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Les tergiversations autour de la demande d’euthanasie d’un interné

Numéro 11/12 novembre/décembre 2014 - euthanasie prison par Roelandt Micheline

novembre 2014

Le 15 sep­tembre 2014, le quo­ti­dien fla­mand De Stan­daard relate qu’une per­sonne inter­née, Frank Van der Blee­ken, a obte­nu le droit d’être trans­fé­rée dans un hôpi­tal, pour qu’on y pra­tique l’euthanasie qu’elle sou­haite depuis plu­sieurs années. Dès mai 2002, le droit à l’euthanasie est recon­nu en Bel­gique. Il est sou­mis à des condi­tions strictes et n’est admis­sible que si le patient est […]

Le 15 sep­tembre 2014, le quo­ti­dien fla­mand De Stan­daard relate qu’une per­sonne inter­née, Frank Van der Blee­ken, a obte­nu le droit d’être trans­fé­rée dans un hôpi­tal, pour qu’on y pra­tique l’euthanasie qu’elle sou­haite depuis plu­sieurs années.

Dès mai 2002, le droit à l’euthanasie est recon­nu en Bel­gique. Il est sou­mis à des condi­tions strictes et n’est admis­sible que si le patient est capable et conscient au moment de la demande ; s’il se trouve dans une situa­tion médi­cale sans issue et si la souf­france phy­sique et/ou psy­chique consé­cu­tive à sa situa­tion est constante, insup­por­table et inapaisable.

Depuis jan­vier 2005, en Bel­gique, la loi de prin­cipes concer­nant l’administration des éta­blis­se­ments péni­ten­tiaires ain­si que le sta­tut juri­dique des déte­nus sti­pule à l’art. 6. § 1er que « le déte­nu n’est sou­mis à aucune limi­ta­tion de ses droits poli­tiques, civils, sociaux, éco­no­miques ou cultu­rels autre que les limi­ta­tions qui découlent de sa condam­na­tion pénale ou de la mesure pri­va­tive de liber­té, celles qui sont indis­so­ciables de la pri­va­tion de liber­té et celles qui sont déter­mi­nées par ou en ver­tu de la loi ».

Des positions divergentes

Cela fait plus de dix ans que Frank Van der Blee­ken, un homme actuel­le­ment âgé de cin­quante-deux ans, inter­né pour avoir tué en 1989 une jeune femme de dix-neuf ans, après l’avoir agres­sée sexuel­le­ment, demande à être eutha­na­sié. Conscient du fait qu’il a enle­vé la vie à une femme et que ses années d’internement ne lui ont pas per­mis de col­ma­ter ses pul­sions, d’autant qu’à son avis rien de thé­ra­peu­tique n’a été entre­pris pen­dant tout ce temps, Frank Van der Blee­ken refuse de sor­tir de pri­son par peur de réci­di­ver et de tuer une nou­velle vic­time. Depuis deux ou trois ans, sa demande d’euthanasie s’est pré­ci­sée. Mal­gré l’existence de la loi de prin­cipes qui lui recon­nait donc, comme à tout un cha­cun, ce droit, cette demande a fait l’objet de débats infi­nis qui se foca­lisent essen­tiel­le­ment autour de deux types de ques­tion­ne­ments expri­més ou non.

Per­sonne ne semble remettre en ques­tion la capa­ci­té de l’intéressé à deman­der l’euthanasie, mal­gré son sta­tut d’interné. Ce sta­tut implique effec­ti­ve­ment que Frank Van der Blee­ken a été recon­nu irres­pon­sable de ses actes au moment des faits et qu’il repré­sente encore au moment de l’examen psy­chia­trique un dan­ger social. La mala­die dont il souffre — une inca­pa­ci­té à contrô­ler ses pul­sions sexuelles — n’affecterait néan­moins en rien sa capa­ci­té à deman­der qu’on mette acti­ve­ment fin à sa souf­france psy­chique intolérable.

Si tout le monde s’accorde à dire qu’il est impos­sible de mesu­rer objec­ti­ve­ment la souf­france psy­chique de quelqu’un, per­sonne ne semble contes­ter réel­le­ment que cette souf­france existe. Une pre­mière diver­gence entre ceux qui consi­dèrent que la demande de Frank Van der Blee­ken est rece­vable et ceux qui doutent de sa vali­di­té trouve son ori­gine dans l’appréciation dif­fé­rente qu’ils opèrent concer­nant les causes de cette souf­france. Pour les uns, cette souf­france est liée à l’absence de sens de la vie qu’il mène, et de celle qui lui reste à mener. Pour les autres, elle serait la consé­quence des condi­tions dans les­quelles il est enfermé.

Indé­pen­dam­ment du fait qu’il était naïf, en pleine période d’austérité, et par ailleurs peu res­pec­tueux à l’égard de la demande d’euthanasie de cette per­sonne inter­née d’utiliser sa demande dans l’espoir de voir s’améliorer les condi­tions de déten­tion en Bel­gique, ce type de diver­gence tra­verse tout le débat éthique concer­nant le droit à l’euthanasie de cha­cun. Dans son pre­mier avis (12 mai 1997) concer­nant l’opportunité d’un règle­ment légal de l’euthanasie, le Comi­té consul­ta­tif de bioé­thique de Bel­gique rend compte de cette diver­gence fon­da­men­tale en expo­sant le point de vue de cer­tains de ses membres qui se résume dans la posi­tion 1 et d’autres qui se retrouvent dans la posi­tion 4. Les tenants de la pre­mière posi­tion prônent une modi­fi­ca­tion légis­la­tive dépé­na­li­sant l’euthanasie et consi­dèrent que « la loi doit garan­tir le droit de tout indi­vi­du de dis­po­ser lui-même de sa vie », alors que les tenants de la posi­tion 4 pro­posent le main­tien pur et simple de l’interdit légal contre l’euthanasie « afin de ne pas por­ter atteinte à la valeur émi­nente de la vie comme sup­port natu­rel de tous les autres droits de la per­sonne ». Ils pour­suivent en disant « que les ins­ti­tu­tions légales et médi­cales doivent faire pri­mer le droit de vivre en cher­chant à sou­la­ger les souf­frances par d’autres voies que l’homicide (notam­ment les soins palliatifs…) ».

Pour les tenants de la posi­tion 4, le droit à la vie est aus­si inal­té­rable que l’obligation à vivre. La ques­tion du sens de la vie ne se pose donc pas. Il en découle que si cer­taines per­sonnes demandent à mou­rir cela signi­fie que les « ins­ti­tu­tions » ne réus­sissent pas à sou­la­ger leurs souf­frances et pour ce qui concerne les per­sonnes déte­nues qu’il est donc impé­ra­tif d’aménager les lieux dans les­quels ils sont enfermés.

Lorsque les per­sonnes qui dou­taient de la vali­di­té de la demande de Frank Van der Blee­ken ont pris conscience du fait que le sys­tème car­cé­ral en Bel­gique n’allait pas se modi­fier par enchan­te­ment, ils ont pro­po­sé, afin de mettre fin à sa demande d’euthanasie, de le trans­fé­rer vers les Pays-Bas et plus pré­ci­sé­ment vers Utrecht où se trouve l’institut Willem Pompe, une pri­son adap­tée aux besoins d’une popu­la­tion car­cé­rale qui subit de longues peines. Les soi­gnants néer­lan­dais n’auraient pas plus pu le gué­rir que les Belges, mais il aurait pu y jouir d’un plus grand espace de liber­té, tout en s’occupant d’un jar­din et d’un pota­ger. Cette demande de trans­fert ne lui fut pas accor­dée et l’intéressé a réité­ré sa demande d’euthanasie.

Au-delà du clivage philosophique

Si l’on peut ima­gi­ner gros­siè­re­ment qu’à l’intérieur du Comi­té consul­ta­tif de bioé­thique les tenants de la pre­mière posi­tion en matière de léga­li­sa­tion de l’euthanasie repré­sen­taient plu­tôt le cou­rant laïc, alors que les défen­seurs de la posi­tion 4 s’inspiraient de l’idéologie des reli­gions mono­théistes, rien n’est moins vrai dans le cas de la demande de Frank Van der Blee­ken. Des pro­fes­seurs de la VUB (Vrije Uni­ver­si­teit Brus­sel) s’y sont oppo­sés et tant Bert Anciaux que Freya Van den Bossche, deux poli­tiques de la SP‑A incri­minent la poli­tique péni­ten­tiaire belge comme res­pon­sable de la souf­france de Frank Van der Bleeken.

La demande de fin de vie d’une per­sonne inter­née semble donc dif­fi­cile à entendre, que l’on soit athée ou croyant. Il y a mani­fes­te­ment un malaise dont l’enjeu dépasse le cli­vage habi­tuel lié aux convic­tions phi­lo­so­phiques des uns et des autres. Selon, le deuxième type de ques­tion­ne­ments sera clai­re­ment expri­mé ou res­te­ra inexprimé.

Ten­tons d’évoquer les prin­ci­paux argu­ments invo­qués pour ne pas ren­con­trer la demande d’euthanasie de Frank Van der Blee­ken ou pour en retar­der l’exécution.

Accé­der à la demande d’euthanasie d’un déte­nu ou d’un inter­né ser­vi­ra d’exemple pour les autres qui, à leur tour, deman­de­ront à être eutha­na­siés, soit parce qu’ils vivent un réel désir de mou­rir, soit parce qu’ils ont le sen­ti­ment que la socié­té désire leur mort. Cet argu­ment nous l’avions enten­du, en son temps, pour jus­ti­fier le main­tien de l’interdit de l’euthanasie, parce que la léga­li­ser allait ame­ner toutes les per­sonnes âgées à récla­mer la fin de leur vie pour fatigue de vivre ou plus sim­ple­ment parce qu’ils auraient le sen­ti­ment qu’en léga­li­sant l’euthanasie l’État leur signi­fiait qu’il pré­fé­rait qu’elles dis­pa­raissent. En la matière, l’expérience nous per­met de consta­ter que cette crainte n’était pas jus­ti­fiée et qu’elle fai­sait mani­fes­te­ment abs­trac­tion de l’angoisse de mort bien pré­sente chez la plu­part d’entre nous, qui limite natu­rel­le­ment nos demandes de fin de vie.

Au-delà (ou en deçà ?) de ce deuxième argu­ment, mais rare­ment ver­ba­li­sé, on peut entendre s’exprimer la crainte que des per­sonnes condam­nées à de lourdes peines de pri­son ou inter­nées pour des faits graves se dérobent à leur peine en deman­dant de mettre fin à leurs jours pour ain­si se sous­traire à la juste condam­na­tion récla­mée par la socié­té pour leurs crimes. Ce retour à une morale d’œil pour œil dent pour dent, pour effrayant qu’il soit d’un point de vue éthique, n’a rien d’étonnant dans une socié­té où, hor­mis la pro­mul­ga­tion de lois de prin­cipes, rien ne se fait, au contraire, pour aider la popu­la­tion à sai­sir que, der­rière un cri­mi­nel, il y a avant tout un être humain à res­pec­ter en tant que tel.

Faut-il déduire de la demande d’euthanasie de Frank Van der Blee­ken, et éven­tuel­le­ment de celles qui vont suivre, que cer­taines condam­na­tions seraient à ce point ori­gine de souf­france que des per­sonnes pré­fè­re­raient en finir plu­tôt que de devoir conti­nuer à les subir ? En d’autres termes, les condam­na­tions à mort seraient-elles par­fois plus humaines, que les condi­tions de vie offertes dans nos lieux d’emprisonnement ? Cela revien­drait à pré­tendre que ren­con­trer cette demande d’euthanasie consis­te­rait à réin­tro­duire la peine de mort, même s’il y a pour le moins une erreur de logique dans cette affir­ma­tion. La peine de mort est pro­non­cée à l’égard d’une per­sonne envers et pro­ba­ble­ment contre son avis comme une puni­tion ultime. La demande d’euthanasie émane de la per­sonne même, qui, pour des rai­sons qui sont siennes, pré­fère mou­rir que de vivre. Dans notre sub­cons­cient ou dans notre incons­cient, cela revien­drait à pré­tendre que nos sys­tèmes judi­ciaires et péni­ten­tiaires seraient bar­bares. C’est pour le moins dérangeant.

Il n’empêche que si des ques­tion­ne­ments ana­logues ont tra­ver­sé l’esprit de ceux qui ont dou­té de la vali­di­té de la demande d’euthanasie de Frank Van der Blee­ken, ils n’avaient pas vrai­ment lieu d’être. Per­sonne ne lui refu­sait une sor­tie. C’est lui qui refu­sait, et qui savait qu’il refu­se­rait à vie, de quit­ter ce lieu d’enfermement, parce qu’il était conscient du risque de réci­dive qu’il pré­sen­tait. Et c’est tou­jours lui qui pré­ten­dait que dans ces condi­tions d’enfermement à vie qu’il s’imposait, il ne voyait plus le sens de sa vie, quelles que soient les condi­tions de déten­tion qu’on lui offrait. Cela n’a empê­ché per­sonne de le faire lan­ter­ner durant plus de deux ans avant de lui accor­der son trans­fert vers un hôpi­tal où un méde­cin accep­tait de l’euthanasier.

En d’autres termes, mal­gré l’existence de la loi de prin­cipes, lorsqu’on est déte­nu ou inter­né, faire recon­naitre ses droits est loin d’être facile et reste une bataille à mener. Au-delà des décla­ra­tions de prin­cipe, ce serait bien que notre pays veille à tra­duire ses bonnes inten­tions en bonnes pratiques.

Roelandt Micheline


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