Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Les trésors cachés. La belgitude comme symptôme patrimonial

Numéro 7 - 2016 par Christophe Meurée

novembre 2016

La bel­gi­tude fixe moins un moment char­nière qu’elle ne consti­tue une saillance dans un symp­tôme qui anime toute l’histoire du pays. À tra­vers une odys­sée voguant sur les repré­sen­ta­tions des villes, c’est la ques­tion essen­tielle du patri­moine qu’il faut, après qua­rante ans, poser.

Dossier

Pour Lau­rence Bou­dart et Damien Zanone

Trop a été dit, trop a été écrit, sur la bel­gi­tude. Pour­tant, inlas­sa­ble­ment, l’on revient sur ce point de butée, pierre angu­laire duc­tile et mal­léable aux contours tou­jours à redé­fi­nir ; la consis­tance, tou­jours à débattre ; l’existence, tou­jours à prou­ver. Faut-il y per­ce­voir un symptôme ?

Cer­tains symp­tômes sont plus saillants que d’autres. Celui-ci a le mérite d’avoir fait cou­ler beau­coup d’encre, injec­tant dans l’océan cultu­rel belge un écran de pro­tec­tion si opaque qu’il devient impos­sible d’interroger le terme sans s’engager sur un ter­rain miné, arme au poing1. Réso­lu­ment, tou­te­fois, j’avancerai la fleur au fusil. Je ne pré­ten­drai pro­po­ser ni un nou­vel argu­ment majeur ni une ban­nière inédite der­rière laquelle se ran­ger. J’examinerai la bel­gi­tude comme symp­tôme de l’intérieur même du symp­tôme, afin de com­prendre ce qu’elle nous révèle à nous-mêmes, lorsque le défaut d’appartenance crée moins un gouffre qu’un emboi­te­ment de miroirs défor­mants qui conduisent à se convaincre que les tré­sors gagnent en valeur s’ils demeurent enfouis.

Quatre décen­nies ont pas­sé depuis la ques­tion « Y a‑t-il une bel­gi­tude ? », qui pous­sait à recon­naitre un mot qui se vou­lait pro­vo­ca­teur, à l’instar de la négri­tude dont il était issu. Façon inté­res­sante de ren­ver­ser la pers­pec­tive his­to­rique — une aire cultu­relle préa­la­ble­ment colo­ni­sa­trice adop­tant la ban­nière fiè­re­ment dres­sée sur un mot de l’opprobre et de l’oppression. Façon inté­res­sante d’interroger l’histoire en remet­tant en cause les prin­cipes cen­sé­ment fon­da­teurs des États-nations — et l’un d’entre eux sin­gu­liè­re­ment : la langue. Façon inté­res­sante de se pla­cer dans le sillage ambi­gu d’une lutte pour la recon­nais­sance d’un patri­moine cultu­rel tout en avouant, quelque temps plus tard, que le geste de se sai­sir du mot « négri­tude » n’était en défi­ni­tive que « pla­gier » le plus grand poète séné­ga­lais (Javeau, 1980). L’échelle de dépré­cia­tion est en soi emblématique.

En 1976, un mot a été posé sur une réa­li­té. Une réa­li­té sans doute ancienne, et même bien plus ancienne que la créa­tion du royaume. De longue date, les pays voi­sins recon­naissent sans mal l’existence du par­ti­cu­la­risme si exo­tique qui les pousse à impor­ter — en France, par exemple — des cohortes de chro­ni­queurs du Plat Pays pour livrer un point de vue ori­gi­nal, dif­fé­rent de leur propre mode d’appréhension de la réa­li­té. Car c’est de cela qu’il s’agit : d’un regard sur le monde, d’un ima­gi­naire spé­ci­fiques. Pour­tant, après qua­rante ans, d’aucuns réfutent encore le terme même, des natio­na­listes de tout crin jusqu’aux ana­lystes poli­tiques qui estiment que la Bel­gique n’a jamais été un pays. Vieux pro­blème, vieilles pré­cau­tions rhé­to­riques. Pierre Mer­tens, dans l’article « De la dif­fi­cul­té d’être belge » (Mer­tens, 1976), sou­li­gnait que la Bel­gique « excelle […] à obli­té­rer ce qu’elle com­met de pire comme ce qu’elle réa­lise de mieux », quand en 1905 déjà, la rédac­tion de La Bel­gique artis­tique et lit­té­raire, dans l’adresse « Au public belge » du pre­mier numé­ro dans lequel paraît « L’âme belge », d’Eekhoud, espé­rait : « Une chose […] pro­di­gieu­se­ment dif­fi­cile à obte­nir : […] le concours de ces Belges enfin net­toyés de la manie de cher­cher exclu­si­ve­ment leur pâture lit­té­raire à l’étranger, des Belges croyant en eux-mêmes et s’apercevant qu’il y a ici autant et aus­si bien qu’ailleurs. »

Car le Belge éprouve autant de dif­fi­cul­té à valo­ri­ser ce qui lui est propre qu’à le défi­nir, sinon à railler ses propres tra­vers et incon­sé­quences. La dif­fi­cul­té à se pen­ser ou à se pen­ser comme son propre hori­zon est le signe patent d’une zone d’inconfort et de dan­ger dont la concep­tion même du terme bel­gi­tude est le témoin le plus parlant.

L’article de Claude Javeau, en 1976, s’achevait sur un constat réso­lu­ment tour­né vers l’avenir : « Comme son ter­rain d’action res­te­ra la Bel­gique géo­gra­phique, on peut par­ler, mais du bout des lèvres, de bel­gi­tude. Bel­gi­tude-pro­jet, en quelque sorte, davan­tage que bel­gi­tude-héri­tage » (Javeau, 1976). Aus­si se fait jour un para­doxe dans la concep­tion même du terme que Javeau désire pros­pec­tif. Au pre­mier chef, celui-ci pose un mot sur ce qui appar­tient en propre à la Bel­gique. Par consé­quent, le vocable ne crée pas seule­ment un point de repère rela­tif à ce qui est à venir, à par­tir duquel il faut prendre ses marques, mais révèle un déjà-là véhi­cu­lé par les œuvres de notre patrimoine.

Hélas, c’est là que le bât blesse. La Bel­gique — fran­co­phone et fla­mande, de façon dif­fé­rente et com­plé­men­taire — a ten­dance à se tirer des balles dans le pied dès qu’il s’agit de patri­moine. Les que­relles com­mu­nau­taires engendrent des situa­tions invrai­sem­blables où, à Bruxelles par exemple, les sta­tues d’un parc ou les bâti­ments d’une place peuvent être à moi­tié res­tau­rés. Ou, plus récem­ment, des col­lec­tions d’art contem­po­rain de grande valeur demeurent sus­pen­dues à l’octroi d’un lieu sur lequel les poli­tiques ne par­viennent pas — ou se refusent — à accor­der leurs violons.

Le prisme de la bel­gi­tude fait réson­ner les pro­duc­tions contem­po­raines à l’unisson avec les grandes plumes du tour­nant des XIXe et XXe siècles, esquis­sant un por­trait du symp­tôme patri­mo­nial belge. En par­ti­cu­lier, c’est à une odys­sée urbaine que nous allons nous adon­ner. L’imaginaire des villes, en effet, dans le contexte belge, devrait être fac­teur d’hétérogénéité, chaque cité béné­fi­ciant de sa sin­gu­la­ri­té par oppo­si­tion à toutes les autres. Pour­tant, c’est par cet exemple que s’illustre le plus aisé­ment la façon dont l’imaginaire patri­mo­nial belge se construit de manière homogène.

Le bât blesse-t-il vrai­ment ? Aux yeux des Roman­tiques que la plu­part des Euro­péens sont res­tés, les cri­tères qui pré­sident à la gran­deur d’un État-nation ne sont pas appli­cables au cas belge. Il est impos­sible de valo­ri­ser le génie de la langue comme sym­bole natio­nal — la langue de chaque côté de la fan­tas­ma­tique fron­tière lin­guis­tique n’autorise que peu le sen­ti­ment d’appartenance, du fait de l’ombre por­tée par les pays dans les­quels s’origine l’idiome (France, Pays-Bas). Au fil des deux der­niers siècles, de très nom­breux acteurs du champ lit­té­raire fran­co­phone — de Fran­cis Nau­tet à Jean Muno, en pas­sant par Albert Mockel ou Jules Des­trée — ont à cet égard invo­qué la « bâtar­dise », terme fon­ciè­re­ment péjo­ra­tif s’il en est. Georges Eekhoud vou­dra atté­nuer le vocable en lui sub­sti­tuant celui de métis­sage — mais le métis­sage, à for­tio­ri en pleine époque colo­niale, n’est jamais, en défi­ni­tive, qu’un mau­vais tis­sage, une variante de la mésal­liance (Eekhoud, 1905).

Faute de pou­voir s’enorgueillir d’un apa­nage, donc, l’on a pu dire que la Bel­gique s’était consti­tuée une iden­ti­té en creux, rela­ti­ve­ment à l’identité en plein d’autres nations (Qua­ghe­beur, 1998 et 2015). Edmond Picard poin­tait d’emblée l’apparence trom­peuse du Belge : « En n’ayant l’air de rien, en se pro­dui­sant avec des aspects de quan­ti­té négli­geable, igno­rant des arti­fices de la mise en scène savante, le Belge se tire d’affaire et réus­sit avec une conti­nui­té qui, plus d’une fois, a inquié­té ses rivaux et sus­ci­té leur humeur » (Picard, 1897).

Dans son « Âme belge », Eekhoud répu­gnait quant à lui à ver­ser dans un chau­vi­nisme de mau­vais aloi, autant que Jean-Phi­lippe Tous­saint, hier à peine, empreint de « la loyau­té indé­fec­tible de [son] chau­vi­nisme approxi­ma­tif », dési­rait le match nul entre les équipes de la Bel­gique et du Japon lors d’un match de la coupe du monde de foot­ball 2002 dans ce der­nier pays (Tous­saint, 2015, p. 47). La figure du « petit Belge » qui pré­fère renon­cer à briller, pousse Paul Willems à pro­cla­mer — à tra­vers la très symp­to­ma­tique néga­tion répé­tée — son amour du royaume : « J’aime le “non-État” qu’est ce pays. J’aime sa “non-vio­lence”. Nos que­relles volent bas, tant mieux. Qu’elles res­tent où elles sont. Pour­vu qu’elles ne s’élèvent jamais à la hau­teur des mitrailleuses. […] Pour­vu que nos que­relles ne sus­citent jamais les héroïsmes et les ter­ro­rismes » (Willems, 1980, p. 488).

Ce qui relève du patri­mo­nial, dans la plu­part des aires cultu­relles, est assi­mi­lé à un espace ou à un objet sacré — ou plu­tôt sacra­li­sé. Selon Régis Debray, la sacra­li­sa­tion s’opère en trois gestes : sépa­rer (sous­traire à l’ordinaire et au com­mun), ras­sem­bler (fon­der et affer­mir la com­mu­nau­té autour de ce qui est sacré) et exhaus­ser (pro­po­ser le sublime qui manque à l’ici et main­te­nant) (Debray, 2009). Or, la figure du creux, le sen­ti­ment d’infériorité, le défi­cit iden­ti­taire et autres défauts d’appartenance semblent contre­ve­nir à la pos­si­bi­li­té même de la sacra­li­sa­tion. S’enorgueillir est dif­fi­cile, extrê­me­ment dif­fi­cile, au point de rele­ver de l’impossible. La gran­di­lo­quence est rare­ment de mise lorsque sont évo­quées les richesses du patri­moine national.

La « culture » belge est le plus sou­vent réduite aux objets qui font la gloire — ou la glo­riole — du Plat Pays à l’étranger : la bière, le cho­co­lat, les armes, et tant d’autres choses sinon insi­gni­fiantes, du moins super­fé­ta­toires. Lorsque Tom Lanoye repré­sente, dans La Langue de ma mère, le pic d’efflorescence de « la petite Bel­gique », c’est en sou­li­gnant avec beau­coup d’ironie les pre­miers ambas­sa­deurs cultu­rels de l’époque : « Pour la pre­mière fois depuis le cata­clysme de la Grande Guerre […], son franc était à nou­veau sur­nom­mé le dol­lar de l’Europe, […] ses armes à feu et ses bières régio­nales devinrent célèbres sur toute la pla­nète » (Lanoye, 2011, p. 14). La Bel­gique retourne à la Belle Époque —, mais Lanoye d’excepter de l’équation Bruxelles, Liège, Anvers, Gand, Mons et Char­le­roi. Comme si l’un des moments les plus glo­rieux de l’Histoire du pays empê­chait la majeure par­tie des villes de gagner en splen­deur, en un sys­tème de vases com­mu­ni­cants sin­gu­liè­re­ment pervers.

Le trai­te­ment des villes du royaume par les conteurs d’histoires belges peut ain­si être consi­dé­ré comme carac­té­ris­tique de l’imaginaire patri­mo­nial. Pas d’idéalisation, pas de carte pos­tale. Ain­si, au ciné­ma — au contraire des repré­sen­ta­tions de Paris, Rome, Londres, New York, Los Angeles, Tokyo —, les villes belges vues par des Belges sont la plu­part du temps tra­ver­sées en myope et demeurent ano­nymes : Liège chez les frères Dar­denne ou dans le Rund­skop, de Michaël R. Ros­kam (2011), Gand dans The Bro­ken Circle Bro­ke­down, de Felix Van Groe­nin­gen (2012), Bruxelles et sa très riche ban­lieue dans Bun­ker Para­dise, de Ste­fan Libers­ki (2004) ou encore dans la pre­mière scène des Pre­miers, les der­niers, de Bou­li Lan­ners (2015), pour s’en tenir à quelques exemples récents.

Il en va de même en lit­té­ra­ture. Nombre d’écrivains s’ingénient ain­si à tenir dis­crè­te­ment à dis­tance les réfé­rents belges, voire s’abstiennent de déli­vrer le nom du cadre géo­gra­phique où se tient l’action du récit. Même le sublime est contre­ba­lan­cé par une note dis­cor­dante : « Si Anvers est gran­diose dans son ensemble et par les ves­tiges de son pas­sé, il accuse par­fois des côtés mes­quins et déplai­sants » (Eekhoud, p. 600). Pas de quoi pavoiser.

La capi­tale est le théâtre de sem­blables mises en scène. À prio­ri, on ne peut pas trou­ver belle une cité qui sent mau­vais, dont le cli­mat ins­pire la dépres­sion ner­veuse ou dont la popu­la­tion semble aus­si fan­to­ma­tique que déses­pé­ré­ment vul­gaire. « Même les pigeons finiss[e]nt
par se sui­ci­der à Bruxelles », écrit Laurent de Graeve dans Je suis un assas­sin (de Graeve, 2002, p. 17). Ste­fan Hert­mans ana­lyse Bruxelles avec flegme, dans Comme au pre­mier jour : « Ça sent la pisse et l’eau de Javel. […] Dehors, on entend des taxis démar­rer en hâte, tour­ner autour de la place De Brou­ckère et dis­pa­raitre en direc­tion de l’avenue Adolphe-Max. […] À l’observatoire d’Uccle, toutes les obser­va­tions sont nor­males. Au res­tau­rant de l’Atomium des gar­çons apa­thiques débar­rassent les der­niers restes d’une récep­tion » (Hert­mans, 2003, p. 183). Sommes-nous loin du Georges Eekhoud des Voyous de velours, lorsqu’il confie à son per­son­nage la tâche de railler les cache-misères de Bruxelles ? « Le Mael­beek, mieux vau­drait dire le Mal­bec, le mal embou­ché, par­ti­cipe […] de l’humeur sour­noise et dévas­ta­trice de nos gavroches. […] Sans par­ler des miasmes qu’il dégage, ce filet de fange vous a des crues qui le font sor­tir de son lit, sub­mer­ger les caves et rui­ner les pro­vi­sions. Après avoir beau­coup crié et voci­fé­ré contre lui, les inon­dés, ses vic­times, finissent par rire de ses frasques. […] Pour cor­ri­ger le polis­son les édiles ne trouvent rien de mieux que de lui infli­ger le même trai­te­ment qu’à sa grande sœur la Senne : on l’emmurera tout vif comme un vul­gaire égout » (Eekhoud, 1904 – 1926, p. 54 – 55).

La ville (Bruxelles de façon emblé­ma­tique), dont les aspects néga­tifs l’emportent sur les posi­tifs, recèle pour­tant des tré­sors. Tou­te­fois, ceux-ci ne se révèlent qu’au miroir de leur envers réel, décré­pit et mau­dit : « Ce cours d’eau que la ville a enter­ré il y a plus d’un siècle et dont l’ensevelissement est deve­nu sa propre malé­dic­tion ». Les cours d’eau enter­rés excitent ain­si l’imagination des créa­teurs qui inventent à Bruxelles des mondes paral­lèles sous la ville, comme dans Brü­sel et plu­sieurs autres albums des Cités obs­cures de Fran­çois Schui­ten et Benoît Pee­ters, ou dans Le Sen­ti­ment du fleuve, de Fran­çois Emma­nuel, roman qui fait d’ailleurs osten­si­ble­ment signe vers la série de Schui­ten et Pee­ters. Le mys­tère et le mythe qui pour­raient confé­rer un attrait tout à fait sin­gu­lier à Bruxelles ne sont que des tiroirs gigognes qui n’ouvrent jamais que sur du vide ou de la décep­tion : « La cité obs­cure est […] comme un mythe que la ville s’est for­gé pour rache­ter son habi­tude d’amnésie » (Emma­nuel, 2001, p. 129 – 130 et 128).

Les lieux dignes d’admiration font sur­gir de la fas­ci­na­tion — un attrait mêlé d’effroi —, parce qu’ils ren­ferment un poids de secrets qu’il est pré­fé­rable de ne pas révé­ler, à l’instar de la mai­son bâtie par Ernest Delune dans le roman de Jac­que­line Harp­man, Le bon­heur dans le crime, « comme iso­lée du bruit dans une enclave ima­gi­naire, […] prin­cesse exi­lée qui main­tient autour d’elle le pro­to­cole exi­gé par son rang, fer­mée au monde, lourde de secrets » (Harp­man, 1999, p. 13).

C’est en cela que le lieu est atta­chant et peut répondre à la des­crip­tion la plus para­doxale qui soit, comme la cité de Bouillon au début des Char­niers de Camille Lemon­nier : « Bouillon est un de ces jolis trous de ville boueux et noirs où les com­mères s’assemblent au matin sur le pas des portes et que les trou­peaux tra­versent en plein jour pour aller aux champs » (Lemon­nier, 2002, p. 11). Le beau et l’attirant se nichent dans ce qui appa­rait d’emblée comme repous­sant. Chez Roden­bach, Hugues Viane a choi­si Bruges parce que la ville ne lui ins­pire que la tris­tesse (Roden­bach, 1892).

La tris­tesse, la lai­deur, la mes­qui­ne­rie, la mal­adresse, le crime et tant d’autres défauts sus­citent l’émotion esthé­tique au même titre qu’une réac­tion empa­thique. Para­doxa­le­ment, l’oublié (par rejet volon­taire ou incons­cient), le caché (sous des atours repous­sants), l’indicible (car objet de honte) devient le trait iden­ti­taire à aimer. À condi­tion de le dire sans le dire. Hugo Claus, dans le poème que Jacques De Decker tra­duit pour le volume de La Bel­gique mal­gré tout, joue d’une bien curieuse forme de pré­té­ri­tion qui ren­voie impli­ci­te­ment au célèbre tableau de Magritte, où la repré­sen­ta­tion d’une pipe est sui­vie de la men­tion « Ceci n’est pas une pipe » : « Les poètes ne parlent pas du centre ato­mique de Mol, / Ou de zones vertes / Ni de l’année 1951, lorsque Bau­douin Pre­mier devint roi » (Claus, 1980, p. 34).

Le natif du royaume s’étonne de l’attachement qu’il res­sent à l’endroit de choses ou de lieux qu’il connote lui-même néga­ti­ve­ment. Il s’agit de l’«imaginaire déca­lé » de ceux qui relisent inlas­sa­ble­ment Roden­bach, si l’on suit Gré­goire Polet dans Excu­sez les fautes du copiste (2006, p. 24). Dans ce même roman, d’ailleurs, le flo­ri­lège d’artistes convo­qués comme des génies dignes d’imitation (ou de for­ge­rie) sont majo­ri­tai­re­ment belges — les fleu­rons du patri­moine. Or, le plus appré­cié, Magritte, s’avère éga­le­ment le plus facile à copier pour un faus­saire, lais­sant entendre impli­ci­te­ment que le suc­cès du peintre à l’étranger confine à une farce jouée en dehors des fron­tières natio­nales. Ce qui relève de la sphère du patri­moine sacra­li­sé est indé­fec­ti­ble­ment ren­voyé à un pro­ces­sus para­doxal de désacralisation.

Dès lors, quand les villes sus­citent l’admiration ou l’attachement venu de l’étranger, l’autochtone réagit avec incré­du­li­té, comme le nar­ra­teur de La télé­vi­sion, de Jean-Phi­lippe Tous­saint : « Vous étiez où ? lui deman­dai-je […]. Au Zoute, dit-elle. Au Zoute ? dis-je. Au Zoute, dit-elle, vous connais­sez ? À Knokke-le-Zoute ? dis-je. Je n’en reve­nais pas. Les Dres­cher avaient pas­sé leurs vacances à Knokke-le-Zoute (ils en reve­naient à l’instant)» (Tous­saint, 1997, p. 179). Il revient ain­si à ceux de l’extérieur d’attester de la valeur intrin­sèque de ce qui est pro­pre­ment belge. Eekhoud ne s’y pre­nait pas autre­ment, à l’entame de son « Âme belge », lorsqu’il convo­quait Mot­ley ou Schil­ler pour van­ter par la bande les mérites du peuple belge (Eekhoud, 1905, p. 5). Hélas, en Bel­gique fran­co­phone, le para­doxe veut que l’on retienne plus sou­vent le mal qu’en a dit Bau­de­laire que tout le bien qu’en pen­saient Mal­lar­mé, Valé­ry et tant d’autres.

Depuis 2015, l’on sait que « Dieu existe [et qu’il] habite à Bruxelles ». Ce slo­gan cocasse ima­gi­né par le cinéaste Jaco Van Dor­mael et son scé­na­riste, l’écrivain Tho­mas Gun­zig, par­ti­cipe plei­ne­ment du phé­no­mène. L’être sacré par excel­lence est réduit à une figure cari­ca­tu­rale bouf­fie de mes­qui­ne­rie et de per­ver­si­té morale : Dieu (Benoît Poel­voorde) est l’image même de l’humanité la plus mépri­sable et vit reclus avec femme et fille dans un immeuble dépour­vu de porte, sinon un conduit secret qui mène du tam­bour de la machine à laver fami­liale à un autre tam­bour, situé dans une lave­rie publique. Cet exemple d’apparence ano­dine consti­tue le point de ten­sion entre les secrets fas­ci­nants conte­nus par la ville (le pro­jet divin, l’heure de la mort de cha­cun) et l’inévitable décep­tion qu’ils recèlent (Dieu ani­mé par le désir de faire régner l’injustice et la frus­tra­tion). Et le film de don­ner, mal­gré tout, l’une des plus belles évo­ca­tions poé­tiques de la ville de Bruxelles.

Par­ler en termes de symp­tôme est sans doute symp­to­ma­tique en soi, comme l’était le choix de la ban­nière « bel­gi­tude ». Aujourd’hui, elle appa­rait comme un prisme à tra­vers lequel les rayons lumi­neux si peu visibles à l’œil nu se sont offerts aux regards. En der­nière ana­lyse, ce que l’entreprise de la bel­gi­tude a célé­bré, c’est une cer­taine manière de conce­voir le patri­moine, autant que la façon de le sacra­li­ser — par le biais d’une désa­cra­li­sa­tion : l’iconoclaste pro­tège le tré­sor en ne lui recon­nais­sant pas sa valeur d’icône.

Absence de mythe fon­da­teur : uni­que­ment le divers de petites mytho­lo­gies inlas­sa­ble­ment remises sur le métier des écri­vains péné­lo­péens qui attendent le retour de quelqu’un qui n’est pas plus par­ti livrer bataille à l’étranger qu’il n’a même jamais exis­té. Seule Péné­lope existe et résiste aus­si âpre­ment qu’astucieusement aux pré­ten­dants — elle ne sera ni fran­çaise, ni hol­lan­daise, ni alle­mande, ni espa­gnole, etc. Péné­lope ne guer­roie pas, elle com­merce et pra­tique l’échange sous toutes ses formes. Elle se tient dans la sur­prise constante des effets qu’elle sus­cite, des suc­cès qu’elle emporte. La belge Ithaque lui paraît morne et, pour­tant, insi­dieu­se­ment, elle sait que c’est là, dans le péri­mètre de cet hori­zon si limi­té, sous la pâleur de la bana­li­té, que se cachent de bien plus grands tré­sors que der­rière les murs de Troie. Et c’est de cette sur­prise face à la beau­té de l’insignifiant qu’elle tire la matière néces­saire à une iden­ti­fi­ca­tion patri­mo­niale en accord avec son imaginaire.

  1. Pour une his­toire des débats sus­ci­tés par l’invention du terme de bel­gi­tude, des ori­gines à nos jours, voir l’étude de José Domingues de Almei­da, 2013.

Christophe Meurée


Auteur

premier assistant scientifique des Archives & Musée de la Littérature de Bruxelles. Il a écrit de nombreux articles sur les littératures de langue française des XIXe, XXe et XXIe siècles, en particulier sur le fonctionnement de la fiction, les postures adoptées par les écrivains et le processus de construction de l’œuvre littéraire (de la genèse jusqu’à la médiatisation)