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« Les taches de l’instant pur » ou Berthe Morisot, ressuscitée

Numéro 7 – 2019 - Exposition peinture par Nadine Plateau

octobre 2019

Dans un chapitre consacré à la peinture et sous-titré « à propos de Berthe Morisot », Paul Valéry distingue le peintre des autres êtres humains : si tous voient des couleurs, dit-il, tous, sauf le peintre, les transforment en signes. Le peintre lui ne transforme pas, il voit « les taches de l’instant pur », « la couleur lui parle couleur, il […]

Le Mois

Dans un chapitre consacré à la peinture et sous-titré « à propos de Berthe Morisot », Paul Valéry distingue le peintre des autres êtres humains : si tous voient des couleurs, dit-il, tous, sauf le peintre, les transforment en signes. Le peintre lui ne transforme pas, il voit « les taches de l’instant pur », « la couleur lui parle couleur, il répond à la couleur par la couleur1 ». Curieusement, le nom de la peintre n’est jamais mentionné dans ce texte où Valéry expose ce qui est pour lui l’essence même de la peinture, c’est-à-dire la perception visuelle de ce monde sensible qu’il privilégie au monde de l’esprit. Morisot, c’est la peinture, semble dire Valéry. Aujourd’hui, nous nuancerions cette affirmation en y ajoutant le mot impressionniste. En effet, Berthe Morisot, telle que nous la (re)découvrons aujourd’hui au Musée d’Orsay, apparait bien comme une figure emblématique de ce mouvement. Appréciée à l’époque par ses confrères et les critiques pour sa technique audacieuse, elle participa à quasi toutes les expositions d’un groupe d’artistes qui voulaient se démarquer de l’art académique du Salon et furent qualifiés, lors de leur première exposition en 1874, d’«impressionnistes », terme péjoratif renvoyant à l’aspect inachevé de leurs toiles.

Berthe Morisot est née sous une bonne étoile… Ses parents, des bourgeois aisés, lui ont permis d’avoir un atelier, de suivre des cours avec des peintres de renom, de rencontrer dans leur salon artistes et écrivains. Elle ne devra pas comme sa sœur, une fois mariée, renoncer à la peinture car elle épouse un homme qui la soutiendra sans faillir tout au long de sa carrière. Ses confrères (Degas, Renoir, Monet) ne tarissent pas d’éloges à son sujet ; ils l’invitent à exposer (Degas lui propose de prendre part à l’exposition collective qui marque l’avènement de l’impressionnisme); ils la présentent à des marchands (Manet lui fait connaitre Durand-Ruel). Elle vend ses tableaux alors qu’elle ne se trouve pas dans une situation de besoin et, lors d’une vente aux enchères organisée par ses amis impressionnistes en 1875, c’est elle qui obtient les prix les plus élevés2. Ajoutons à cela qu’elle connaissait personnellement de nombreux artistes et intellectuels en vue dont Manet qui l’a représentée dans une dizaine de tableaux. Aux dires de tous, elle était belle, elle était intelligente, elle était douée. Et pourtant, dans un éloge après sa mort, Mallarmé qui la connaissait bien pour avoir fréquenté assidument son salon-atelier, écrivait « Paris la connut peu, si sienne, par lignée et invention dans la grâce3 ». Pointait-il déjà l’absence de compréhension de l’artiste et de son œuvre ? Anticipait-il l’effacement de Berthe Morisot au cours du XXe siècle ?

En réalité, cette artiste considérée, louée, vantée à son époque, est restée moins connue que ses contemporains Manet, Monet, Degas, Pissaro, Renoir. Pourquoi disparait-elle progressivement de la scène artistique ? Comment a‑t-elle été reléguée au second rang dans l’histoire et l’enseignement de l’art ? Il faut en effet attendre les années 2000 pour que le grand public la redécouvre grâce aux expositions rétrospectives qui lui sont consacrées d’abord au Palais des Beaux-Arts de Lille puis à la fondation Gianadda de Martigny en 2002. L’exposition actuelle dans un musée national marque donc une nouvelle étape dans la reconnaissance de l’artiste. J’avais vu ici et là quelques toiles de Morisot qui m’avaient intéressée et séduite, mais je n’avais jamais pu saisir son œuvre dans sa totalité. Cette fois, l’exposition d’Orsay qui pourtant avait fait le choix de ne montrer qu’une « facette de sa création » — les tableaux de figure et les portraits — me donnait une vue d’ensemble de son travail. Je pouvais enfin éprouver sa peinture, la comparer à celle de ses contemporains tout en m’interrogeant sur les raisons de son effacement de la liste des grands maitres.

Sylvie Patry4, commissaire de l’exposition, attribue l’oubli croissant de Berthe Morisot au siècle passé à plusieurs facteurs. Tout d’abord, le fait que deux tiers de ses œuvres seraient restés propriété de sa famille. Il est d’ailleurs symptomatique que près de la moitié des pièces exposées à Orsay appartiennent à des collections particulières et non à des institutions publiques. Ceci signifie qu’elles n’ont pas été et ne sont toujours pas accessibles au grand public, qu’elles sont par conséquent peu vues et rarement commentées. Ensuite, elle n’a jamais eu de galerie attitrée même si certaines de ses toiles se trouvaient en dépôt chez des marchands, mais en moins grand nombre que celles de ses collègues : Durand-Ruel a fait passer dans sa galerie quelque mille-cinq-cents Renoir et mille Monet pour seulement quarante Morisot. Enfin, et ceci pourrait bien être l’élément explicatif majeur, l’art de Morisot, nous dit Sylvie Patry, a été interprété à travers les préjugés de l’époque qui tendent à réduire la pratique artistique féminine à une activité de dilettante dans la sphère privée. Elle souligne que même Valéry ne peut s’empêcher de la définir par sa parenté dans un de ses textes intitulé « Tante Berthe » et d’assimiler l’acte pictural à l’écriture d’un journal intime…

Déjà du vivant de l’artiste, les critiques useront et abuseront de tout un vocabulaire censé qualifier la féminité : grâce, sensibilité, délicatesse. Fénéon5 qui la loue : « Mme Berthe Morisot est tout élégance : facture large, claire, alerte », se réjouit de son « charme féminin sans mièvrerie» ; quant aux rimes de Sylvius, elles résument bien le regard porté sur son œuvre :

Toilettes, fleurs, mer, grève, azur,

Un art féminin s’y devine.

La touche légère à coup sûr,

Fait valoir la palette fine6.

Consciemment ou pas, quand Sylvius qualifie l’art de Morisot d’«art féminin », il laisse entendre que ce n’est pas tout à fait de l’art. En effet, l’art féminin doit être compris non pas en opposition à l’art masculin (celui-ci n’existe tout simplement pas), mais comme étranger à l’art tout court. Cette notion d’art féminin apparue à la fin du XIXe siècle dans la presse a servi à coder la spécificité de la pratique artistique des femmes en leur assignant certains sujets (scènes de la vie quotidienne des femmes), certains genres (portrait, nature morte), certains matériaux (aquarelles, pastels…). Elle a donc contribué, en un temps où la mixité de la profession commençait à s’installer irréversiblement, à cantonner les artistes femmes dans des zones bien séparées de celles des hommes, évitant ainsi toute forme de concurrence. Désormais parqué et rendu inoffensif, l’art des femmes allait être dévalorisé au cours des décennies suivantes et leurs autrices disqualifiées.

C’est à travers ce prisme de l’art féminin que les œuvres de Morisot furent vues, interprétées et commentées par la suite. Un prisme qui jusqu’à il y a peu informait la lecture et empêchait de percevoir chez elle autre chose que les attributs stéréotypés du féminin. Au début des années 1970, les Women Studies7 nées aux États-Unis et au Royaume-Uni feront voler en éclat cette grille de lecture. Tout un corpus se développe alors qui s’intéresse aux artistes off the record du XIXe et s’attache à expliquer les raisons de leur disparition de l’histoire de l’art. Linda Nochlin et Griselda Pollock, les plus connues parmi ces chercheuses et chercheurs, rendent enfin justice aux artistes oubliées en analysant les mécanismes d’infériorisation et de dévalorisation de leurs œuvres8. Ainsi, elles mettent en lumière l’organisation de la pratique artistique à Paris au XIXe siècle. Non seulement, les femmes n’ont pas accès à l’École des Beaux-Arts qui n’ouvrira un atelier pour femmes qu’en 1890, mais il faudra encore des années pour qu’elles puissent se rendre à la bibliothèque, fréquenter des cours magistraux et participer à des cours de dessin ou de modelage9. Elles ne peuvent pas non plus participer à des concours, comme le convoité prix de Rome et ont les plus grandes difficultés à être acceptées dans les Salons dont les jurys de sélection se composent exclusivement d’hommes. Nochlin et Pollock ne se limiteront pas à dénoncer les conditions de production des artistes de l’époque, elles veulent surtout susciter l’intérêt du monde de l’art et du grand public en soulignant leur apport singulier à la production artistique de l’époque.

Ainsi, dans un article célèbre consacré à un tableau de Morisot intitulé La nourrice dont elle analyse avec précision les innovations plastiques, Nochlin met l’accent sur la manière inhabituelle dont la peintre traite le thème de la maternité. Oui, elle représente une femme allaitant un enfant, sujet classique par excellence, mais elle ne peint pas une mère, elle peint une femme au travail : « Une femme peint une autre femme donnant le sein à son bébé10 ». Nochlin y voit « deux travailleuses se faisant face séparées par le corps de leur enfant », mais deux travailleuses dans un rapport de classe puisque la peintre financièrement aisée ne peut peindre qu’à la condition qu’une salariée de l’industrie nourricière allaite son enfant. En soulevant cette thématique de la rétribution de services dans le milieu familial, Nochlin nous emmène bien au-delà de la figure maternelle idéalisée que le tableau pourrait suggérer s’il n’y avait le titre. C’est donc le sens même de l’œuvre de Morisot qui se trouve enrichi par le commentaire de l’historienne de l’art.

Si, à la suite de Nochlin, tout le corpus critique des Women’s Studies a lentement modifié la perception ou la réception des historien-ne‑s et critiques d’art, cette lecture n’est cependant pas encore suffisamment passée dans le grand public ou même auprès de simples amateurs d’art qui continuent de décoder Morisot à travers les stéréotypes du féminin. C’est précisément cette vision-là de l’œuvre de Morisot que la rétrospective du Musée d’Orsay remet fondamentalement en question. En ce sens, l’exposition opère une véritable révolution du regard. Nous nous rendons compte que Morisot, à l’instar de ses confrères, mérite le qualificatif de peintre de la vie moderne. Bien qu’elle ne fréquentât pas certains lieux où les artistes de son temps puisaient leur inspiration comme les cafés et les bordels, elle est aussi moderne qu’eux. Mettant « les figures en plein air » selon son expression, choisissant une palette de tons clairs et osés, elle dépeint des scènes de la vie moderne : intérieurs, jardins, parcs, bord de mer. Comme ses amis impressionnistes, elle représente les personnes de sa famille, mais aussi des femmes au travail ou encore des modèles qu’elle rétribue. Comme eux, elle se comporte tout au long de sa carrière en vraie professionnelle faisant preuve d’une forte détermination dans les choix qu’elle opère en matière esthétique. C’est ainsi qu’à l’encontre de l’avis de Manet, elle décide de participer à la première exposition des impressionnistes, rompant ainsi avec le milieu du Salon officiel et avec celui des Indépendants. Ce professionnalisme qui la caractérise fut peu récompensé de son vivant car, contrairement à ses confrères, ce n’est qu’en 1894 qu’une de ses œuvres fut acquise par une collection nationale (le Musée du Luxembourg).

Le plaisir de regarder une exposition, comparé à celui que nous éprouvons en voyant les cartes postales des tableaux que nous avons admirés, vient de notre proximité avec l’original. Nous pouvons regarder les tableaux à moins de vingt-cinq centimètres et donc en observer la facture dans tous les détails. Alors, ce que nous prenions de loin pour un sujet exquis traité avec tellement de finesse disparait définitivement pour faire place à la peinture. Il faut regarder comme Valery l’a fait, la peinture dans ses toiles pour se rendre compte que Morisot va bien au-delà de la grâce, de la finesse et de la délicatesse. Alors nous découvrons les coups de pinceaux rapides, nerveux, les griffures, les grattages comme autant de manifestations de l’impatience, de la violence et parfois presque de la fureur de cette artiste qui veut saisir le temps et ne se préoccupe pas de finir une toile comme on l’entend à l’époque. Car, curieusement ce sont les reproches les plus fréquents que l’on fait à Morisot qui signifient le mieux la singularité profonde de cette artiste. Une des plus fréquentes critiques souligne l’aspect non fini, le côté ébauché de ses toiles. Or, cet aspect inachevé, délibérément voulu par Morisot, constitue sa marque le plus personnelle : Morisot veut saisir, via la touche, la fugacité du réel qu’elle représente. D’où la rage du pinceau dans certaines toiles. Mallarmé écrit d’ailleurs qu’elle peignait « avec furie et nonchalance11 » et Nochlin rapporte que l’artiste, à en croire sa mère, avait souvent l’air « anxieux, malheureux, presque furieux » lorsqu’elle travaillait et menait une existence ressemblant « au supplice d’un forçat dans les chaines12. »

On a également reproché à Morisot l’absence de dessin et la déliquescence de sa peinture. Là aussi, la critique peut être retournée en louange car la peintre, à l’instar des impressionnistes, déconstruit radicalement les conventions picturales de l’époque en poussant cette démarche au plus loin, c’est-à-dire jusqu’à ne plus distinguer fond et figure. Quand la forme d’une petite fille se dissout dans le paysage, quand le blanc d’un voilage se fond avec celui du ciel, quand les couleurs semblent s’évaporer ou le brouillard envahir l’espace, Morisot interprète à sa manière la modernité.

Il aura donc fallu un autre regard, celui d’une commissaire pour déceler cet autre regard de l’artiste. Tel est le mérite de cette exposition Morisot au Musée d’Orsay qui, en rendant hommage à l’artiste, contribue, de manière plus fondamentale, à la reconnaissance de la part des femmes dans l’élaboration d’une culture commune.

  1. Valéry, Morceaux choisis. Prose et poésie, NRF, 1930, p. 292.
  2. Wilhelm H., « La fortune critique de Berthe Morisot », dans Catalogue Berthe Morisot, Fondation Pierre Gianadda, 2002, p. 68.
  3. Mallarmé, Écrits sur l’art, Flammarion, 1998, p. 352.
  4. Catalogue de l’exposition Berthe Morisot au Musée d’Orsay, textes de Nicole R. Meyers et Sylvie Patry, Flammarion, 2019.
  5. Fénéon, Au-delà de l’impressionnisme, Hermann, 1966, p. 63.
  6. Cité par Hugues Wilhelm, « La fortune critique de Berthe Morisot », dans Catalogue d’exposition Berthe Morisot, Fondation Pierre Gianadda, 2002, p. 71 (souligné par moi).
  7. Ce terme désigne les enseignements et les recherches prenant pour objet les femmes qui apparaissent dans les universités anglo-saxonnes à côté des Cultural Studies, French Studies, etc. Aujourdhui, le terme Gender Studies a remplacé l’appellation Women’s Studies.
  8. Voir Nochlin L., « Why have there been no Great Women Artists », Art News, 1971 et Pollock Gr. et Parker R., Old Mistresses ; Women, Art and Ideology, London, Routledge & Kegan, 1981.
  9. Voir Sauer M., L’entrée des femmes à l’École des Beaux-Arts 1880 – 1923, École des Beaux-Arts, coll. « Beaux-arts hitoire », 1991.
  10. Nochlin L., « La Nourrice de Berthe Morisot : part respective du travail et des loisirs dans la peinture impressionniste », dans Linda Nochlin, Femmes, art et pouvoir, Jacqueline Chambon, 1993, p. 61.
  11. Mallarmé, Écrits sur l’art, Flammarion, 1998, p. 352.
  12. Nochlin L., « La Nourrice de Berthe Morisot : part respective du travail et des loisirs dans la peinture impressionniste », dans Linda Nochlin, Femmes, art et pouvoir, Jacqueline Chambon, 1993.

Nadine Plateau


Auteur

La Revue Nouvelle
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