Ce site utilise des cookies afin que nous puissions vous fournir la meilleure expérience utilisateur possible. Les informations sur les cookies sont stockées dans votre navigateur et remplissent des fonctions telles que vous reconnaître lorsque vous revenez sur notre site Web et aider notre équipe à comprendre les sections du site que vous trouvez les plus intéressantes et utiles.
Les trésors cachés. La belgitude comme symptôme patrimonial
La belgitude fixe moins un moment charnière qu’elle ne constitue une saillance dans un symptôme qui anime toute l’histoire du pays. À travers une odyssée voguant sur les représentations des villes, c’est la question essentielle du patrimoine qu’il faut, après quarante ans, poser.
Pour Laurence Boudart et Damien Zanone
Trop a été dit, trop a été écrit, sur la belgitude. Pourtant, inlassablement, l’on revient sur ce point de butée, pierre angulaire ductile et malléable aux contours toujours à redéfinir ; la consistance, toujours à débattre ; l’existence, toujours à prouver. Faut-il y percevoir un symptôme ?
Certains symptômes sont plus saillants que d’autres. Celui-ci a le mérite d’avoir fait couler beaucoup d’encre, injectant dans l’océan culturel belge un écran de protection si opaque qu’il devient impossible d’interroger le terme sans s’engager sur un terrain miné, arme au poing1. Résolument, toutefois, j’avancerai la fleur au fusil. Je ne prétendrai proposer ni un nouvel argument majeur ni une bannière inédite derrière laquelle se ranger. J’examinerai la belgitude comme symptôme de l’intérieur même du symptôme, afin de comprendre ce qu’elle nous révèle à nous-mêmes, lorsque le défaut d’appartenance crée moins un gouffre qu’un emboitement de miroirs déformants qui conduisent à se convaincre que les trésors gagnent en valeur s’ils demeurent enfouis.
Quatre décennies ont passé depuis la question « Y a‑t-il une belgitude ? », qui poussait à reconnaitre un mot qui se voulait provocateur, à l’instar de la négritude dont il était issu. Façon intéressante de renverser la perspective historique — une aire culturelle préalablement colonisatrice adoptant la bannière fièrement dressée sur un mot de l’opprobre et de l’oppression. Façon intéressante d’interroger l’histoire en remettant en cause les principes censément fondateurs des États-nations — et l’un d’entre eux singulièrement : la langue. Façon intéressante de se placer dans le sillage ambigu d’une lutte pour la reconnaissance d’un patrimoine culturel tout en avouant, quelque temps plus tard, que le geste de se saisir du mot « négritude » n’était en définitive que « plagier » le plus grand poète sénégalais (Javeau, 1980). L’échelle de dépréciation est en soi emblématique.
En 1976, un mot a été posé sur une réalité. Une réalité sans doute ancienne, et même bien plus ancienne que la création du royaume. De longue date, les pays voisins reconnaissent sans mal l’existence du particularisme si exotique qui les pousse à importer — en France, par exemple — des cohortes de chroniqueurs du Plat Pays pour livrer un point de vue original, différent de leur propre mode d’appréhension de la réalité. Car c’est de cela qu’il s’agit : d’un regard sur le monde, d’un imaginaire spécifiques. Pourtant, après quarante ans, d’aucuns réfutent encore le terme même, des nationalistes de tout crin jusqu’aux analystes politiques qui estiment que la Belgique n’a jamais été un pays. Vieux problème, vieilles précautions rhétoriques. Pierre Mertens, dans l’article « De la difficulté d’être belge » (Mertens, 1976), soulignait que la Belgique « excelle […] à oblitérer ce qu’elle commet de pire comme ce qu’elle réalise de mieux », quand en 1905 déjà, la rédaction de La Belgique artistique et littéraire, dans l’adresse « Au public belge » du premier numéro dans lequel paraît « L’âme belge », d’Eekhoud, espérait : « Une chose […] prodigieusement difficile à obtenir : […] le concours de ces Belges enfin nettoyés de la manie de chercher exclusivement leur pâture littéraire à l’étranger, des Belges croyant en eux-mêmes et s’apercevant qu’il y a ici autant et aussi bien qu’ailleurs. »
Car le Belge éprouve autant de difficulté à valoriser ce qui lui est propre qu’à le définir, sinon à railler ses propres travers et inconséquences. La difficulté à se penser ou à se penser comme son propre horizon est le signe patent d’une zone d’inconfort et de danger dont la conception même du terme belgitude est le témoin le plus parlant.
L’article de Claude Javeau, en 1976, s’achevait sur un constat résolument tourné vers l’avenir : « Comme son terrain d’action restera la Belgique géographique, on peut parler, mais du bout des lèvres, de belgitude. Belgitude-projet, en quelque sorte, davantage que belgitude-héritage » (Javeau, 1976). Aussi se fait jour un paradoxe dans la conception même du terme que Javeau désire prospectif. Au premier chef, celui-ci pose un mot sur ce qui appartient en propre à la Belgique. Par conséquent, le vocable ne crée pas seulement un point de repère relatif à ce qui est à venir, à partir duquel il faut prendre ses marques, mais révèle un déjà-là véhiculé par les œuvres de notre patrimoine.
Hélas, c’est là que le bât blesse. La Belgique — francophone et flamande, de façon différente et complémentaire — a tendance à se tirer des balles dans le pied dès qu’il s’agit de patrimoine. Les querelles communautaires engendrent des situations invraisemblables où, à Bruxelles par exemple, les statues d’un parc ou les bâtiments d’une place peuvent être à moitié restaurés. Ou, plus récemment, des collections d’art contemporain de grande valeur demeurent suspendues à l’octroi d’un lieu sur lequel les politiques ne parviennent pas — ou se refusent — à accorder leurs violons.
Le prisme de la belgitude fait résonner les productions contemporaines à l’unisson avec les grandes plumes du tournant des XIXe et XXe siècles, esquissant un portrait du symptôme patrimonial belge. En particulier, c’est à une odyssée urbaine que nous allons nous adonner. L’imaginaire des villes, en effet, dans le contexte belge, devrait être facteur d’hétérogénéité, chaque cité bénéficiant de sa singularité par opposition à toutes les autres. Pourtant, c’est par cet exemple que s’illustre le plus aisément la façon dont l’imaginaire patrimonial belge se construit de manière homogène.
Le bât blesse-t-il vraiment ? Aux yeux des Romantiques que la plupart des Européens sont restés, les critères qui président à la grandeur d’un État-nation ne sont pas applicables au cas belge. Il est impossible de valoriser le génie de la langue comme symbole national — la langue de chaque côté de la fantasmatique frontière linguistique n’autorise que peu le sentiment d’appartenance, du fait de l’ombre portée par les pays dans lesquels s’origine l’idiome (France, Pays-Bas). Au fil des deux derniers siècles, de très nombreux acteurs du champ littéraire francophone — de Francis Nautet à Jean Muno, en passant par Albert Mockel ou Jules Destrée — ont à cet égard invoqué la « bâtardise », terme foncièrement péjoratif s’il en est. Georges Eekhoud voudra atténuer le vocable en lui substituant celui de métissage — mais le métissage, à fortiori en pleine époque coloniale, n’est jamais, en définitive, qu’un mauvais tissage, une variante de la mésalliance (Eekhoud, 1905).
Faute de pouvoir s’enorgueillir d’un apanage, donc, l’on a pu dire que la Belgique s’était constituée une identité en creux, relativement à l’identité en plein d’autres nations (Quaghebeur, 1998 et 2015). Edmond Picard pointait d’emblée l’apparence trompeuse du Belge : « En n’ayant l’air de rien, en se produisant avec des aspects de quantité négligeable, ignorant des artifices de la mise en scène savante, le Belge se tire d’affaire et réussit avec une continuité qui, plus d’une fois, a inquiété ses rivaux et suscité leur humeur » (Picard, 1897).
Dans son « Âme belge », Eekhoud répugnait quant à lui à verser dans un chauvinisme de mauvais aloi, autant que Jean-Philippe Toussaint, hier à peine, empreint de « la loyauté indéfectible de [son] chauvinisme approximatif », désirait le match nul entre les équipes de la Belgique et du Japon lors d’un match de la coupe du monde de football 2002 dans ce dernier pays (Toussaint, 2015, p. 47). La figure du « petit Belge » qui préfère renoncer à briller, pousse Paul Willems à proclamer — à travers la très symptomatique négation répétée — son amour du royaume : « J’aime le “non-État” qu’est ce pays. J’aime sa “non-violence”. Nos querelles volent bas, tant mieux. Qu’elles restent où elles sont. Pourvu qu’elles ne s’élèvent jamais à la hauteur des mitrailleuses. […] Pourvu que nos querelles ne suscitent jamais les héroïsmes et les terrorismes » (Willems, 1980, p. 488).
Ce qui relève du patrimonial, dans la plupart des aires culturelles, est assimilé à un espace ou à un objet sacré — ou plutôt sacralisé. Selon Régis Debray, la sacralisation s’opère en trois gestes : séparer (soustraire à l’ordinaire et au commun), rassembler (fonder et affermir la communauté autour de ce qui est sacré) et exhausser (proposer le sublime qui manque à l’ici et maintenant) (Debray, 2009). Or, la figure du creux, le sentiment d’infériorité, le déficit identitaire et autres défauts d’appartenance semblent contrevenir à la possibilité même de la sacralisation. S’enorgueillir est difficile, extrêmement difficile, au point de relever de l’impossible. La grandiloquence est rarement de mise lorsque sont évoquées les richesses du patrimoine national.
La « culture » belge est le plus souvent réduite aux objets qui font la gloire — ou la gloriole — du Plat Pays à l’étranger : la bière, le chocolat, les armes, et tant d’autres choses sinon insignifiantes, du moins superfétatoires. Lorsque Tom Lanoye représente, dans La Langue de ma mère, le pic d’efflorescence de « la petite Belgique », c’est en soulignant avec beaucoup d’ironie les premiers ambassadeurs culturels de l’époque : « Pour la première fois depuis le cataclysme de la Grande Guerre […], son franc était à nouveau surnommé le dollar de l’Europe, […] ses armes à feu et ses bières régionales devinrent célèbres sur toute la planète » (Lanoye, 2011, p. 14). La Belgique retourne à la Belle Époque —, mais Lanoye d’excepter de l’équation Bruxelles, Liège, Anvers, Gand, Mons et Charleroi. Comme si l’un des moments les plus glorieux de l’Histoire du pays empêchait la majeure partie des villes de gagner en splendeur, en un système de vases communicants singulièrement pervers.
Le traitement des villes du royaume par les conteurs d’histoires belges peut ainsi être considéré comme caractéristique de l’imaginaire patrimonial. Pas d’idéalisation, pas de carte postale. Ainsi, au cinéma — au contraire des représentations de Paris, Rome, Londres, New York, Los Angeles, Tokyo —, les villes belges vues par des Belges sont la plupart du temps traversées en myope et demeurent anonymes : Liège chez les frères Dardenne ou dans le Rundskop, de Michaël R. Roskam (2011), Gand dans The Broken Circle Brokedown, de Felix Van Groeningen (2012), Bruxelles et sa très riche banlieue dans Bunker Paradise, de Stefan Liberski (2004) ou encore dans la première scène des Premiers, les derniers, de Bouli Lanners (2015), pour s’en tenir à quelques exemples récents.
Il en va de même en littérature. Nombre d’écrivains s’ingénient ainsi à tenir discrètement à distance les référents belges, voire s’abstiennent de délivrer le nom du cadre géographique où se tient l’action du récit. Même le sublime est contrebalancé par une note discordante : « Si Anvers est grandiose dans son ensemble et par les vestiges de son passé, il accuse parfois des côtés mesquins et déplaisants » (Eekhoud, p. 600). Pas de quoi pavoiser.
La capitale est le théâtre de semblables mises en scène. À priori, on ne peut pas trouver belle une cité qui sent mauvais, dont le climat inspire la dépression nerveuse ou dont la population semble aussi fantomatique que désespérément vulgaire. « Même les pigeons finiss[e]nt
par se suicider à Bruxelles », écrit Laurent de Graeve dans Je suis un assassin (de Graeve, 2002, p. 17). Stefan Hertmans analyse Bruxelles avec flegme, dans Comme au premier jour : « Ça sent la pisse et l’eau de Javel. […] Dehors, on entend des taxis démarrer en hâte, tourner autour de la place De Brouckère et disparaitre en direction de l’avenue Adolphe-Max. […] À l’observatoire d’Uccle, toutes les observations sont normales. Au restaurant de l’Atomium des garçons apathiques débarrassent les derniers restes d’une réception » (Hertmans, 2003, p. 183). Sommes-nous loin du Georges Eekhoud des Voyous de velours, lorsqu’il confie à son personnage la tâche de railler les cache-misères de Bruxelles ? « Le Maelbeek, mieux vaudrait dire le Malbec, le mal embouché, participe […] de l’humeur sournoise et dévastatrice de nos gavroches. […] Sans parler des miasmes qu’il dégage, ce filet de fange vous a des crues qui le font sortir de son lit, submerger les caves et ruiner les provisions. Après avoir beaucoup crié et vociféré contre lui, les inondés, ses victimes, finissent par rire de ses frasques. […] Pour corriger le polisson les édiles ne trouvent rien de mieux que de lui infliger le même traitement qu’à sa grande sœur la Senne : on l’emmurera tout vif comme un vulgaire égout » (Eekhoud, 1904 – 1926, p. 54 – 55).
La ville (Bruxelles de façon emblématique), dont les aspects négatifs l’emportent sur les positifs, recèle pourtant des trésors. Toutefois, ceux-ci ne se révèlent qu’au miroir de leur envers réel, décrépit et maudit : « Ce cours d’eau que la ville a enterré il y a plus d’un siècle et dont l’ensevelissement est devenu sa propre malédiction ». Les cours d’eau enterrés excitent ainsi l’imagination des créateurs qui inventent à Bruxelles des mondes parallèles sous la ville, comme dans Brüsel et plusieurs autres albums des Cités obscures de François Schuiten et Benoît Peeters, ou dans Le Sentiment du fleuve, de François Emmanuel, roman qui fait d’ailleurs ostensiblement signe vers la série de Schuiten et Peeters. Le mystère et le mythe qui pourraient conférer un attrait tout à fait singulier à Bruxelles ne sont que des tiroirs gigognes qui n’ouvrent jamais que sur du vide ou de la déception : « La cité obscure est […] comme un mythe que la ville s’est forgé pour racheter son habitude d’amnésie » (Emmanuel, 2001, p. 129 – 130 et 128).
Les lieux dignes d’admiration font surgir de la fascination — un attrait mêlé d’effroi —, parce qu’ils renferment un poids de secrets qu’il est préférable de ne pas révéler, à l’instar de la maison bâtie par Ernest Delune dans le roman de Jacqueline Harpman, Le bonheur dans le crime, « comme isolée du bruit dans une enclave imaginaire, […] princesse exilée qui maintient autour d’elle le protocole exigé par son rang, fermée au monde, lourde de secrets » (Harpman, 1999, p. 13).
C’est en cela que le lieu est attachant et peut répondre à la description la plus paradoxale qui soit, comme la cité de Bouillon au début des Charniers de Camille Lemonnier : « Bouillon est un de ces jolis trous de ville boueux et noirs où les commères s’assemblent au matin sur le pas des portes et que les troupeaux traversent en plein jour pour aller aux champs » (Lemonnier, 2002, p. 11). Le beau et l’attirant se nichent dans ce qui apparait d’emblée comme repoussant. Chez Rodenbach, Hugues Viane a choisi Bruges parce que la ville ne lui inspire que la tristesse (Rodenbach, 1892).
La tristesse, la laideur, la mesquinerie, la maladresse, le crime et tant d’autres défauts suscitent l’émotion esthétique au même titre qu’une réaction empathique. Paradoxalement, l’oublié (par rejet volontaire ou inconscient), le caché (sous des atours repoussants), l’indicible (car objet de honte) devient le trait identitaire à aimer. À condition de le dire sans le dire. Hugo Claus, dans le poème que Jacques De Decker traduit pour le volume de La Belgique malgré tout, joue d’une bien curieuse forme de prétérition qui renvoie implicitement au célèbre tableau de Magritte, où la représentation d’une pipe est suivie de la mention « Ceci n’est pas une pipe » : « Les poètes ne parlent pas du centre atomique de Mol, / Ou de zones vertes / Ni de l’année 1951, lorsque Baudouin Premier devint roi » (Claus, 1980, p. 34).
Le natif du royaume s’étonne de l’attachement qu’il ressent à l’endroit de choses ou de lieux qu’il connote lui-même négativement. Il s’agit de l’«imaginaire décalé » de ceux qui relisent inlassablement Rodenbach, si l’on suit Grégoire Polet dans Excusez les fautes du copiste (2006, p. 24). Dans ce même roman, d’ailleurs, le florilège d’artistes convoqués comme des génies dignes d’imitation (ou de forgerie) sont majoritairement belges — les fleurons du patrimoine. Or, le plus apprécié, Magritte, s’avère également le plus facile à copier pour un faussaire, laissant entendre implicitement que le succès du peintre à l’étranger confine à une farce jouée en dehors des frontières nationales. Ce qui relève de la sphère du patrimoine sacralisé est indéfectiblement renvoyé à un processus paradoxal de désacralisation.
Dès lors, quand les villes suscitent l’admiration ou l’attachement venu de l’étranger, l’autochtone réagit avec incrédulité, comme le narrateur de La télévision, de Jean-Philippe Toussaint : « Vous étiez où ? lui demandai-je […]. Au Zoute, dit-elle. Au Zoute ? dis-je. Au Zoute, dit-elle, vous connaissez ? À Knokke-le-Zoute ? dis-je. Je n’en revenais pas. Les Drescher avaient passé leurs vacances à Knokke-le-Zoute (ils en revenaient à l’instant)» (Toussaint, 1997, p. 179). Il revient ainsi à ceux de l’extérieur d’attester de la valeur intrinsèque de ce qui est proprement belge. Eekhoud ne s’y prenait pas autrement, à l’entame de son « Âme belge », lorsqu’il convoquait Motley ou Schiller pour vanter par la bande les mérites du peuple belge (Eekhoud, 1905, p. 5). Hélas, en Belgique francophone, le paradoxe veut que l’on retienne plus souvent le mal qu’en a dit Baudelaire que tout le bien qu’en pensaient Mallarmé, Valéry et tant d’autres.
Depuis 2015, l’on sait que « Dieu existe [et qu’il] habite à Bruxelles ». Ce slogan cocasse imaginé par le cinéaste Jaco Van Dormael et son scénariste, l’écrivain Thomas Gunzig, participe pleinement du phénomène. L’être sacré par excellence est réduit à une figure caricaturale bouffie de mesquinerie et de perversité morale : Dieu (Benoît Poelvoorde) est l’image même de l’humanité la plus méprisable et vit reclus avec femme et fille dans un immeuble dépourvu de porte, sinon un conduit secret qui mène du tambour de la machine à laver familiale à un autre tambour, situé dans une laverie publique. Cet exemple d’apparence anodine constitue le point de tension entre les secrets fascinants contenus par la ville (le projet divin, l’heure de la mort de chacun) et l’inévitable déception qu’ils recèlent (Dieu animé par le désir de faire régner l’injustice et la frustration). Et le film de donner, malgré tout, l’une des plus belles évocations poétiques de la ville de Bruxelles.
Parler en termes de symptôme est sans doute symptomatique en soi, comme l’était le choix de la bannière « belgitude ». Aujourd’hui, elle apparait comme un prisme à travers lequel les rayons lumineux si peu visibles à l’œil nu se sont offerts aux regards. En dernière analyse, ce que l’entreprise de la belgitude a célébré, c’est une certaine manière de concevoir le patrimoine, autant que la façon de le sacraliser — par le biais d’une désacralisation : l’iconoclaste protège le trésor en ne lui reconnaissant pas sa valeur d’icône.
Absence de mythe fondateur : uniquement le divers de petites mythologies inlassablement remises sur le métier des écrivains pénélopéens qui attendent le retour de quelqu’un qui n’est pas plus parti livrer bataille à l’étranger qu’il n’a même jamais existé. Seule Pénélope existe et résiste aussi âprement qu’astucieusement aux prétendants — elle ne sera ni française, ni hollandaise, ni allemande, ni espagnole, etc. Pénélope ne guerroie pas, elle commerce et pratique l’échange sous toutes ses formes. Elle se tient dans la surprise constante des effets qu’elle suscite, des succès qu’elle emporte. La belge Ithaque lui paraît morne et, pourtant, insidieusement, elle sait que c’est là, dans le périmètre de cet horizon si limité, sous la pâleur de la banalité, que se cachent de bien plus grands trésors que derrière les murs de Troie. Et c’est de cette surprise face à la beauté de l’insignifiant qu’elle tire la matière nécessaire à une identification patrimoniale en accord avec son imaginaire.
- Pour une histoire des débats suscités par l’invention du terme de belgitude, des origines à nos jours, voir l’étude de José Domingues de Almeida, 2013.