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Les transformations de l’action collective
Les trois articles qui suivent forment le second volet du dossier que La Revue nouvelle consacre aux nouvelles figures de la question sociale. Le premier volet (décembre 2003) analysait quelques aspects des transformations des formes de protection sociale et de redistribution aujourd’hui identifiées sous le label de l’État social actif. Cette seconde partie se penche […]
Les trois articles qui suivent forment le second volet du dossier que La Revue nouvelle consacre aux nouvelles figures de la question sociale. Le premier volet (décembre 2003) analysait quelques aspects des transformations des formes de protection sociale et de redistribution aujourd’hui identifiées sous le label de l’État social actif. Cette seconde partie se penche sur les défis que ces nouvelles figures posent à l’action collective.
Un des défis souvent évoqués est la crise du militantisme politique et syndical. Plutôt qu’une « crise », Benoît Rihoux préfère évoquer des « mutations » à l’œuvre dans les formes contemporaines d’adhésion des citoyens aux partis politiques et aux mouvements sociaux. Avec d’autres politologues, il constate une professionnalisation grandissante de l’action politique. Se marquant par l’influence de plus en plus nette des experts de différente nature au sein des partis et par celle des mandataires politiques au détriment des militants de base, ce phénomène accompagne ou conforte une tendance à l’émergence d’une certaine « plasticité idéologique » convenant bien à un type d’engagement plus professionnel mais source de déception auprès de ceux qui aspirent à des modes d’action plus militants. D’une certaine manière, cette évolution de fond des partis les plus anciens explique l’émergence de nouveaux acteurs qui laissent plus d’espace au militantisme au quotidien. Au-delà de leurs spécificités, les mouvements sociaux connaissent eux aussi des tendances similaires à la professionnalisation et à l’expertise et en réaction à la création d’associations refusant cette logique pour privilégier des actions plus directes de protestation.
On peut se demander si ces évolutions conduisent inéluctablement à la réduction de l’action sociale à une « offre de service » d’acteurs collectifs spécialisés et intervenant dans le registre de l’expertise. Ne préfigurent-elles pas plutôt de nouvelles formes de mobilisation et de participation adaptées à un « monde incertain » et associant dans des « forums hybrides » experts, professionnels de la politique et de l’intervention et citoyens ordinaires. Ces nouvelles façons de faire de la politique ne sont-elles pas précisément congruentes avec le projet d’un État social actif qui pense la justice sociale non plus en termes de ressources mais de conditions de participation et qui intervient au moyen de dispositifs plus interactifs et plus contextués ? Ceux-ci pourraient peut-être se révéler des instruments intéressants de renforcement de la parole et de la place de l’usager dans les pratiques du travail social.
Un des traits majeurs de l’histoire sociale des cinquante dernières années est sans aucun doute la place croissance prise par le mouvement des femmes en vue de faire reconnaitre l’importance de « leurs propres questions sociales ». Florence Degavre retrace ces luttes. Elles ont conduit davantage de femmes à une intégration professionnelle. Mais la précarisation et la détérioration actuelle de leurs conditions de travail, et de vie, ne doivent-elles pas nous amener à tirer un bilan négatif ?
Sur le plan de la protection sociale, il importerait toutefois de savoir si ou en quoi on assiste à travers le débat sur l’État social actif à une occultation ou à une reconnaissance des questions sociales posées par le mouvement des femmes. Celui-ci marque-t-il une aggravation des mécanismes d’infériorisation des femmes et une limitation sinon un échec de leurs stratégies visant à les combattre malgré, nous l’avons vu, la professionnalisation grandissante des métiers du social et la place grandissante des femmes aux postes d’expertise et dans une moindre mesure aux postes de décision dans les organes qui pensent et gèrent les régulations collectives ? Ou, au contraire, des références telles que l’individualisation des droits, l’égalisation des capacités de faire des choix, l’extension de la notion de travail, la promotion de l’autonomie individuelle ne font-elles pas partie d’un héritage conquis, mais non assumé comme tel, face « au privilège masculin de nommer le monde » ? Florence Degavre laisse la question ouverte mais nous invite à prendre en considération la volonté du féminisme de rendre visibles les spécificités de la place des femmes et de leurs questions sociales.
Si la contribution de Florence Degavre interroge l’action des féministes, Françoise Piotet, quant à elle, nous montre, à partir de la situation française, comment l’action syndicale est interpellée par les changements qui affectent le monde du travail. Les nouvelles formes d’organisation du travail dans l’industrie et les services marchands induisent notamment un accroissement des risques pour les travailleurs et l’émergence de nouveaux clivages sociaux qui relèguent hors du système productif une part croissante de la population tout en offrant à une minorité disposant d’un capital social élevé une mobilité individuelle qui les dispense d’une inscription dans des systèmes de solidarité.
De son côté, le secteur public voit ses pratiques mises en question par l’émergence de modes de gestion contractuels propres à une nouvelle culture managériale (l’imaginaire de l’ « entreprise de soi » et du « contrat » qui la traverse se retrouve, du reste, dans les discours qui promeuvent des dispositifs de protection sociale visant à activer et à responsabiliser les bénéficiaires). Ces phénomènes génèrent un éclatement du monde du travail : les trajectoires de ceux qui, souvent de manière précaire, sont intégrés au système productif sont de plus en plus divergentes, individualisées et « clivées » par les différences de sexe, de nationalité, d’âge ou de formation.
Pour Françoise Piotet, ce « déclin du collectif » et l’absence corrélative d’une « vision claire du progrès social et de la justice » nous appellent à repenser tout à la fois le sens profond de la représentation qui fonde la légitimité, actuellement en crise, des acteurs syndicaux et les modes de régulation par lesquels l’action publique peut normer le monde du travail.
Le discours contemporain sur l’État social actif semble bien désarmé face à ce défi. Certes, le projet qui l’anime peut être interprété comme une tentative de répondre à un déficit de légitimité du modèle fordiste de l’État social. Dans le contexte des « trente glorieuses », alors que le marché semblait pouvoir assurer quasi naturellement l’intégration des travailleurs, les politiques sociales visaient essentiellement à redistribuer les fruits de la croissance et à assurer les travailleurs contre des risques standards.
Dès lors que, notamment pour les raisons mises en lumière par Piotet, l’insertion par l’emploi cesse d’être un donné pour devenir un problème, elle doit devenir une mission essentielle d’un État social actif. Mais le raisonnement des défenseurs d’un tel État ne peut s’arrêter à cette thèse. Car si l’insertion est effectivement une priorité défendue au nom de la solidarité, elle ne peut se réaliser au détriment des acquis du modèle social européen : la protection des trajectoires individuelles contres les aléas de la vie et l’extension de la logique marchande ainsi que l’égalisation des conditions matérielles d’existence. C’est cette ambition forte qui devrait animer aujourd’hui l’action collective. Mais elle ne pourra se concrétiser que si, en réponse à la nouvelle figure de la question sociale, se met en place une nouvelle figure de la démocratie sociale : les formes de l’organisation du travail et de la protection sociale doivent être soumises à l’épreuve de la délibération collective associant les acteurs sociaux. On ne peut que déplorer l’occultation de cet enjeu dans les discours publics actuels sur l’État social.