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Les transformations de l’action collective

Numéro 3 Mars 2004 par Hervé Pourtois

mars 2004

Les trois articles qui suivent forment le second volet du dos­sier que La Revue nou­velle consacre aux nou­velles figures de la ques­tion sociale. Le pre­mier volet (décembre 2003) ana­ly­sait quelques aspects des trans­for­ma­tions des formes de pro­tec­tion sociale et de redis­tri­bu­tion aujourd’­hui iden­ti­fiées sous le label de l’É­tat social actif. Cette seconde par­tie se penche […]

Les trois articles qui suivent forment le second volet du dos­sier que La Revue nou­velle consacre aux nou­velles figures de la ques­tion sociale. Le pre­mier volet (décembre 2003) ana­ly­sait quelques aspects des trans­for­ma­tions des formes de pro­tec­tion sociale et de redis­tri­bu­tion aujourd’­hui iden­ti­fiées sous le label de l’É­tat social actif. Cette seconde par­tie se penche sur les défis que ces nou­velles figures posent à l’ac­tion collective.

Un des défis sou­vent évo­qués est la crise du mili­tan­tisme poli­tique et syn­di­cal. Plu­tôt qu’une « crise », Benoît Rihoux pré­fère évo­quer des « muta­tions » à l’œuvre dans les formes contem­po­raines d’adhé­sion des citoyens aux par­tis poli­tiques et aux mou­ve­ments sociaux. Avec d’autres poli­to­logues, il constate une pro­fes­sion­na­li­sa­tion gran­dis­sante de l’ac­tion poli­tique. Se mar­quant par l’in­fluence de plus en plus nette des experts de dif­fé­rente nature au sein des par­tis et par celle des man­da­taires poli­tiques au détri­ment des mili­tants de base, ce phé­no­mène accom­pagne ou conforte une ten­dance à l’é­mer­gence d’une cer­taine « plas­ti­ci­té idéo­lo­gique » conve­nant bien à un type d’en­ga­ge­ment plus pro­fes­sion­nel mais source de décep­tion auprès de ceux qui aspirent à des modes d’ac­tion plus mili­tants. D’une cer­taine manière, cette évo­lu­tion de fond des par­tis les plus anciens explique l’é­mer­gence de nou­veaux acteurs qui laissent plus d’es­pace au mili­tan­tisme au quo­ti­dien. Au-delà de leurs spé­ci­fi­ci­tés, les mou­ve­ments sociaux connaissent eux aus­si des ten­dances simi­laires à la pro­fes­sion­na­li­sa­tion et à l’ex­per­tise et en réac­tion à la créa­tion d’as­so­cia­tions refu­sant cette logique pour pri­vi­lé­gier des actions plus directes de protestation. 

On peut se deman­der si ces évo­lu­tions conduisent iné­luc­ta­ble­ment à la réduc­tion de l’ac­tion sociale à une « offre de ser­vice » d’ac­teurs col­lec­tifs spé­cia­li­sés et inter­ve­nant dans le registre de l’ex­per­tise. Ne pré­fi­gurent-elles pas plu­tôt de nou­velles formes de mobi­li­sa­tion et de par­ti­ci­pa­tion adap­tées à un « monde incer­tain » et asso­ciant dans des « forums hybrides » experts, pro­fes­sion­nels de la poli­tique et de l’in­ter­ven­tion et citoyens ordi­naires. Ces nou­velles façons de faire de la poli­tique ne sont-elles pas pré­ci­sé­ment congruentes avec le pro­jet d’un État social actif qui pense la jus­tice sociale non plus en termes de res­sources mais de condi­tions de par­ti­ci­pa­tion et qui inter­vient au moyen de dis­po­si­tifs plus inter­ac­tifs et plus contex­tués ? Ceux-ci pour­raient peut-être se révé­ler des ins­tru­ments inté­res­sants de ren­for­ce­ment de la parole et de la place de l’u­sa­ger dans les pra­tiques du tra­vail social.

Un des traits majeurs de l’his­toire sociale des cin­quante der­nières années est sans aucun doute la place crois­sance prise par le mou­ve­ment des femmes en vue de faire recon­naitre l’im­por­tance de « leurs propres ques­tions sociales ». Flo­rence Degavre retrace ces luttes. Elles ont conduit davan­tage de femmes à une inté­gra­tion pro­fes­sion­nelle. Mais la pré­ca­ri­sa­tion et la dété­rio­ra­tion actuelle de leurs condi­tions de tra­vail, et de vie, ne doivent-elles pas nous ame­ner à tirer un bilan négatif ? 

Sur le plan de la pro­tec­tion sociale, il impor­te­rait tou­te­fois de savoir si ou en quoi on assiste à tra­vers le débat sur l’É­tat social actif à une occul­ta­tion ou à une recon­nais­sance des ques­tions sociales posées par le mou­ve­ment des femmes. Celui-ci marque-t-il une aggra­va­tion des méca­nismes d’in­fé­rio­ri­sa­tion des femmes et une limi­ta­tion sinon un échec de leurs stra­té­gies visant à les com­battre mal­gré, nous l’a­vons vu, la pro­fes­sion­na­li­sa­tion gran­dis­sante des métiers du social et la place gran­dis­sante des femmes aux postes d’ex­per­tise et dans une moindre mesure aux postes de déci­sion dans les organes qui pensent et gèrent les régu­la­tions col­lec­tives ? Ou, au contraire, des réfé­rences telles que l’in­di­vi­dua­li­sa­tion des droits, l’é­ga­li­sa­tion des capa­ci­tés de faire des choix, l’ex­ten­sion de la notion de tra­vail, la pro­mo­tion de l’au­to­no­mie indi­vi­duelle ne font-elles pas par­tie d’un héri­tage conquis, mais non assu­mé comme tel, face « au pri­vi­lège mas­cu­lin de nom­mer le monde » ? Flo­rence Degavre laisse la ques­tion ouverte mais nous invite à prendre en consi­dé­ra­tion la volon­té du fémi­nisme de rendre visibles les spé­ci­fi­ci­tés de la place des femmes et de leurs ques­tions sociales.

Si la contri­bu­tion de Flo­rence Degavre inter­roge l’ac­tion des fémi­nistes, Fran­çoise Pio­tet, quant à elle, nous montre, à par­tir de la situa­tion fran­çaise, com­ment l’ac­tion syn­di­cale est inter­pel­lée par les chan­ge­ments qui affectent le monde du tra­vail. Les nou­velles formes d’or­ga­ni­sa­tion du tra­vail dans l’in­dus­trie et les ser­vices mar­chands induisent notam­ment un accrois­se­ment des risques pour les tra­vailleurs et l’é­mer­gence de nou­veaux cli­vages sociaux qui relèguent hors du sys­tème pro­duc­tif une part crois­sante de la popu­la­tion tout en offrant à une mino­ri­té dis­po­sant d’un capi­tal social éle­vé une mobi­li­té indi­vi­duelle qui les dis­pense d’une ins­crip­tion dans des sys­tèmes de solidarité. 

De son côté, le sec­teur public voit ses pra­tiques mises en ques­tion par l’é­mer­gence de modes de ges­tion contrac­tuels propres à une nou­velle culture mana­gé­riale (l’i­ma­gi­naire de l’ « entre­prise de soi » et du « contrat » qui la tra­verse se retrouve, du reste, dans les dis­cours qui pro­meuvent des dis­po­si­tifs de pro­tec­tion sociale visant à acti­ver et à res­pon­sa­bi­li­ser les béné­fi­ciaires). Ces phé­no­mènes génèrent un écla­te­ment du monde du tra­vail : les tra­jec­toires de ceux qui, sou­vent de manière pré­caire, sont inté­grés au sys­tème pro­duc­tif sont de plus en plus diver­gentes, indi­vi­dua­li­sées et « cli­vées » par les dif­fé­rences de sexe, de natio­na­li­té, d’âge ou de formation. 

Pour Fran­çoise Pio­tet, ce « déclin du col­lec­tif » et l’ab­sence cor­ré­la­tive d’une « vision claire du pro­grès social et de la jus­tice » nous appellent à repen­ser tout à la fois le sens pro­fond de la repré­sen­ta­tion qui fonde la légi­ti­mi­té, actuel­le­ment en crise, des acteurs syn­di­caux et les modes de régu­la­tion par les­quels l’ac­tion publique peut nor­mer le monde du travail.

Le dis­cours contem­po­rain sur l’É­tat social actif semble bien désar­mé face à ce défi. Certes, le pro­jet qui l’a­nime peut être inter­pré­té comme une ten­ta­tive de répondre à un défi­cit de légi­ti­mi­té du modèle for­diste de l’É­tat social. Dans le contexte des « trente glo­rieuses », alors que le mar­ché sem­blait pou­voir assu­rer qua­si natu­rel­le­ment l’in­té­gra­tion des tra­vailleurs, les poli­tiques sociales visaient essen­tiel­le­ment à redis­tri­buer les fruits de la crois­sance et à assu­rer les tra­vailleurs contre des risques standards. 

Dès lors que, notam­ment pour les rai­sons mises en lumière par Pio­tet, l’in­ser­tion par l’emploi cesse d’être un don­né pour deve­nir un pro­blème, elle doit deve­nir une mis­sion essen­tielle d’un État social actif. Mais le rai­son­ne­ment des défen­seurs d’un tel État ne peut s’ar­rê­ter à cette thèse. Car si l’in­ser­tion est effec­ti­ve­ment une prio­ri­té défen­due au nom de la soli­da­ri­té, elle ne peut se réa­li­ser au détri­ment des acquis du modèle social euro­péen : la pro­tec­tion des tra­jec­toires indi­vi­duelles contres les aléas de la vie et l’ex­ten­sion de la logique mar­chande ain­si que l’é­ga­li­sa­tion des condi­tions maté­rielles d’exis­tence. C’est cette ambi­tion forte qui devrait ani­mer aujourd’­hui l’ac­tion col­lec­tive. Mais elle ne pour­ra se concré­ti­ser que si, en réponse à la nou­velle figure de la ques­tion sociale, se met en place une nou­velle figure de la démo­cra­tie sociale : les formes de l’or­ga­ni­sa­tion du tra­vail et de la pro­tec­tion sociale doivent être sou­mises à l’é­preuve de la déli­bé­ra­tion col­lec­tive asso­ciant les acteurs sociaux. On ne peut que déplo­rer l’oc­cul­ta­tion de cet enjeu dans les dis­cours publics actuels sur l’É­tat social.

Hervé Pourtois


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