande par­tie de la popu­la­tion qui ne s’est pas encore vrai­ment remise des évè­ne­ments des années 1990. Ce trau­ma­tisme ne porte pas seule­ment sur la vio­lence pri­maire des cri­mi­nels ; il porte aus­si sur une vio­lence secon­daire, celle du trai­te­ment ins­ti­tu­tion­nel, poli­tique et judi­ciaire, de cette vio­lence pri­maire et de ses consé­quences. Nul besoin de rap­pe­ler quelle image de la Jus­tice et de la gen­dar­me­rie est res­sor­tie, sur cer­tains points injus­te­ment, de la pénible com­mis­sion « Dutroux et consorts ».

On n’a accès à ce que vivent les vic­times qu’à tra­vers les médias. L’i­mage qu’ils en donnent sur­ex­pose for­cé­ment ceux qui parlent en public et plus encore ceux qui crient le plus fort, par­fois sans être vic­times eux-mêmes, mais encou­ra­gés par la pré­sence de la télé­vi­sion, exci­tés les uns par les autres et rejoints par quelques extré­mistes. Ceux-là font grand tort aux autres. L’hé­té­ro­gé­néi­té pro­fonde de la caté­go­rie « vic­times » et la grande diver­si­té de leurs posi­tions sont estom­pées par l’hy­per-média­ti­sa­tion des actes et dis­cours d’une mino­ri­té, ain­si que par l’am­pli­fi­ca­tion d’un évè­ne­ment singulier.

Se montre à voir alors une image trop homo­gène et sim­pliste des vic­times, aveu­glées par leur émo­tion et leur colère, inca­pables d’un juge­ment ration­nel. En réa­li­té, pour­tant, la plu­part d’entre elles et des citoyens qui se sentent soli­daires ont un juge­ment bien plus nuan­cé, dépour­vu de cer­ti­tudes simples, qui ne pensent pas qu’é­mo­tion et rai­son soient incompatibles.

Il est frap­pant de voir que la plu­part des juristes, poli­tiques et intel­lec­tuels qui ont expli­qué dans les médias la légi­ti­mi­té et la vali­di­té de la pro­cé­dure de déci­sion de libé­ra­tion condi­tion­nelle de Michèle Mar­tin, ont pris la pré­cau­tion d’en­ta­mer leurs pro­pos par l’ex­pres­sion de leur com­pré­hen­sion de la colère des vic­times et de leur soli­da­ri­té avec leur souf­france…: « Nous aus­si avons été bou­le­ver­sés, scan­da­li­sés par le sort réser­vé par Marc Dutroux et Michèle Mar­tin à leurs vic­times », « Je com­prends les familles et leur dou­leur », « Nous com­pre­nons plei­ne­ment l’é­mo­tion des proches des vic­times et nous sen­tons tota­le­ment soli­daires»… avant de pas­ser vite aux choses sérieuses : d’une part, les argu­ments rele­vant des prin­cipes et du fonc­tion­ne­ment de la démo­cra­tie et de l’É­tat de droit ; d’autre part, le débat sur les peines incom­pres­sibles et les pro­blèmes qu’elles posent, tant pour les délin­quants que pour la vie dans les pri­sons et pour la sécu­ri­té au sein de la socié­té. L’é­mo­tion serait donc une fai­blesse qui altère le juge­ment. Et les vic­times sont invi­tées à la discrétion.

Rai­son contre émo­tion, Jus­tice comme tiers impar­tial contre face-à-face cou­pable-vic­time, loi géné­rale contre cas par­ti­cu­lier… le débat se réduit à des oppo­si­tions binaires. Trop courtes et trop simples, on y reviendra.

La seconde vic­time de l’af­faire Michèle Mar­tin est la Jus­tice. Avec la créa­tion récente des tri­bu­naux d’ap­pli­ca­tion des peines (TAP), le pou­voir poli­tique a trans­fé­ré au sys­tème judi­ciaire la déci­sion en matière de libé­ra­tion condi­tion­nelle. For­mel­le­ment, la déci­sion était poli­tique, et la res­pon­sa­bi­li­té poli­tique enga­gée. Aujourd’­hui elle est objec­tive et pro­cé­du­rale, dépo­li­ti­sée. Les pro­tes­ta­tions des vic­times et de leurs sym­pa­thi­sants ne peuvent plus viser des per­son­na­li­tés poli­tiques — comme l’an­cien ministre Mel­chior Wathe­let père, « cou­pable » d’a­voir, en son temps, signé la libé­ra­tion condi­tion­nelle d’un cer­tain Marc Dutroux -, elles se heurtent à un sys­tème pro­cé­du­ral abs­trait qui, en l’oc­cur­rence, a cor­rec­te­ment fonc­tion­né, comme l’a sou­li­gné l’a­vo­cat géné­ral Ray­mond Loop. Mais il n’y a guère de doute que si la déci­sion de libé­rer ou non « l’ex-femme de Marc Dutroux » avait dû être prise, comme jadis, par le ministre de la Jus­tice, elle eut été aujourd’­hui néga­tive, sur­tout en période pré­élec­to­rale. Para­doxa­le­ment, c’est la dépo­li­ti­sa­tion de la pro­cé­dure qui a pro­vo­qué le débat et la repo­li­ti­sa­tion du problème.

Autre para­doxe, dans ce trans­fert de com­pé­tence, l’ins­ti­tu­tion qui gagne du pou­voir, soit le sys­tème judi­ciaire, en res­sort vic­time et l’ins­ti­tu­tion qui cède du pou­voir, soit le poli­tique, en res­sort gagnant.

Les poli­tiques, dont une majo­ri­té a pour­tant voté la loi, peuvent dire désor­mais : la libé­ra­tion de Mar­tin n’est pas de notre faute, c’est la Jus­tice qui en décide, nous devons res­pec­ter la sépa­ra­tion des pou­voirs. En même temps, ils peuvent endos­ser le bon rôle en se pla­çant ouver­te­ment du côté des vic­times et des citoyens sym­pa­thi­sants, en leur annon­çant le dur­cis­se­ment des condi­tions légales de la libé­ra­tion condi­tion­nelle, voire en récla­mant des peines incompressibles.

La Jus­tice, et plus pré­ci­sé­ment le sys­tème judi­ciaire, se retrouve au contraire fort mal pris. Dans les affaires cri­mi­nelles, le minis­tère public s’ex­prime au nom de la socié­té, mais la Jus­tice n’a pas les moyens d’as­su­mer ses res­pon­sa­bi­li­tés et ses mis­sions à l’é­gard de cette même socié­té et des jus­ti­ciables, tant vic­times que cou­pables. La charge qui pèse sur le sys­tème judi­ciaire est énorme car les res­sources et les mis­sions sont tota­le­ment dés­équi­li­brées. On dénonce le sen­ti­ment d’im­pu­ni­té, mais les moyens (places en pri­son, per­son­nel de sur­veillance des por­teurs de bra­ce­lets élec­tro­niques, d’ac­com­pa­gne­ment des libé­ra­tions condi­tion­nelles ou des sanc­tions alter­na­tives, pro­grammes de for­ma­tion et de réin­ser­tion des déte­nus…) sont très, très en deçà des ambi­tions. La Jus­tice doit sans cesse relâ­cher des délin­quants à peine inter­pe­lés, libé­rer des déte­nus mal pré­pa­rés à inté­grer la socié­té et le monde du tra­vail, résor­ber d’é­normes et scan­da­leux retards qui ne cessent de s’ac­cu­mu­ler… et son image s’en trouve de plus en plus dégradée.

L’am­bi­tion du contrôle inté­gral et total du sys­tème judi­ciaire et des tra­jec­toires des délin­quants est une chi­mère qui ne peut conduire qu’à une frus­tra­tion chro­nique et à la perte de légi­ti­mi­té de la Jus­tice. Que l’on défende une approche répres­sive ou non de la sanc­tion, il fau­drait au moins être consé­quent, ce qui sup­pose, pri­mo, de ne faire que des pro­messes que l’on est capable de tenir et de ne déci­der que de lois ou de règles que l’on peut effec­ti­ve­ment appli­quer, du moins dans une mesure rai­son­nable ; secun­do, d’an­ti­ci­per les effets sys­té­miques des déci­sions — par exemple, les consé­quences sur les struc­tures d’ac­cueil et d’en­ca­dre­ment des déci­sions en matière de sanc­tion. Cette incon­sé­quence hypo­crite résulte, pour par­tie du moins, d’une poli­tique consis­tant à prendre des mesures au coup par coup, au gré des émo­tions popu­laires et au rythme des échéances élec­to­rales. Au bout du compte, c’est la Jus­tice qui est cri­ti­quée et som­mée d’ex­pli­quer et de s’ex­pli­quer, tout en s’en tenant à une cer­taine réserve car elle est cen­sée appli­quer la loi sans la juger. La poli­tique crée des situa­tions dont elle n’a pas à rendre compte tan­dis que la Jus­tice doit rendre compte de situa­tions qu’elle n’a pas créées. Si elle n’é­chappe pas elle-même à cer­taines cri­tiques, la Jus­tice ne mérite pas un aus­si mau­vais trai­te­ment et souffre plus encore que d’autres grandes ins­ti­tu­tions de cette « crise de l’ins­ti­tu­tion » aujourd’­hui diag­nos­ti­quée. Bref, la réforme ins­tau­rant les TAP n’é­tait sans doute pas une mau­vaise déci­sion, mais elle s’ins­crit dans un sys­tème incon­sé­quent et, pour une part, incohérent.

La troi­sième vic­time de l’af­faire Michelle Mar­tin est la socié­té dans son ensemble. Toute socié­té en régime d’É­tat de droit est l’es­pace d’une constante et néces­saire ten­sion entre deux puis­santes forces : d’une part, la force des ins­ti­tu­tions démo­cra­tiques, de la rai­son issue du débat d’i­dées, de la res­pon­sa­bi­li­té col­lec­tive expri­mée par les votes des repré­sen­tants du peuple, du droit qui cris­tal­lise dans des règles géné­rales des normes s’ap­pli­quant à tous, d’une Jus­tice dépas­sion­née et impar­tiale ; d’autre part, la force hété­ro­gène des mul­tiples aspi­ra­tions et indi­gna­tions col­lec­tives bien ou mal ins­pi­rées, de l’é­mo­tion issue d’ex­pé­riences dou­lou­reuses ou sim­ple­ment dif­fi­ciles, de la souf­france de vic­times et de leurs attentes de recon­nais­sance, du plai­sir et du besoin aus­si d’exis­ter, d’a­gir ensemble et de s’en­cou­ra­ger pour faire chan­ger les choses. Pour se paci­fier et se récon­ci­lier avec elle-même, toute socié­té civi­li­sée doit assu­mer cette ten­sion intrin­sèque. Com­ment la socié­té pour­rait-elle fonc­tion­ner et cana­li­ser les conduites sans un cadre ins­ti­tu­tion­nel suf­fi­sam­ment stable ? Com­ment la socié­té pour­rait-elle s’a­dap­ter à la situa­tion et se trans­for­mer si ce cadre n’é­tait pas régu­liè­re­ment remis en ques­tion ? L’homme est insup­por­table s’il n’est pas conti­nuel­le­ment rap­pe­lé à l’ordre, mais la socié­té, telle qu’ins­ti­tuée, est into­lé­rable si elle n’est pas conti­nuel­le­ment rap­pe­lée au désordre.

Il arrive quelques fois, assez sou­vent même, qu’une de ces deux forces prenne un temps le des­sus, voire déferle comme une vague qui, un moment, sub­merge l’autre. Cette vague n’est pas for­cé­ment celle de l’in­di­gna­tion et de la colère popu­laire. Lors du récent pro­cès d’Andres Brei­vik, par exemple, la Nor­vège a démon­tré au monde que la culture démo­cra­tique et que l’hu­ma­ni­té peuvent l’emporter sur la colère et la ven­geance, et une socié­té se récon­ci­lier ain­si avec elle-même et avec sa Jus­tice. Mais il ne fau­drait pas réduire l’é­mo­tion et l’in­di­gna­tion à ce que montre la poi­gnée de celles et ceux qui insultent les sœurs de Malonne. Le trau­ma­tisme sus­ci­té par l’af­faire Dutroux est durable et pro­fond, non pas à cause de ce seul fait divers tra­gique, mais parce que la vio­lence envers les enfants est pro­fon­dé­ment pré­sente dans la socié­té, et que sévissent quo­ti­dien­ne­ment, dans mille-et-une familles et ailleurs, trop de — ose­rions-nous la for­mule ? — mini-Dutroux et mini-Mar­tin. Cette situa­tion de vio­lence latente est col­lec­ti­ve­ment refou­lée, mais crée, chez beau­coup, un indi­cible malaise. Dutroux et Mar­tin, c’est aus­si l’arbre mons­trueux qui cache une forêt d’ar­bris­seaux. Alors, se foca­li­ser sur les cou­pables les plus méchants et se conten­ter de récla­mer plus de sévé­ri­té, cela ne revient-il pas à ten­ter de sor­tir du malaise par le bas ?

Ne peut-on réflé­chir davan­tage à la façon d’en sor­tir, aus­si et sur­tout, par le haut, à par­tir d’un tra­vail en pro­fon­deur sur la socié­té et la jus­tice. Inci­dem­ment, on ne peut s’empêcher de pen­ser que Nadia De Vroede, magis­trate du Par­quet et ancienne pré­si­dente du Conseil supé­rieur de la Jus­tice récem­ment décé­dée, va bien nous man­quer. Car elle savait si jus­te­ment faire le lien entre la Jus­tice et la société.

Luc Van Campenhoudt


Auteur

Docteur en sociologie. Professeur émérite de l’Université Saint-Louis – Bruxelles et de l’Université catholique de Louvain. Principaux enseignements : sociologie générale, sociologie politique et méthodologie. Directeur du Centre d’études sociologiques de l’Université Saint-Louis durant une quinzaine d’années, jusqu’en 2006, il a dirigé ou codirigé une quarantaine de recherches, notamment sur l’enseignement, les effets des politiques sécuritaires, les comportements face au risque de contamination par le VIH et les transformations des frontières de la Justice pénale. Ces travaux ont fait l’objet de plusieurs dizaines d’articles publiés dans des revues scientifiques, de nombreux ouvrages, et de plusieurs invitations et chaires dans des universités belges et étrangères. À travers ces travaux, il s’est intéressé plus particulièrement ces dernières années aux problématiques des relations entre champs (par exemple la justice et la médecine), du pouvoir dans un système d’action dit « en réseau » et du malentendu. Dans le cadre de ces recherches il a notamment développé la « méthode d’analyse en groupe » (MAG) exposée dans son ouvrage La méthode d’analyse en groupe. Applications aux phénomènes sociaux, coécrit avec J.-M. Chaumont J. et A. Franssen (Paris, Dunod, 2005). Le plus connu de ses ouvrages, traduit en plusieurs langues, est le Manuel de recherche en sciences sociales, avec Jacques Marquet et Raymond Quivy (Paris, Dunod, 2017, 5e édition). De 2007 à 2013, il a été directeur de La Revue Nouvelle.