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Les tergiversations autour de la demande d’euthanasie d’un interné
Le 15 septembre 2014, le quotidien flamand De Standaard relate qu’une personne internée, Frank Van der Bleeken, a obtenu le droit d’être transférée dans un hôpital, pour qu’on y pratique l’euthanasie qu’elle souhaite depuis plusieurs années. Dès mai 2002, le droit à l’euthanasie est reconnu en Belgique. Il est soumis à des conditions strictes et n’est admissible que si le patient est […]
Le 15 septembre 2014, le quotidien flamand De Standaard relate qu’une personne internée, Frank Van der Bleeken, a obtenu le droit d’être transférée dans un hôpital, pour qu’on y pratique l’euthanasie qu’elle souhaite depuis plusieurs années.
Dès mai 2002, le droit à l’euthanasie est reconnu en Belgique. Il est soumis à des conditions strictes et n’est admissible que si le patient est capable et conscient au moment de la demande ; s’il se trouve dans une situation médicale sans issue et si la souffrance physique et/ou psychique consécutive à sa situation est constante, insupportable et inapaisable.
Depuis janvier 2005, en Belgique, la loi de principes concernant l’administration des établissements pénitentiaires ainsi que le statut juridique des détenus stipule à l’art. 6. § 1er que « le détenu n’est soumis à aucune limitation de ses droits politiques, civils, sociaux, économiques ou culturels autre que les limitations qui découlent de sa condamnation pénale ou de la mesure privative de liberté, celles qui sont indissociables de la privation de liberté et celles qui sont déterminées par ou en vertu de la loi ».
Des positions divergentes
Cela fait plus de dix ans que Frank Van der Bleeken, un homme actuellement âgé de cinquante-deux ans, interné pour avoir tué en 1989 une jeune femme de dix-neuf ans, après l’avoir agressée sexuellement, demande à être euthanasié. Conscient du fait qu’il a enlevé la vie à une femme et que ses années d’internement ne lui ont pas permis de colmater ses pulsions, d’autant qu’à son avis rien de thérapeutique n’a été entrepris pendant tout ce temps, Frank Van der Bleeken refuse de sortir de prison par peur de récidiver et de tuer une nouvelle victime. Depuis deux ou trois ans, sa demande d’euthanasie s’est précisée. Malgré l’existence de la loi de principes qui lui reconnait donc, comme à tout un chacun, ce droit, cette demande a fait l’objet de débats infinis qui se focalisent essentiellement autour de deux types de questionnements exprimés ou non.
Personne ne semble remettre en question la capacité de l’intéressé à demander l’euthanasie, malgré son statut d’interné. Ce statut implique effectivement que Frank Van der Bleeken a été reconnu irresponsable de ses actes au moment des faits et qu’il représente encore au moment de l’examen psychiatrique un danger social. La maladie dont il souffre — une incapacité à contrôler ses pulsions sexuelles — n’affecterait néanmoins en rien sa capacité à demander qu’on mette activement fin à sa souffrance psychique intolérable.
Si tout le monde s’accorde à dire qu’il est impossible de mesurer objectivement la souffrance psychique de quelqu’un, personne ne semble contester réellement que cette souffrance existe. Une première divergence entre ceux qui considèrent que la demande de Frank Van der Bleeken est recevable et ceux qui doutent de sa validité trouve son origine dans l’appréciation différente qu’ils opèrent concernant les causes de cette souffrance. Pour les uns, cette souffrance est liée à l’absence de sens de la vie qu’il mène, et de celle qui lui reste à mener. Pour les autres, elle serait la conséquence des conditions dans lesquelles il est enfermé.
Indépendamment du fait qu’il était naïf, en pleine période d’austérité, et par ailleurs peu respectueux à l’égard de la demande d’euthanasie de cette personne internée d’utiliser sa demande dans l’espoir de voir s’améliorer les conditions de détention en Belgique, ce type de divergence traverse tout le débat éthique concernant le droit à l’euthanasie de chacun. Dans son premier avis (12 mai 1997) concernant l’opportunité d’un règlement légal de l’euthanasie, le Comité consultatif de bioéthique de Belgique rend compte de cette divergence fondamentale en exposant le point de vue de certains de ses membres qui se résume dans la position 1 et d’autres qui se retrouvent dans la position 4. Les tenants de la première position prônent une modification législative dépénalisant l’euthanasie et considèrent que « la loi doit garantir le droit de tout individu de disposer lui-même de sa vie », alors que les tenants de la position 4 proposent le maintien pur et simple de l’interdit légal contre l’euthanasie « afin de ne pas porter atteinte à la valeur éminente de la vie comme support naturel de tous les autres droits de la personne ». Ils poursuivent en disant « que les institutions légales et médicales doivent faire primer le droit de vivre en cherchant à soulager les souffrances par d’autres voies que l’homicide (notamment les soins palliatifs…) ».
Pour les tenants de la position 4, le droit à la vie est aussi inaltérable que l’obligation à vivre. La question du sens de la vie ne se pose donc pas. Il en découle que si certaines personnes demandent à mourir cela signifie que les « institutions » ne réussissent pas à soulager leurs souffrances et pour ce qui concerne les personnes détenues qu’il est donc impératif d’aménager les lieux dans lesquels ils sont enfermés.
Lorsque les personnes qui doutaient de la validité de la demande de Frank Van der Bleeken ont pris conscience du fait que le système carcéral en Belgique n’allait pas se modifier par enchantement, ils ont proposé, afin de mettre fin à sa demande d’euthanasie, de le transférer vers les Pays-Bas et plus précisément vers Utrecht où se trouve l’institut Willem Pompe, une prison adaptée aux besoins d’une population carcérale qui subit de longues peines. Les soignants néerlandais n’auraient pas plus pu le guérir que les Belges, mais il aurait pu y jouir d’un plus grand espace de liberté, tout en s’occupant d’un jardin et d’un potager. Cette demande de transfert ne lui fut pas accordée et l’intéressé a réitéré sa demande d’euthanasie.
Au-delà du clivage philosophique
Si l’on peut imaginer grossièrement qu’à l’intérieur du Comité consultatif de bioéthique les tenants de la première position en matière de légalisation de l’euthanasie représentaient plutôt le courant laïc, alors que les défenseurs de la position 4 s’inspiraient de l’idéologie des religions monothéistes, rien n’est moins vrai dans le cas de la demande de Frank Van der Bleeken. Des professeurs de la VUB (Vrije Universiteit Brussel) s’y sont opposés et tant Bert Anciaux que Freya Van den Bossche, deux politiques de la SP‑A incriminent la politique pénitentiaire belge comme responsable de la souffrance de Frank Van der Bleeken.
La demande de fin de vie d’une personne internée semble donc difficile à entendre, que l’on soit athée ou croyant. Il y a manifestement un malaise dont l’enjeu dépasse le clivage habituel lié aux convictions philosophiques des uns et des autres. Selon, le deuxième type de questionnements sera clairement exprimé ou restera inexprimé.
Tentons d’évoquer les principaux arguments invoqués pour ne pas rencontrer la demande d’euthanasie de Frank Van der Bleeken ou pour en retarder l’exécution.
Accéder à la demande d’euthanasie d’un détenu ou d’un interné servira d’exemple pour les autres qui, à leur tour, demanderont à être euthanasiés, soit parce qu’ils vivent un réel désir de mourir, soit parce qu’ils ont le sentiment que la société désire leur mort. Cet argument nous l’avions entendu, en son temps, pour justifier le maintien de l’interdit de l’euthanasie, parce que la légaliser allait amener toutes les personnes âgées à réclamer la fin de leur vie pour fatigue de vivre ou plus simplement parce qu’ils auraient le sentiment qu’en légalisant l’euthanasie l’État leur signifiait qu’il préférait qu’elles disparaissent. En la matière, l’expérience nous permet de constater que cette crainte n’était pas justifiée et qu’elle faisait manifestement abstraction de l’angoisse de mort bien présente chez la plupart d’entre nous, qui limite naturellement nos demandes de fin de vie.
Au-delà (ou en deçà ?) de ce deuxième argument, mais rarement verbalisé, on peut entendre s’exprimer la crainte que des personnes condamnées à de lourdes peines de prison ou internées pour des faits graves se dérobent à leur peine en demandant de mettre fin à leurs jours pour ainsi se soustraire à la juste condamnation réclamée par la société pour leurs crimes. Ce retour à une morale d’œil pour œil dent pour dent, pour effrayant qu’il soit d’un point de vue éthique, n’a rien d’étonnant dans une société où, hormis la promulgation de lois de principes, rien ne se fait, au contraire, pour aider la population à saisir que, derrière un criminel, il y a avant tout un être humain à respecter en tant que tel.
Faut-il déduire de la demande d’euthanasie de Frank Van der Bleeken, et éventuellement de celles qui vont suivre, que certaines condamnations seraient à ce point origine de souffrance que des personnes préfèreraient en finir plutôt que de devoir continuer à les subir ? En d’autres termes, les condamnations à mort seraient-elles parfois plus humaines, que les conditions de vie offertes dans nos lieux d’emprisonnement ? Cela reviendrait à prétendre que rencontrer cette demande d’euthanasie consisterait à réintroduire la peine de mort, même s’il y a pour le moins une erreur de logique dans cette affirmation. La peine de mort est prononcée à l’égard d’une personne envers et probablement contre son avis comme une punition ultime. La demande d’euthanasie émane de la personne même, qui, pour des raisons qui sont siennes, préfère mourir que de vivre. Dans notre subconscient ou dans notre inconscient, cela reviendrait à prétendre que nos systèmes judiciaires et pénitentiaires seraient barbares. C’est pour le moins dérangeant.
Il n’empêche que si des questionnements analogues ont traversé l’esprit de ceux qui ont douté de la validité de la demande d’euthanasie de Frank Van der Bleeken, ils n’avaient pas vraiment lieu d’être. Personne ne lui refusait une sortie. C’est lui qui refusait, et qui savait qu’il refuserait à vie, de quitter ce lieu d’enfermement, parce qu’il était conscient du risque de récidive qu’il présentait. Et c’est toujours lui qui prétendait que dans ces conditions d’enfermement à vie qu’il s’imposait, il ne voyait plus le sens de sa vie, quelles que soient les conditions de détention qu’on lui offrait. Cela n’a empêché personne de le faire lanterner durant plus de deux ans avant de lui accorder son transfert vers un hôpital où un médecin acceptait de l’euthanasier.
En d’autres termes, malgré l’existence de la loi de principes, lorsqu’on est détenu ou interné, faire reconnaitre ses droits est loin d’être facile et reste une bataille à mener. Au-delà des déclarations de principe, ce serait bien que notre pays veille à traduire ses bonnes intentions en bonnes pratiques.