Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Les tribunaux pour sortir l’Union européenne de sa tragédie ?

Numéro 11 Novembre 2012 par Christophe Majastre

novembre 2012

Le 12 sep­tembre der­nier, le des­tin de l’intégration euro­péenne, et au-delà de notre bien-être éco­no­mique, était sus­pen­du à la déci­sion des juges de la Cour consti­tu­tion­nelle fédé­rale alle­mande de Karls­ruhe qui devait se pro­non­cer sur la com­pa­ti­bi­li­té du méca­nisme euro­péen de sta­bi­li­té ain­si que du pacte fis­cal euro­péen avec la Loi fon­da­men­tale alle­mande. Cette pré­sen­ta­tion des […]

Le 12 sep­tembre der­nier, le des­tin de l’intégration euro­péenne, et au-delà de notre bien-être éco­no­mique, était sus­pen­du à la déci­sion des juges de la Cour consti­tu­tion­nelle fédé­rale alle­mande de Karls­ruhe qui devait se pro­non­cer sur la com­pa­ti­bi­li­té du méca­nisme euro­péen de sta­bi­li­té ain­si que du pacte fis­cal euro­péen avec la Loi fon­da­men­tale alle­mande. Cette pré­sen­ta­tion des faits peut appa­raitre comique à force d’être absurde, tant appa­raissent dis­pro­por­tion­nées les funestes consé­quences poten­tielles (reprise de plus belle des attaques spé­cu­la­tives sur les taux d’intérêt de cer­tains États membres, à terme fin de la mon­naie unique) par rap­port aux frêles épaules de quelques juges. Pour­tant, c’est sur le registre de la tra­gé­die (grecque ou non) que se répète cha­cun des évè­ne­ments de la crise finan­cière et éco­no­mique actuelle. Chaque som­met appa­rait comme celui de la der­nière chance, toute com­mu­ni­ca­tion de la Banque cen­trale euro­péenne déci­sive, la moindre déci­sion comme une alter­na­tive entre salut et dam­na­tion. On devrait donc se réjouir de la déci­sion finale du tri­bu­nal — qui acquiesce pour l’essentiel à la rati­fi­ca­tion des deux accords conclus au niveau euro­péen — puisque c’était la seule voie de salut. La réflexion ne peut cepen­dant pas s’arrêter à ce point.

Au contraire, cette déci­sion nous donne l’occasion de réflé­chir à la manière dont cette absence d’alternative s’impose à nous et aux condi­tions qui pour­raient per­mettre d’en sor­tir. Nous nous devons de nous inter­ro­ger sur le rôle que jouent les juri­dic­tions natio­nales, et en par­ti­cu­lier sur celui qu’a joué la Cour consti­tu­tion­nelle alle­mande dans la pièce qui se noue autour de cette crise. Après un expo­sé suc­cinct des enjeux sou­le­vés lors des débats qui ont pré­cé­dé cette déci­sion, nous pour­rons éva­luer dans quelle mesure on peut espé­rer — sinon sou­hai­ter — que les juri­dic­tions natio­nales jouent un rôle posi­tif pour sor­tir du registre de la tragédie.

Le recours exa­mi­né par la Cour consti­tu­tion­nelle a été por­té par une constel­la­tion très hété­ro­gène poli­ti­que­ment, mêlant une ancienne ministre de la Jus­tice du SPD, le par­ti Die Linke, les éco­lo­gistes conser­va­teurs du minus­cule DÖP (Par­ti éco­lo­giste démo­cra­tique) et un dépu­té social-chré­tien bava­rois. Si on note la pré­sence de cer­tains habi­tués des recours juri­dic­tion­nels contre l’Union euro­péenne, tel le dépu­té CSU Peter Gau­wei­ler, on peut aus­si consta­ter cer­taines évo­lu­tions, comme celle du par­ti Die Linke qui aban­donne son oppo­si­tion de prin­cipe à l’UE pour la reven­di­ca­tion d’une réforme démo­cra­tique de ses ins­ti­tu­tions. For­mel­le­ment, ce recours por­tait la signa­ture de 37.000 citoyens alle­mands, ce qui en fait, comme le remar­quait un édi­to­ria­liste de la Süd­deutsche Zei­tung, la plainte la plus mas­si­ve­ment sou­te­nue de l’histoire de la répu­blique fédérale.

La reven­di­ca­tion cen­trale des plai­gnants n’était pas celle de moins d’Europe, mais de méca­nismes de contrôle démo­cra­tique des pou­voirs de l’UE. Sans pas­ser en revue les diverses et par­fois très sub­tiles arti­cu­la­tions argu­men­ta­tives des dif­fé­rents acteurs, la prin­ci­pale solu­tion prô­née était celle de plus de poli­tique, par le biais soit d’un ren­for­ce­ment du pou­voir de contrôle du Par­le­ment euro­péen, soit d’un réfé­ren­dum. Aucune des for­ma­tions de gauche qui ont por­té le recours ne s’opposait donc par prin­cipe à la soli­da­ri­té finan­cière euro­péenne, mais en récla­mait plu­tôt l’approfondissement démo­cra­tique. D’autres en revanche, en par­ti­cu­lier M. Gau­wei­ler, espé­raient que l’instrument du réfé­ren­dum pour­rait per­mettre de remettre en cause l’existence de l’UE.

La posi­tion dans laquelle s’est trou­vée la Cour consti­tu­tion­nelle était loin d’être tota­le­ment inédite. On se sou­vient que lors des trai­tés de Maas­tricht et de Lis­bonne, elle avait déjà eu à entendre des recours simi­laires. Cepen­dant, le contexte éco­no­mique et la pres­sion poli­tique, entre autres, de la part de la chan­ce­lière Ange­la Mer­kel don­naient cette fois le sen­ti­ment que cette posi­tion était deve­nue par­ti­cu­liè­re­ment incon­for­table. C’est pré­ci­sé­ment la par­ti­cu­la­ri­té de cette situa­tion qui fait res­sor­tir comme remar­quable l’attitude de la cour et de son pré­sident, Andreas Voßkuhle.

En effet, celui-ci s’est sai­si du seul para­mètre qui lui était dis­po­nible : celui du temps. Alors que, selon le point de vue du gou­ver­ne­ment, les cir­cons­tances exi­geaient que la cour rejette l’examen de la plainte ou rende une déci­sion dans les plus brefs délais, la cour a fait la sourde oreille en accep­tant comme légi­time le recours intro­duit auprès d’elle et en fixant ses propres délais. Son pré­sident l’expliquait en mai à l’hebdomadaire Die Zeit : selon lui une situa­tion de crise ne jus­ti­fiait pas de sus­pendre les règles du fonc­tion­ne­ment poli­tique habi­tuel et son tri­bu­nal allait prendre le temps néces­saire à l’examen de ces recours.

Si l’art des juges consti­tu­tion­nels consiste à mener une poli­tique sans faire de poli­tique, l’action de la cour doit être consi­dé­rée comme un joli coup double. Elle a d’un côté rap­pe­lé qu’aucune « cir­cons­tance » ne pou­vait jus­ti­fier de dis­qua­li­fier comme illé­gi­time une inquié­tude sur le fonc­tion­ne­ment démo­cra­tique. Elle a sur­tout offert ce qu’on croyait deve­nu un luxe au fil des épi­sodes de la crise de la zone euro : le temps d’une réflexion poli­tique, un temps qui échappe au rythme impo­sé par l’économique.

La propre réponse de la cour ne pou­vait se situer que sur le ter­rain du for­ma­lisme juri­dique et évi­ter soi­gneu­se­ment une impli­ca­tion poli­tique qui l’aurait décré­di­bi­li­sée. En pro­non­çant un « oui, mais…» peu sur­pre­nant par rap­port à sa juris­pru­dence, la cour a vali­dé la confor­mi­té des trai­tés à la Loi fon­da­men­tale tout en exi­geant que leur mise en œuvre soit stric­te­ment limi­tée à leurs pro­vi­sions explicites.

Mais l’important est ailleurs, dans le fait que la ques­tion ait pu se poser, être débat­tue et sus­ci­ter échanges, prises de posi­tion, cri­tiques même de l’attitude de la cour (éma­nant en par­ti­cu­lier du camp conser­va­teur, repré­sen­té entre autres par l’historien Paul Nolte). En s’emparant du seul para­mètre poli­tique en son pou­voir — celui du temps —, la cour a per­mis à cette réflexion d’exister.

Même mince et limi­tée au cadre de l’Allemagne, une pos­si­bi­li­té a été ouverte de contes­ter l’absence d’alternative entre plu­sieurs déci­sions pos­sibles, sans pas­ser par des sur­en­chères iden­ti­taires. On peut consi­dé­rer que le rôle d’une cour consti­tu­tion­nelle n’est pas de veiller à main­te­nir la pos­si­bi­li­té d’une réforme démo­cra­tique de l’Union euro­péenne, et ce n’est cer­tai­ne­ment pas l’action d’une juri­dic­tion natio­nale qui suf­fi­ra à le faire. Cette tâche ne peut et ne doit pas être l’exclusive des juges : c’est bien ici l’action des citoyens, grou­pés sous dif­fé­rentes formes, qui a pu enta­mer le pro­ces­sus. La par­ti­cu­la­ri­té de l’équilibre des pou­voirs alle­mands ne per­met pas non plus d’envisager des scé­na­rios simi­laires dans les autres États membres. Il y a sans doute lieu de s’interroger plus avant —, mais ce n’est pas l’objet ici — sur les rai­sons pour les­quelles le temps du poli­tique, temps de la déli­bé­ra­tion plu­tôt que de la néces­si­té, ne semble plus trou­ver de cadre où se déployer. Son effa­ce­ment total dans ce qui semble être son lieu natu­rel, l’arène par­le­men­taire (qu’on pense aux for­ceps qui ont été employés pour la signa­ture des deux trai­tés à l’assemblée natio­nale fran­çaise récem­ment), paraît ain­si para­doxa­le­ment lais­ser la place à un accrois­se­ment du pou­voir des juges, de plus en plus atten­dus comme solu­tion de recours.

Quand on songe à la manière dont l’enjeu euro­péen peut être dis­tor­du et ins­tru­men­ta­li­sé par toutes les forces poli­tiques réac­tion­naires dans de nom­breux pays euro­péens, on ne peut néan­moins qu’être sur­pris de la façon rela­ti­ve­ment apai­sée dont a été débat­tue la ques­tion en Alle­magne. Pour per­mettre d’inventer quelque chose comme une démo­cra­tie euro­péenne, qui per­mette l’articulation d’alternatives par rap­port aux déci­sions poli­tiques, il fal­lait au moins per­mettre de poser cette ques­tion. Ce qui sup­pose comme condi­tion mini­male que le temps du poli­tique ne soit plus — entiè­re­ment — sou­mis à celui de l’économie. C’est le peu — mais c’est déjà beau­coup — que l’on peut attendre de la part des tri­bu­naux pour contri­buer à sor­tir de la tra­gé­die actuelle.

Christophe Majastre


Auteur